Le Gouvernement a présenté le 23 janvier dernier un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, visant à mettre en oeuvre une réforme paramétrique du système de retraites.
La première partie prévoit notamment : la fermeture de cinq régimes spéciaux (RATP, industries électriques et gazières - IEG -, Conseil économique, social et environnemental, Banque de France et Clercs et employés de notaires) ; la création d'un index seniors destiné à objectiver leur place en entreprise ; la suppression du transfert à l'Urssaf du recouvrement des cotisations dues aux régimes complémentaires de l'Agirc-Arrco.
La deuxième partie prévoit : le recul progressif de l'âge légal de départ en retraite à 64 ans et l'accélération de l'augmentation de la durée d'assurance requise pour bénéficier d'une retraite à taux plein ; la révision du compte professionnel de prévention (C2P) ; la mise en place d'un Fonds d'Investissement dans la prévention de l'usure professionnelle ; la revalorisation des minima de pension pour atteindre 85 % du Smic net en cas de carrière complète ; la validation de trimestres pour certains stagiaires indemnisés par l'État ; la création d'une assurance vieillesse des aidants ; la généralisation des dispositifs de cumul emploi retraite et retraite progressive.
Faute d'avoir pu être examiné dans les délais, ce projet de loi n'a pas été adopté par l'Assemblée nationale et a été transmis au Sénat ce 18 février, en application de l'article 47-1 de la Constitution. Nous avons donc à nous prononcer sur un texte à peine modifié par rapport à sa version initiale.
Les dépenses de retraites se sont élevées en 2021 à 345,1 milliards d'euros et les recettes à 346 milliards dont 227 milliards de cotisations sociales et 46 milliards de sur-cotisations pour équilibrer les régimes des trois fonctions publiques.
Sur 1 000 euros de prélèvements obligatoires perçus par les administrations publiques en 2021, 248 sont affectés aux retraites, ce qui place la France en deuxième position dans le monde (après l'Italie) en part de dépenses publiques dans ce domaine.
Avec la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), la part du recours à la capitalisation est croissante : 280 milliards d'euros sont investis en épargne retraite en mars 2022.
Le Conseil d'orientation des retraites (COR), en appliquant la convention d'équilibre permanent des régimes, prévoit une dégradation substantielle du solde de notre système de retraite dans les dix prochaines années.
Le déséquilibre est d'abord démographique : 778 000 départs en retraite en 2021 pour 700 000 naissances. L'évolution de la population par génération est claire : pour espérer sauver un système par répartition, il faut encourager la natalité, à tout le moins, ne pas pénaliser financièrement les carrières des mères pour espérer remonter le taux de fécondité tombé à 1,8 ; commencer par créer des places de crèches et développer des systèmes d'accueil des enfants.
Le COR estime que le solde du système des retraites sera déficitaire dès cette année pour atteindre 13,5 milliards d'euros en 2030. Cette prévision est bien optimiste, car elle se fonde sur une hypothèse de croissance moyenne de 1 % et un taux de chômage de 4,5 % à long terme.
J'attire votre attention sur la progression étonnamment modérée des dépenses de retraites alors que le vieillissement de la population s'accentue. Ce phénomène s'explique par la baisse relative des pensions comparée à l'évolution de la rémunération des actifs. Les pensions sont indexées sur l'inflation qui est moins élevée que la progression des salaires.
Sans changement, on observera un décrochage du niveau de vie des retraités dans les prochaines décennies. La réduction, ces dernières années, du rendement technique du point Agirc-Arrco et le gel du point d'indice de la fonction publique ont amorcé cette baisse relative de niveau de vie. Le COR estime que si la pension représentait en moyenne 50,3 % des revenus d'activité en 2021, ce ratio chutera à 36,9 % d'ici 2070.
Côté ressources, trois facteurs conduisent à une diminution du taux de prélèvement : la diminution de la contribution de l'État compte tenu de la baisse de l'emploi public, une réduction de celle de la CNRACL, pour les mêmes raisons s'agissant des fonctions publiques territoriale et hospitalière, dont les agents contractuels plus nombreux cotisent à la CNAV ; et, enfin, le recul de la natalité et du chômage, qui affaiblit les contributions de la branche famille et de l'Unedic au système.
Concernant les mesures paramétriques de la réforme, le relèvement de l'âge de départ de 62 à 64 ans accélère un mouvement déjà constaté dans de nombreux régimes. S'ajoute une accélération de la mise en oeuvre de la réforme dite « Touraine » pour atteindre 43 annuités dès 2027. Pour les générations nées à partir de 1961, l'augmentation de la durée d'activité devrait engendrer une hausse de la pension servie.
