Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, votre assemblée se trouve réunie pour examiner la proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l’exemple » durant la Première Guerre mondiale.
Dès la fin de ce conflit, les assemblées parlementaires de la République ont consacré un temps considérable à cette question ô combien sensible et complexe. Elles l’ont fait au cours de débats qui ont toujours transcendé les clivages politiques, parce que s’y jouait notre rapport à l’injustice et que, sur cette question, personne ne peut prétendre avoir le monopole de l’émotion.
De quoi parlons-nous ? De 639 militaires condamnés à mort par des conseils de guerre et fusillés, et dont les archives ont gardé la trace. Dans leur très grande majorité, ils furent exécutés dans les deux premières années de la guerre, condamnés par la justice militaire d’un pays placé au bord du gouffre et dont le consensus social, dans une forme de panique face à des revers jugés inexplicables, exigeait de la sévérité.
Il y eut parmi eux des tirés au sort. C’est exceptionnellement révoltant, mais ce fut aussi exceptionnellement rare, et ceux-là ont été réhabilités par la Cour de cassation ou par la Cour spéciale de justice militaire. Ce n’est plus d’eux que nous débattons aujourd’hui.
Que cette sévérité se soit traduite, dans bien des cas, par l’application d’une force injuste de la loi, nul ne peut le contester aujourd’hui. Les hommes d’alors, frères d’armes des militaires exécutés comme parlementaires – c’étaient parfois les mêmes –, s’en étaient d’ailleurs déjà émus. Le travail des historiens le confirme. Les plus hautes autorités de la République l’ont reconnu.
Ainsi du Premier ministre Lionel Jospin, le 5 novembre 1998, à Craonne, au pied du Chemin des Dames, demandant que « ces soldats, “fusillés pour l’exemple”, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale ».
Ainsi du Président de la République Nicolas Sarkozy, dix ans plus tard : « Je penserai aussi à ceux qui n’ont pas tenu, à ceux qui n’ont pas résisté à la pression trop forte, à l’horreur trop grande et qui un jour, après tant de courage, tant d’héroïsme, sont restés paralysés au moment de monter à l’assaut. Je penserai à ces hommes dont on avait trop exigé, que l’on avait trop exposés et que parfois des fautes de commandement avaient envoyés au massacre et qui, un jour, n’ont plus eu la force de se battre.
« Quatre-vingt-dix ans après la fin de la guerre, je veux dire au nom de la Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces.
« Je veux dire que la souffrance de leurs épouses, de leurs enfants, fut aussi émouvante que la souffrance de toutes les veuves et de tous les orphelins de cette guerre impitoyable. Souvenons-nous qu’ils étaient des hommes comme nous, avec leurs forces et leurs faiblesses. Souvenons-nous qu’ils auraient pu être nos enfants. Souvenons-nous qu’ils furent aussi les victimes d’une fatalité qui dévora tant d’hommes qui n’étaient pas préparés à une telle épreuve. Mais qui aurait pu l’être ? »
Ainsi du président François Hollande, à Cerny-en-Laonnois, en 2017 : « Cent ans après, il ne s’agit plus de juger. Il s’agit de rassembler. Tous étaient des soldats. Ils aimaient leur patrie, ils voulaient la défendre, comme les autres. Mais ils n’étaient que des hommes, faillibles, comme tous les hommes, confrontés à la démesure d’une guerre sans limites. Leur souvenir appartient aujourd’hui à la Nation. »
Mesdames, messieurs les sénateurs, il existe aujourd’hui un large consensus historique sur les faits.
Le travail des historiens a permis de l’établir et chacun peut accéder aux sources, grâce à la décision du président Hollande de rendre accessibles en ligne toutes les archives de ces procédures. En lisant les jugements, parfois sommaires, des conseils de guerre, ou encore les archives des procès en révision et en réhabilitation, on comprend que la part laissée à la défense avait été faible, qu’il n’y avait fréquemment pas eu d’instruction et que, trop souvent, les témoins n’avaient été ni recherchés ni entendus.
Il existe aussi un large consensus sur la mémoire.
On a indubitablement jugé des hommes dont la volonté avait été abolie, abattue par la violence des combats, des hommes que, aujourd’hui, on soignerait, car l’on connaît maintenant les syndromes post-traumatiques et les effets des bombardements intensifs, qui peuvent paralyser ou rendre fou.
