Je commencerai en rappelant un chiffre : 8,9 millions de nos concitoyens sont confrontés à une offre médicale insuffisante définie comme un accès à moins de 2,5 consultations par an chez un généraliste. La désertification médicale ne cesse de progresser en France, preuve de l'insuffisance d'une action publique encore trop souvent décidée à l'échelle nationale, sans préoccupation pour les spécificités de chaque territoire. On manque de médecins.
Le rapport d'information relatif aux initiatives des territoires en matière d'accès aux soins publié il y a un an par la délégation aux collectivités territoriales s'est inscrit à cet égard dans une longue tradition sénatoriale : celle d'alerter sur les inégalités d'accès aux soins croissantes qui gangrènent nos territoires. L'État, à qui incombe au premier chef la politique de santé, ne parvient pas à assurer l'égal accès aux soins sur tous les territoires. La politique menée associe insuffisamment les collectivités, et nombre d'élus locaux se retrouvent démunis face à des départs de médecins, faute de levier d'attractivité suffisant pour en faire venir de nouveaux. Nombre de leurs administrés expriment leur désarroi, leur sentiment d'abandon, parfois même leur colère.
Preuve de leur détermination à agir pour l'accès aux soins, les collectivités se sont pleinement saisies des quelques potentialités que leur a offertes la loi en matière de santé : les collectivités ont été innovantes en étant à l'origine de 23 % des centres de santé à activité médicale ; elles ont également été pragmatiques et volontaristes, en proposant des mises à disposition de locaux ou des aides financières aux médecins qui s'y installeraient.
Il nous appartient aujourd'hui de nous inscrire dans ce mouvement et de donner aux collectivités des moyens supplémentaires pour agir en matière de santé.
La proposition de loi que nous examinons ce matin a été déposée par notre collègue Dany Wattebled et le groupe Les Indépendants - République et Territoires. Elle entend accroître les leviers d'action des collectivités en matière de lutte contre la désertification médicale. L'article unique du texte vise ainsi à élargir la liste des entités éligibles à la mise à disposition de fonctionnaires territoriaux en y ajoutant les cabinets médicaux et les maisons de santé situées en zone sous-dense.
La mise à disposition consiste, pour un agent public réputé occuper son emploi, en l'exercice de ses fonctions hors de l'administration où il a vocation à servir. La mise à disposition fait partie, avec le détachement et la disponibilité, des voies qui existent pour permettre à un fonctionnaire d'exercer en dehors de son administration d'origine. Parmi les trois régimes, la mise à disposition est le plus protecteur pour le fonctionnaire : il continue de bénéficier de ses droits à l'avancement et à la retraite dans son cadre d'emploi et il perçoit une rémunération correspondant à son cadre d'emploi d'origine, versée par l'administration d'origine et, sauf dérogation, mais il n'y en a pas dans ce texte, remboursée par l'entité d'accueil.
Corrélativement, la mise à disposition est aussi le régime le plus exigeant quant aux destinations possibles, le fonctionnaire mis à disposition étant réputé occuper son emploi. À ce jour, seule une liste limitative d'entités peut bénéficier d'une mise à disposition de fonctionnaires territoriaux. Celles-ci sont soit de droit public, soit exercent une mission de service public, soit - à titre expérimental et sur un champ restreint - sont des organismes sans but lucratif.
Ouvrir aux cabinets médicaux et aux maisons de santé en zones sous-dense le bénéfice de recevoir du personnel mis à disposition marquerait donc une rupture dans le droit de la fonction publique, un engagement du législateur dans la lutte contre la désertification médicale.
Quels rôles pourraient exercer des fonctionnaires territoriaux au sein de maisons de santé ou de cabinets médicaux ? J'en vois deux principaux. Les personnels mis à disposition pourraient d'abord être des agents de mairie officiant comme secrétaires médicaux, dans un rôle d'accueil des patients et d'appui administratif - rappelons que le secrétariat médical ne fait pas partie des professions réglementées. Les fonctionnaires mis à disposition pourraient également être chargés de la coordination entre le nouvel arrivant et les professionnels de santé locaux, afin de construire un lien partenarial que l'on sait aujourd'hui plus que jamais nécessaire.
Telle que je la vois, cette proposition de loi pourrait surtout s'adresser aux médecins souhaitant s'installer en zone sous-dense, en levant certaines contraintes qui s'opposent à eux.
Des contraintes financières, d'abord. Certes, la mise à disposition donne lieu à remboursement des traitements versés à la collectivité d'origine, mais les conditions de ce remboursement, notamment sa temporalité, sont définies par une convention avec l'administration d'origine. Le dispositif permettrait donc aux nouveaux arrivants, dont la patientèle n'est pas encore pleinement constituée, de bénéficier d'une forme d'avance de trésorerie sur leurs premiers mois d'exercice.