En combinant ces mesures d'âge au relèvement du minimum contributif, le système devrait connaître, à partir de 2030, une majoration du montant de l'ensemble des pensions servies. Seules les personnes en situation de surcote dans le droit actuel verraient leurs pensions diminuer.
La prudence recommande la mise en oeuvre d'une clause de revoyure, car l'équilibre du système est fondé sur quelques paramètres conjoncturels qui, s'ils ne sont pas satisfaits, renouvelleront le besoin de financement.
Par ailleurs, avec une entrée en vigueur de la réforme dès le 1er septembre 2023, sans doute ne faut-il pas mésestimer les difficultés des entreprises ou des caisses de retraite pour l'appliquer techniquement tout d'abord, humainement ensuite.
Y a-t-il une alternative au scénario choisi ?
Une majoration de cotisation entraînerait bien sûr une baisse de pouvoir d'achat conséquente : 442 euros annuels en 2030 en moyenne par cotisant pour équilibrer le système.
Une baisse des pensions - 719 euros par an en moyenne par retraité en 2030 pour équilibrer le système - constituerait une rupture du pacte intergénérationnel, d'autant que les générations précédentes ont travaillé davantage : on estime que le surplus d'heures effectuées par les personnes nées en 1950 représente près d'une année et demie de cotisations supplémentaires par rapport aux personnes nées en 1980. De plus, au regard du financement de la dépendance de plus en plus coûteux, le niveau de vie des retraités est à protéger afin de préserver leurs capacités à honorer leur propre prise en charge.
La réforme fait le pari d'une progression de l'emploi des seniors. L'article 2 du projet de loi prévoit à cet effet la création d'un index senior, le taux d'emploi des 55-64 ans étant en France bien inférieur à la moyenne européenne. La sanction prévue de 1 % de la masse salariale vise la non publication de l'index et non l'absence de maintien dans l'emploi ou de recrutement des seniors. La mise en place d'un dispositif « Un senior, Une solution » sur le modèle de celui mis en place pour les jeunes, serait sans doute plus efficace. La commission des affaires sociales et son rapporteur, René-Paul Savary, feront sans doute des propositions sur le sujet.
Venons-en désormais à la question des réserves du système des retraites. Celles-ci s'établissaient à 180,4 milliards d'euros en 2021, dont 86,5 milliards détenus par l'Agirc-Arrco, laquelle devrait conforter ses ressources avec la réforme et sans doute réfléchir à leur utilisation.
Quand on entreprend une réforme, il faut s'interroger sur la pérennité du système qui en sort, et se prémunir pour l'avenir. Tel était l'objet du Fonds de réserve pour les retraites (FRR) créé en 2001 pour éviter les déficits que l'on constate aujourd'hui. Anticipant que la génération « papy-boom » serait surnuméraire donc coûteuse en pensions, le FRR devait mettre en réserve les cotisations vieillesse surnuméraires de l'époque ainsi que la soulte versée à l'État par les employeurs du régime spécial des IEG dans le cadre de l'adossement partiel au régime général. L'ambition était d'atteindre 150 milliards d'euros à l'origine, c'est précisément le montant du déficit cumulé auquel nous devons faire face dans les dix années à venir.
En 2011, cette trajectoire a été interrompue et la mission du FRR réorientée vers le financement de la dette sociale gérée par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) : le FRR décaisse désormais chaque année 2,1 milliards d'euros pour la Cades, les sommes collectées jusqu'alors n'étant plus mises en réserve à compter du 1er janvier 2011. Le FRR n'est donc plus dédié à l'anticipation mais à la gestion d'une dette passée, agrégeant celles de la CNAV, du Fonds de solidarité vieillesse et de la CNRACL. Ces versements seront réduits à 1,45 milliards à partir de 2025. L'actif, de 26 milliards fin 2021, devrait disparaître d'ici 2033, sauf si une volonté se fait jour afin de redonner sa mission première au FRR et lui affecter tout ou partie des excédents induits par la réforme paramétrique, - pourquoi pas des cotisations de CSG supplémentaires ? - afin d'anticiper d'autres décrochages démographiques. Particulièrement bien géré, la performance annualisée du FRR s'élève à 4,7 % depuis 2010 : c'est un modèle.
Concernant les impacts de la réforme, nous ne disposons pas de son effet sur les comptes publics, ce qui parait pourtant indispensable.
Le Gouvernement estime que le coût des mesures d'accompagnement de la réforme devrait atteindre un montant total de 4,1 milliards en 2027 puis 5,9 milliards en 2030.
