Le texte adopté en première lecture le 24 novembre 2022 par l'Assemblée nationale, inscrit à l'ordre du jour des travaux du Sénat sur l'initiative du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, vise à nouveau à inscrire dans la Constitution le droit à l'interruption volontaire de grossesse (IVG).
Il tend à introduire un nouvel article 66-2 au sein du titre VIII sur l'autorité judiciaire, dont les termes seraient les suivants : « La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse. »
Si les députés ont supprimé la mention de la contraception, cette évolution n'est pas de nature à lever les doutes déjà émis par le Sénat sur la pertinence de la constitutionnalisation du droit à l'IVG.
Notre assemblée a en effet déjà rejeté, le 19 octobre dernier, une précédente proposition de loi constitutionnelle présentée par Mélanie Vogel, visant l'IVG et la contraception. Nous avions jugé que la protection juridique de l'IVG était déjà très solide.
Comme vous le savez, l'IVG est inscrite à l'article L. 2212-1 du code de la santé publique, qui dispose que : « La femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin ou à une sage-femme l'interruption de sa grossesse ».
La liberté de la femme d'avorter est aujourd'hui pleinement protégée par la loi du 17 janvier 1975, qui fut portée par Simone Veil, qui fait désormais partie intégrante de notre patrimoine juridique et à laquelle le Sénat s'est toujours montré fortement attaché.
L'accès à l'IVG n'a jamais cessé d'être conforté par le législateur : allongements successifs des délais, élargissement de la liste des praticiens autorisés à pratiquer des IVG, amélioration de la prise en charge financière, suppression du critère de « situation de détresse » ou encore du délai de réflexion préalable.
Certes, le Conseil constitutionnel n'a jamais consacré de droit constitutionnel à l'avortement, mais il l'a toujours jugé conforme à la Constitution, les quatre fois où il s'est prononcé sur le sujet, en 1975, 2001, 2014 et 2016.
De surcroît, depuis sa décision du 27 juin 2001, il rattache l'IVG à la liberté de la femme, découlant du principe général de liberté posé à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qu'il concilie avec le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation.
Telle était d'ailleurs la position exprimée par le Gouvernement lors de la dernière législature.
Il est vrai que le Conseil constitutionnel reconnaît une large marge de manoeuvre au législateur sur les questions de société, mais il n'est pas interdit de penser que, s'il était saisi d'une loi interdisant ou restreignant fortement l'IVG, il refuserait probablement de valider une atteinte disproportionnée à cette liberté fondamentale de la femme.
Existe-t-il un danger réel de remise en cause de l'IVG ?
Aucun parti politique n'a jamais indiqué vouloir remettre en question ce principe : il n'est donc pas crédible de soutenir qu'il est menacé en France comme il l'est aux États-Unis ou dans d'autres pays de l'Union européenne.
À cet égard, la situation institutionnelle de la France n'est en rien comparable à celle des États-Unis, où la Cour suprême a renvoyé aux États fédérés la compétence pour légiférer sur l'avortement dans son arrêt Dobbs v. Jackson Women's Health Organization rendu le 24 juin 2022.
En France, la situation est radicalement différente. Nous sommes une République indivisible dans laquelle le législateur national dispose d'une plénitude de compétence et où les lois sont les mêmes pour tous.
Je préfère donc rester fidèle aux conclusions rendues par le comité présidé par Simone Veil qui, en décembre 2008, n'avait pas recommandé de modifier le préambule ni d'intégrer à la Constitution de droits et libertés liés à la bioéthique, notion englobant l'IVG, et qui avait refusé d'y « inscrire des dispositions de portée purement symbolique ».
Il peut toutefois exister des difficultés d'accès à l'IVG ; et je rappelle que nous sommes particulièrement attachés à ce droit à l'interruption volontaire de grossesse. Il est anormal que certaines femmes souhaitant y recourir ne puissent le faire dans de bonnes conditions, en particulier dans certains territoires.
La constitutionnalisation résoudrait-elle ce problème ? Malheureusement non ; cette solution est donc illusoire. La Constitution ne saurait garantir l'effectivité de l'accès à l'IVG.
Il est clair, par ailleurs, que la Constitution du 4 octobre 1958 n'a pas été conçue pour qu'y soient intégrées toutes les déclinaisons des droits et libertés énoncés de manière générale dans son préambule.
De surcroît, pourquoi se limiter à l'IVG et ne pas constitutionnaliser d'autres manifestations de la liberté qui n'ont pas non plus, en tant que telles, valeur constitutionnelle, comme le mariage pour les personnes de même sexe ou d'autres droits liés à la santé ou la bioéthique ?
Au-delà de ces questions de principe, la formulation qui nous est proposée ne me paraît pas aboutie.
La difficulté de trouver une place pertinente parmi les dispositions constitutionnelles témoigne de l'absence de cohérence de l'objet de la proposition de révision avec le texte de la Constitution. Ainsi, l'intégration du droit à l'IVG au sein du titre VIII relatif à l'autorité judiciaire, juste après l'abolition de la peine de mort, a de quoi surprendre.
En outre, dès lors que la loi « garantit » « l'effectivité et l'égal accès au droit à l'IVG », cette formulation laisse entendre que cet accès pourrait être inconditionnel. Or le législateur doit pouvoir en fixer les conditions, comme pour toutes les libertés publiques : l'avortement ne saurait être un droit absolu, sans limites.
Enfin, je réitère les mêmes réserves de procédure qu'en octobre dernier.
Il convient d'avoir un débat serein sur les « mérites » d'une constitutionnalisation de l'IVG. Si ceux-ci étaient réellement démontrés, c'est en tout état de cause la voie d'un projet de loi constitutionnelle qui devrait être recherchée pour éviter de mettre au coeur de l'actualité, par référendum, un sujet sur lequel il n'y a pas aujourd'hui de débat public. La voie de l'initiative parlementaire ne nous paraît absolument pas adaptée à ce débat de fond.
Pour toutes ces raisons, je vous propose de ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle.