Intervention de Pascale Andréani

Commission des affaires européennes — Réunion du 30 avril 2020 à 14h30
Justice et affaires intérieures — Audition de Mme Pascale Andréani ambassadrice de france en hongrie par téléconférence

Pascale Andréani, ambassadrice de France en Hongrie :

Je vous remercie de m'inviter à parler devant votre commission. C'est une bonne opportunité pour comprendre ce qui se passe ici.

Je me propose, en guise d'introduction, de donner quelques chiffres sur la situation épidémiologique en Hongrie, puis de parler des mesures de confinement et enfin d'examiner la question du cadre juridique de ce régime d'exception.

Quelques chiffres tout d'abord. La Hongrie est en retard en termes épidémiologiques sur le reste de l'Europe, en particulier l'Europe de l'Ouest, mais pas seulement. Cela explique l'absence de confinement généralisé obligatoire en Hongrie.

La population s'élève à 9,7 millions d'habitants. On compte aujourd'hui 2 775 personnes contaminées, avec 50 à 80 nouveaux cas par jour, 312 morts au moment où je parle, environ 1 000 personnes hospitalisées, dont 54 en réanimation et 10 000 en quarantaine, et environ 2 500 tests par jour.

Je reviens sur le retard relatif par rapport au reste de l'Europe, pour établir une comparaison avec la République tchèque, dont la population est à peu près équivalente. On y compte 7 500 personnes contaminées et 227 morts. Si la Hongrie est moins touchée en termes de contamination, son taux de mortalité est plus élevé. C'est d'ailleurs un élément que reconnaît le gouvernement.

Qu'en est-il du confinement ? La Hongrie a pris des mesures dès le 12 mars - trois jours avant d'enregistrer le premier décès - en matière de distanciation sociale et de restriction des déplacements sans obligation de confinement général. Ces mesures ressemblent beaucoup à celles adoptées ailleurs : interdiction des rassemblements importants de plus de 100 personnes, fermeture des universités, des écoles, limitation des horaires d'ouverture dans les restaurants et les commerces, fermeture de tous les établissements culturels et de loisirs, des bains - activité très importante pour la Hongrie -, des salles de sport, et interruption des liaisons internationales avec les pays fortement contaminés.

La limitation des sorties répond également à une conception souple, mais précise : seuls les déplacements dits « essentiels » ont été autorisés, comme l'activité professionnelle, les courses alimentaires, la fréquentation des pharmacies, les rendez-vous médicaux, l'accès aux magasins de bricolage, d'équipements agricoles, aux bureaux de tabac, aux stations-service et aux salons de coiffure. Les activités sportives individuelles, les promenades avec les personnes vivant sous le même toit, sans limitation de durée ni de distance, sont également autorisées. Un effort particulier a été fait à l'égard des personnes âgées de plus de 65 ans, qui ont bénéficié d'un créneau réservé dans les commerces de 9 heures à 12 heures.

Les amendes, en cas de violation de la mesure, vont de 5 000 à 500 000 forints, ce qui correspond à une somme comprise entre 15 et 1 500 euros.

Par ailleurs, des policiers et des militaires ont été déployés pour faire respecter le cadre légal, jusque dans les entreprises. Certains ont pu s'interroger, mais les magasins Auchan ont par exemple considéré ces mesures comme positives. Il ne s'agissait pas d'imposer quoi que ce soit, mais d'être présent en cas de troubles à l'ordre public. La présence policière dans les hôpitaux et dans les rues est assez discrète, mais des amendes sont également dressées.

Depuis quelque temps, les commerces jugés non essentiels commencent à ouvrir à nouveau, anticipant le déconfinement.

Les campagnes à la radio et à la télévision incitent toutefois à rester chez soi. Dans les villes, une compétence a été accordée aux maires pour prendre des mesures plus strictes, ce qui a été fait dans les grandes villes, notamment à Budapest, où le maire a institué le port du masque ou du foulard dans les transports et la fermeture des grands parcs durant le week-end. D'autres villes ont fait de même. Tout ceci repose sur une autodiscipline qui fonctionne bien.

On arrive maintenant comme partout à une deuxième étape. Ceci est parallèle au fait que M. Orbán a annoncé un pic de l'épidémie pour le 3 mai. Au même moment, il a annoncé un deuxième plan se traduisant par des mesures de déconfinement. Il l'annoncera solennellement le 3 mai, mais les décisions ont été prises hier en conseil des ministres.

La quasi-totalité des commerces vont rouvrir à partir de cette date. On a permis aux fleuristes d'être ouverts dès aujourd'hui en prévision de la fête des mères. Les bars, restaurants et hôtels vont pouvoir rouvrir leur terrasse extérieure.

Le déconfinement sera également marqué dans les lieux publics, et les épreuves écrites du bac vont avoir lieu comme prévu en mai, avec possibilité, pour ceux qui le préfèrent, d'attendre une session de rattrapage en septembre. Les écoles devraient cependant rester fermées.

Désormais, à Budapest comme en province, il sera obligatoire de porter le masque ou le foulard dans les marchés couverts, les transports, les commerces, en respectant 1,5 mètre de distance.

M. Orbán assume le fait qu'il passe à un certain déconfinement, alors même qu'il annonce un pic, en disant que le dispositif hospitalier est en mesure d'y faire face. Selon les chiffres d'Eurostat, on compte sept lits pour 1 000 habitants, ce qui est un peu au-dessus de la moyenne européenne, qui est à cinq, et 3,3 médecins pour 1 000 habitants, un peu en-dessous de la moyenne européenne. Il faut savoir que les effectifs médicaux sont toutefois notoirement insuffisants, avec des médecins généralement âgés.

Cela étant, le gouvernement annonce que ce dispositif sera prêt à absorber une éventuelle recrudescence des cas et prévoit aussi l'augmentation massive des tests.

Concernant le traçage, rien n'est annoncé en matière de surveillance électronique. Cela ne fait pas l'objet d'un débat. Lors d'une réunion des ministres de l'intérieur de l'Union européenne, il y a un ou deux jours, la Hongrie a pris la parole en expliquant qu'un tel dispositif devrait essentiellement servir à suivre les personnes placées en quarantaine.

M. Orbán bénéficie d'un fort soutien de l'opinion publique pour la manière dont il a géré la crise et 60 à 70 % des personnes sont favorables aux mesures de confinement qui ont été prises.

Quid du régime légal ? Tout ceci s'inscrit dans un régime légal d'exception appelé « état de danger », prévu par la Constitution, comme dans la majorité de nos pays. Six régimes d'exception sont prévus, l'état de danger étant le moins grave. Ils concernent les situations de guerre, d'attaques armées, de terrorisme.

Le gouvernement a obligation de proclamer l'état de danger et de l'appliquer en cas de « catastrophes naturelles ou d'accident industriel mettant en danger la vie et la propriété ».

Conformément à la Constitution, le gouvernement a proclamé l'état de danger le 11 mars par décret. Le premier décès est survenu le 15 mars. La loi d'habilitation, conformément à la Constitution, a été adoptée le 30 mars au titre de l'état d'urgence sanitaire.

La disposition qui a suscité le plus de critiques et de discussions concerne le délit de désinformation. La loi d'habilitation étend celui-ci et en renforce la sanction. Elle crée deux délits, dont un d'obstruction aux mesures de prévention de l'épidémie et l'autre de désinformation liée à l'épidémie.

Jusqu'ici, le délit de désinformation existant dans le code pénal était passible d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à trois ans. La définition plus large, qui vise surtout à sanctionner les désinformations sur les réseaux sociaux, sera punie d'une sanction d'un à cinq ans d'emprisonnement.

L'état de danger est maintenant en vigueur et permet au gouvernement d'adopter des législations d'exception, de suspendre les lois, d'y déroger et de prendre toute autre mesure extraordinaire ayant pour objet de lutter contre l'épidémie. Il existe trois limites à ces restrictions.

Tout d'abord, selon la Constitution, les mesures doivent être nécessaires et proportionnées. La deuxième limite est apportée par le contrôle de la Cour constitutionnelle. La loi d'habilitation a prévu une disposition particulière qui permet à la Cour d'exercer son contrôle pendant toute la période de l'état de danger. Un assouplissement des règles de procédure lui permet de statuer en visioconférence. La troisième limite réside dans le contrôle du Parlement. Le gouvernement n'a pas jugé bon de faire figurer une limitation de temps dans la loi d'habilitation, ce qui a été fortement critiqué, notamment par l'opposition, mais, selon la Constitution, le Parlement peut révoquer l'habilitation à tout moment. En outre, le gouvernement a obligation de tenir le Parlement informé pendant toute la période d'état de danger.

Il n'y a pas d'obstacle au fait que le Parlement siège, et c'est d'ailleurs le cas. Il n'a pas été opposé de contraintes sanitaires aux parlementaires pour participer aux sessions. On les voit d'ailleurs à la télévision, avec ou sans masque.

Au total, l'état de danger a été mis en place dans le respect de la Constitution. Les dispositions de la loi d'habilitation n'ont pas été jugées contraires à la démocratie ni aux droits fondamentaux. La vice-présidente tchèque de la Commission européenne a dit hier, 29 avril, qu'elle ne jugeait pas nécessaire d'engager une infraction, à ce stade. Je la cite : « J'ai étudié très attentivement la loi hongroise instaurant l'état de danger. Lorsque nous lisons la loi, nous ne voyons pas de raison d'engager une procédure d'infraction par rapport au droit européen. »

Voilà pour le cadre légal. Néanmoins, la plus grande vigilance s'impose, et je voudrais signaler deux points d'attention particuliers. Le premier concerne la liberté de la presse. Ce délit étendu en matière de désinformation crée une grande crainte chez les journalistes qui savent leurs propos observés à la loupe.