Le déficit prévisionnel ne sera que partiellement compensé en 2027 par les mesures paramétriques et les hausses de taux. À cette heure, le solde du système de retraites resterait négatif de 4,6 milliards à la fin du quinquennat. Il faudrait attendre 2030 pour parvenir à l'équilibre. Mais celui-ci est déjà fragilisé par les amendements déposés par le Gouvernement en première lecture à l'Assemblée nationale, qui, s'ils n'ont pas pu être examinés avant la transmission du texte au Sénat, ont vocation à être déposés de nouveau : élargissement du dispositif de départ anticipé pour les carrières longues aux cotisants ayant travaillé entre 20 et 21 ans ; plafonnement à 43 annuités pour les personnes ayant commencé à travailler avant 21 ans ; attribution de trois trimestres aux pompiers volontaires s'ils justifient de dix ans d'engagement...
Sans remettre en question la pertinence des amendements, je souligne que les mesures supplémentaires représentent 800 millions d'euros en 2030, dont 700 millions dédiés aux deux mesures visant les carrières longues. Dans ces conditions, l'équilibre ne serait pas atteint en 2030.
Concernant les régimes spéciaux, sur les 42 régimes de base ou intégrés, cinq sont appelés à disparaître car structurellement déficitaires ou équilibrés au moyen de financement définis par la loi. Pour mémoire, le budget de l'État finance 12 régimes à hauteur de 11,3 milliards d'euros via des taxes affectées ou des subventions d'équilibre. Or, la solidarité nationale ne peut financer des avantages spécifiques, elle doit compenser les déséquilibres démographiques seulement. Je note que les différents régimes qui perdurent tout en comportant des avantages spécifiques, s'autofinancent eux-mêmes, par exemple les avocats et toutes les professions libérales.
Comme les IEG, la Caisse de retraite et de prévoyance des clercs et employés de notaires (CRPCEN) ne peut justifier d'une situation excédentaire que par le reversement d'une taxe affectée qui représente 47,8 % des prestations versées. Le régime de la Banque de France peut sembler déroger à la logique puisqu'il ne bénéficie d'aucune subvention publique, mais il n'est à l'équilibre qu'au moyen d'une contribution employeur largement majorée : 473 millions d'euros en 2021. Le montant des cotisations stricto sensu a atteint en effet 36 millions d'euros en 2021 quand le montant des pensions servies s'est élevé à 508 millions d'euros. Les régimes devraient s'éteindre selon la « clause du grand-père », les affiliés actuels conservant l'ensemble de leurs droits à retraite ainsi que les dispositions des autres branches : maladie, maternité...
Il est indispensable qu'une convention avec la CNAV et les régimes complémentaires soit établie afin que ceux-ci, bénéficiant des cotisations des nouveaux entrants des régimes visés par la réforme, les reversent aux anciennes caisses pour subvenir aux pensions des anciens affiliés. Cette solution a été retenue pour faire face à la fermeture du régime SNCF en 2020 et je m'étonne qu'elle ne soit pas encore prévue. J'y serai vigilante.
Le relèvement d'âge d'ouverture des droits à 64 ans concerne également les fonctions publiques. La borne d'âge est relevée pour les catégories actives qui passeront à 59 ans et pour les catégories super actives à 54 ans. L'âge de départ à la retraite moyen des fonctionnaires civils était déjà de 63 ans et 8 mois en 2021. Sur demande du fonctionnaire, il sera possible de décaler de trois ans la limite d'âge du poste occupé : pourquoi pas 70 ans... Le dispositif de retraite progressive est transposé à la fonction publique.
En tout état de cause, la réforme devrait avoir pour effet mécanique une amélioration du solde du CAS « Pensions » de 0,7 milliard en 2027 puis 1,1 milliard en 2030. Avant réforme, le solde cumulé du CAS « Pensions » devait s'élever à 8,5 milliards d'euros en 2023. Cependant, cet excédent n'existe pas matériellement et je serais là encore favorable à la mise en place de véritables réserves, destinées à abonder le FRR.
Voici très synthétiquement les points que je souhaitais aborder, bien d'autres éléments pourraient compléter mon propos mais le temps m'est compté.
Je salue et remercie la commission des affaires sociales, en particulier sa présidente Catherine Deroche, la rapporteure générale Élisabeth Doineau et le rapporteur René-Paul Savary, pour le travail fructueux que nous avons mené ensemble, et les nombreuses auditions communes. Je souhaite que le Sénat s'illustre par la qualité de ses débats à l'occasion de l'examen de ce texte.
En dépit des doutes exprimés sur la validité du cadrage macro-économique et sous réserve de l'adoption des amendements déposés par la commission des affaires sociales, je donne un avis favorable sur un texte qui aurait pu, sans doute, être plus ambitieux.