Des contraintes administratives, également. Les tâches administratives occupent une part importante du temps des médecins, comme l'ont rappelé les auditions conduites. Cette charge administrative est encore accrue à l'arrivée des médecins sur un nouveau territoire, avec une nouvelle patientèle à gérer. Dans ces conditions, s'installer sans personnel peut relever de la prouesse. Pouvoir partager, voire déléguer, une partie de cette charge administrative à un personnel mis à disposition serait une manière de répondre aux préoccupations légitimes des médecins en la matière, et pourrait ainsi contribuer à lever une barrière à l'installation.
Des contraintes organisationnelles, enfin. Exercer la médecine sur un nouveau territoire, dont on ne connaît ni les caractéristiques ni l'écosystème professionnel en place, peut avoir tout d'une gageure. Les représentants des professions médicales auditionnés se sont donc montrés intéressés par la possibilité de recevoir l'appui de fonctionnaires territoriaux pour la coordination avec les autres professionnels de santé du territoire lors des premiers mois d'installation.
L'idée n'est donc pas, comme semblaient le craindre les représentants des élus locaux, de faire financer de manière pérenne le personnel des cabinets médicaux et des maisons de santé en zone sous-dense par les collectivités territoriales. Les cabinets libéraux doivent bien entendu rester libéraux, ce qui implique qu'ils recrutent et paient eux-mêmes leurs salariés ; et il en va de même pour les maisons de santé.
Au contraire, le dispositif entend offrir un appui temporaire, lors des quelques mois suivant l'installation, avant que la maison de santé ou le cabinet n'ait pu recruter son propre personnel ou bénéficier des différentes aides proposées par la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) ou les agences régionales de santé (ARS), à commencer par les assistants médicaux.
Il s'agit de ne pas laisser le professionnel médical livré à lui-même lors des premiers mois d'exercice, au moment où il a besoin d'appui.
Pour préciser l'aspect temporaire du dispositif et répondre à certaines observations soulevées lors des auditions, je vous proposerai d'adopter un amendement soutenu par l'auteur de la proposition de loi. Celui-ci, tout en restant fidèle à l'esprit du dispositif, en clarifie la rédaction, et souligne le rôle d'amorçage de la mise à disposition de fonctionnaires territoriaux. En ce sens, il limite à trois mois renouvelables deux fois la durée de recours au dispositif, et conditionne l'éligibilité des cabinets libéraux à une installation récente.
L'amendement que je porte vise également à raffermir le lien entre mise à disposition et service public. Il n'est pas souhaitable que ce dispositif crée un précédent : les fonctionnaires ne sauraient avoir vocation à être mis à disposition dans des structures dépourvues de lien avec le service public. Par conséquent, je propose de conditionner le dispositif à la participation du bénéficiaire à la mission de service public de permanence des soins ambulatoires.
Cette proposition de loi ouvre donc une possibilité, dont pourront se saisir les élus locaux qui le souhaiteront. Alors que les syndicats de médecins et la direction générale de l'offre de soins ont estimé que le dispositif pourrait constituer une réponse intéressante et locale à déployer contre la désertification médicale, j'ai pu, à ma grande surprise, entendre lors des auditions les réticences des associations d'élus locaux, dont certaines craignaient « d'ouvrir la boîte de Pandore ». À ceux qui disent que les communes n'ont pas les moyens humains ou financiers, je souhaite rappeler que le dispositif proposé est facultatif, et que la situation financière et humaine des communes n'est pas monolithique : certaines pourraient y avoir recours. Certaines le souhaiteraient, et le dispositif trouverait son public, à n'en point douter.
Bien sûr, cette proposition de loi a ses limites, et son objet est restreint. La nécessité pour les bénéficiaires de rembourser les traitements des agents mis à disposition prive le texte d'un levier d'attractivité financière supplémentaire, sans qu'il soit apparu possible d'amender le texte en ce sens, faute de recevabilité financière.
Toutefois, cette proposition de loi se borne à accorder un nouvel outil aux mains des élus locaux pour répondre à la désertification médicale sur leur territoire, un outil d'autant plus bienvenu que les marges de manoeuvre des collectivités en matière de santé sont minces. Facultative, temporaire et neutre sur les finances des collectivités, elle ne comporte pas de risques ni ne fait de perdants. Par conséquent, j'espère que ce texte saura trouver une majorité au sein de notre commission.
J'en suis conscient, le dispositif ne saurait pas répondre, à lui seul, à la désertification médicale des collectivités ; il n'en a d'ailleurs pas l'ambition. Cette commission devra continuer, à l'avenir, de se montrer inventive et volontaire pour répondre aux enjeux de l'accès aux soins pour tous, sur tout le territoire et augmenter le nombre de médecins. Pour autant, compte tenu des défis que pose l'attractivité médicale aux collectivités, il m'apparaît nécessaire de faire feu de tout bois. Ne manquons pas une occasion de créer de nouveaux leviers de lutte contre la désertification médicale.
Il me revient enfin en tant que rapporteur de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère qu'il comprend des dispositions relatives au régime de mise à disposition des agents territoriaux auprès de médecins ou de maisons de santé.
En revanche, je considère que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs aux règles de conventionnement des professionnels de santé et à l'organisation générale de l'offre de soins.
Il en est ainsi décidé.