Oui, il faut faire mémoire de ces hommes, mais on ne peut le faire dans n’importe quelles conditions. Le législateur doit voir le passé, mais aussi se projeter dans l’avenir. Il est celui qui donne ses contours à notre État de droit.
Aussi, pourquoi écarter cette proposition de loi en l’état ? Il le faut, pour maintenir un troisième consensus : celui sur la méthode.
Dans les années 1920 et 1930, les assemblées parlementaires ont débattu des jugements prononcés par les conseils de guerre et des moyens de revenir sur eux, par des lois d’amnistie et de révision. Ces assemblées n’ont pas dévié d’un principe : à une condamnation individuelle ne pouvait répondre qu’une réhabilitation individuelle. Elles l’ont fait parce qu’elles ont voulu respecter le principe de séparation des pouvoirs et que leurs membres avaient conscience que certaines condamnations n’étaient pas contestables.
Jean-Marc Todeschini, qui connaît très bien ce sujet et à qui la mémoire des fusillés doit tant depuis 1998, le rappelait devant l’Assemblée nationale en 2016 :
« Une réhabilitation générale poserait problème. La plupart des “fusillés pour l’exemple” ont été condamnés par l’arbitraire, voire l’aveuglement d’une justice militaire expéditive. Cependant tous les procès n’étaient pas expéditifs ou arbitraires : certains condamnés l’ont été, hélas, pour de bonnes raisons. Certaines accusations ne souffraient pas de contestation. Il ne faut pas que les revendications parfois légitimes des associations prennent le pas sur tout, et même sur la justice ; ce serait consacrer une autre forme d’arbitraire. »
On ne peut répondre à une injustice par une autre injustice, à un arbitraire par un autre arbitraire, même quand on est persuadé que la justice est de son côté.
Aussi, oui, regardons l’histoire en face. Mais ne cédons pas à deux tentations également dangereuses : réécrire le passé ou rejuger les hommes.
Il nous faut reconnaître à la fois que nombre de ces fusillés méritent d’être réintégrés dans notre mémoire nationale et que, une fois ce principe de reconnaissance posé, la diversité des situations individuelles appartient aux historiens et non au législateur. À plus d’un siècle de distance, elle n’appartient pas davantage au juge.
Or, dans le texte adopté par l’Assemblée nationale, on tend à rejuger ces affaires.
On le fait, d’une part, par le mécanisme retenu : une réhabilitation générale, collective, civique et morale. La réhabilitation est pourtant du ressort de la justice. Outrepasser cette limite, n’est-ce pas empiéter sur un principe essentiel de l’organisation de la République auquel il est inconcevable de déroger, la séparation des pouvoirs ?
On le fait, d’autre part, par l’inscription sur les monuments aux morts. Ce serait entrer dans le champ d’application de l’article L. 515-1 du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre. Ce serait accorder de facto à tous ces condamnés la reconnaissance qu’ils sont morts pour la France. Or nous butons de nouveau sur le fait que tous n’étaient pas innocents.
Ces deux dispositions heurtent donc notre droit, autant qu’elles heurtent une partie importante des associations d’anciens combattants. Peut-on vraiment apaiser les cicatrices du passé si l’on braque une large partie du monde combattant, qui nous observe aujourd’hui ?
La proposition de loi laisse aussi perdurer des zones d’ombre quant à la procédure à suivre, ce qui rejaillira sur les maires. Qui leur dira si le fusillé dont les descendants, ou une association, demandent l’inscription du nom sur le monument aux morts de leur commune est bien l’un des 639 dont la demande de révision n’a pas été rejetée dans les années 1920 ou 1930 ? Les maires devront-ils faire leurs recherches ? L’administration ou la justice devront-elles répondre à leurs interrogations ? Ce texte ne le dit pas.
Enfin, dans le cadre d’une procédure collective, face à l’hétérogénéité des cas individuels, un doute ne pèsera-t-il pas sur le rétablissement de leur honneur ?
Deux voies vous sont donc ouvertes, mesdames, messieurs les sénateurs.
Vous pouvez, d’une part, rejeter cette proposition de loi, non pas pour rejeter la mémoire des fusillés dont l’innocence n’a pu être établie, mais pour rejeter les effets généraux et problématiques de ce texte.