On doit à la vérité de dire que le risque ne s'est pas vérifié jusqu'à présent. Selon le parquet, il existe aujourd'hui 78 cas de désinformation, 30 suivis par le parquet et trois pour lesquels les auteurs ont été poursuivis, avec renvoi devant le juge. Aucun journaliste ne figure parmi les personnes poursuivies. Il s'agit d'escroquerie sur internet, de faux chiffres de décès, de fausses annonces, comme celle prétendant que le gouvernement avait décidé un confinement obligatoire à Budapest.

Cela étant, il existe des restrictions aux libertés de la presse, et l'accès aux autorités publiques est très difficile.

En premier lieu, du fait de l'épidémie de Covid-19, le gouvernement ne fait plus de conférences de presse hebdomadaires, qui permettaient aux journalistes de poser directement leurs questions. Il a été décidé que, compte tenu de l'épidémie, les journalistes devraient désormais envoyer leurs questions à l'avance. Les journalistes se plaignent aussi de ne plus avoir accès au groupe opérationnel, une task force dirigée par un médecin-chef qui parle sur toutes les chaînes de télévision et rend compte de l'évolution de la maladie. De fait, le personnel médical est peu disposé à témoigner compte tenu du délit de désinformation, et la presse ne cache pas que le ministre compétent a donné instruction aux directeurs d'hôpitaux de ne pas s'exprimer. C'est un point sur lequel il faut donc rester vigilant.

Le second point d'attention concerne les collectivités territoriales. Des élections ont eu lieu en octobre dernier. Le Fidesz est resté majoritaire dans le pays, mais dix grandes villes, dont Budapest, sont passées à l'opposition.

Le contexte politique est assez sensible. Certaines décisions gouvernementales font l'objet de critiques depuis le début de l'état de danger. Les collectivités ne sont pas consultées, alors qu'elles pourraient l'être.

En matière financière, le gouvernement a adopté un grand programme de soutien à l'économie, qui représente environ 20 % du PIB, en décidant qu'il serait notamment financé par la moitié des crédits alloués aux partis politiques, mais aussi par une partie des ressources financières des collectivités territoriales - en l'occurrence la vignette automobile.

Des participations sont demandées aux collectivités, pour l'instant sans réelle concertation. Leurs compétences ont été accrues dans le cadre de la gestion de la crise, mais sans qu'on leur en donne vraiment les moyens, notamment en termes de gestion des personnes en quarantaine à domicile.

Les collectivités sont également coresponsables de la fourniture d'équipements de protection aux établissements de santé. Certaines inquiétudes se font jour, le gouvernement ayant à un moment envisagé, dans le cadre de la crise, de faire contrôler les mesures prises par les collectivités territoriales par un comité largement dépendant du gouvernement. Cette mesure ayant suscité des critiques, le gouvernement a retiré son projet de loi. Les collectivités locales arrêtent donc aujourd'hui leurs mesures sans contrôle du gouvernement.

Je ne veux pas terminer sans dire un mot de l'Europe. M. Orbán est très silencieux sur ce sujet dans sa communication. Il a beaucoup insisté sur le rôle de l'Est dans l'aide qu'il a reçue pour lutter contre la maladie et sur les 87 millions de masques livrés à ce jour par la Chine.

Quand il s'exprime sur l'Europe, c'est surtout pour dire qu'elle ne fait pas assez. Toutefois, la Hongrie s'est ralliée à la déclaration des treize États membres, initiée par la France, adoptée le 2 avril, qui a reconnu et soutenu le rôle de la Commission européenne pour superviser le respect de l'État de droit et des droits fondamentaux. Je souligne que les Hongrois se sont ralliés à cette déclaration, alors que les Tchèques et les Slovaques ne s'y sont pas joints.

Naturellement, la Hongrie participe pleinement à toutes les réunions de concertation et de coordination européenne. J'ai déjà cité la réunion des ministres de l'intérieur du 28 avril, au cours de laquelle les Hongrois ont pris la parole, notamment à propos du traçage.

Je conclurai en disant que M. Orbán, en matière européenne, s'est probablement fixé une « ligne rouge intérieure ». Contrairement à ce qu'on lit parfois, plus de 70 % des Hongrois sont attachés à l'Union européenne et veulent y rester. M. Orbán le sait très bien. Il en tient compte. C'est donc là une limite qu'il s'impose dans son rapport aux institutions et valeurs européennes.

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