Intervention de Jean-Pierre Bel

Réunion du 30 juin 2011 à 15h00
Instauration d'un nouveau pacte territorial — Demande de renvoi à la commission

Photo de Jean-Pierre BelJean-Pierre Bel :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le sujet dont nous débattons n’est pas – c’est le moins que l’on puisse dire – un sujet abstrait. Nous ne discutons pas du sexe des anges. Il s’agit d’une question d’une grande actualité, qui est tout à fait essentielle pour la cohésion sociale dans notre pays.

Aujourd'hui, nous assistons d’abord à une crise structurelle, liée à la fragilité de certains de nos territoires. Elle est renforcée par la crise financière, mais également par les réformes inéquitables qui frappent ces territoires.

Débattre de tels sujets est, je crois, la mission du Sénat. Avec cette proposition de loi, nous sommes donc au cœur de nos compétences législatives et de notre rôle de représentants.

Pour ces raisons, la demande de renvoi en commission, qui vise à obtenir un délai supplémentaire – c’est en tout cas l’argument qu’on nous avance, même si, pour notre part, nous avons quelques doutes –, est inappropriée. Je dirais même qu’elle est incongrue, car il ne faut pas esquiver les enjeux.

Le Sénat aurait tort de craindre le débat sur un sujet qui le concerne au premier chef. Il ne faut pas démissionner et fuir nos responsabilités en renvoyant, sous les divers prétextes que vous avez invoqués, l’examen de cette proposition de loi à des jours meilleurs, dont on se demande d’ailleurs quand ils seront véritablement meilleurs…

Mes chers collègues, comme cela a été souligné tout à l’heure, nous assistons aujourd’hui à un véritable « malaise des territoires ». D’ailleurs, nous le vivons au quotidien, et les manifestations sur le terrain en sont nombreuses.

Il suffit de vivre dans les territoires – nous y vivons comme vous, quoique vous en disiez ! – pour constater la constante dégradation des services publics, qui donne aux habitants le sentiment d’être abandonnés par ce que certains des plus illustres responsables de notre pays ont qualifié de « France d’en haut » !

Police, gendarmerie, écoles, hôpitaux, médecins généralistes, service public postal… la liste est longue, et pourrait facilement être allongée encore. Et nos concitoyens voient bien que plus aucun service public n’est à l’abri des réductions de moyens, voire des fermetures. Le résultat serait catastrophique ; nous pourrions voir se créer de véritables déserts territoriaux délaissés par la puissance publique.

C’est aussi notre ruralité qui traverse une crise profonde ; nous devons en être conscients. Depuis le début du siècle, elle est exposée à des défis substantiels.

Il y a d’abord le défi économique, face à la tendance accrue à la concentration des activités autour des grands pôles urbains, dans le contexte d’une politique agricole commune à l’avenir incertain.

Il y a ensuite le défi de l’aménagement du territoire et des services publics, dans un contexte de rareté budgétaire qui induit le risque d’abandonner des pans entiers de notre territoire, plus que jamais condamnés à devenir le « désert français ».

Il y a enfin le défi démographique, avec la nécessité de demeurer attractifs pour attirer de nouveaux habitants. C’est notre obsession dans nos départements !

Face à cela, ni la justice territoriale ni les mécanismes de péréquation ne sont au rendez-vous. Les espaces ruraux, tout comme les banlieues des grandes villes se sentent souvent relégués et oubliés par les discours politiques, mais surtout par les politiques publiques qui sont mises en œuvre concrètement depuis plusieurs années.

En outre, la désindustrialisation touche notre pays dans son ensemble et menace le « site France ». Elle frappe d’abord, et de plein fouet, des territoires qui cumulent déjà les difficultés et les handicaps : enclavement, éloignement par rapport aux grands centres de décision, perte historique de bassins industriels traditionnels dans la sidérurgie, le textile ou les papeteries…

Et aujourd’hui, on ne fait pas grand-chose pour accompagner ces territoires. Aucun dispositif spécifique, aucun volontarisme renforcé n’a été mobilisé à leur service.

D’aucuns ont également évoqué la réforme des collectivités territoriales. C’est une réforme ratée, qui, loin de simplifier, complexifie encore un peu plus le paysage institutionnel et administratif de la France. Il faudra la reprendre de fond en comble à partir de 2012, car elle ne fait que brouiller les cartes !

Le malaise des territoires est également accru par la récente réforme des finances publiques locales, avec la suppression de la taxe professionnelle, qui a plongé les élus locaux dans le désarroi et la perplexité. Cette suppression a été engagée dans la précipitation, en laissant les collectivités préparer des budgets dans l’incertitude la plus grande, sans aucune visibilité sur les mécanismes à venir, ni sur les modalités de compensation.

Dans un contexte économique général difficile, ce type de réformes fragilise un peu plus encore les collectivités, dont il faut pourtant souligner qu’elles votent des budgets en équilibre et qu’elles sont responsables des trois quarts de l’investissement public.

Les effets de cette réforme sont bien connus, à commencer par la perte d’autonomie fiscale, alors que la Constitution en fait un critère essentiel de la libre administration des collectivités territoriales. Les collectivités sont ainsi placées devant une alternative aussi simple que brutale : soit elles veulent maintenir leur niveau de recettes, et elles devront alors procéder à des augmentations spectaculaires des impôts locaux pesant sur les ménages – dans le contexte actuel, c’est évidemment impensable –, soit elles devront réaliser des coupes brutales dans les services rendus à la population, qui sont pourtant plus que jamais nécessaires en termes de protection et de solidarité.

Et puis, vous le savez, tant la réforme territoriale que la réforme des finances publiques locales se sont déroulées dans un climat permanent de méfiance envers les élus locaux. J’en veux pour preuve le discours incessant de stigmatisation dont les élus locaux font l’objet.

C’est la conjugaison de tous ces éléments que nous appelons le « malaise des territoires ». Et c’est pour apporter des réponses concrètes et crédibles à ce malaise que notre groupe a travaillé sur la proposition de loi visant à instaurer un nouveau pacte territorial.

À cet égard, je souhaite rendre hommage à nos collègues Jean-Jacques Lozach, Renée Nicoux et Didier Guillaume, ainsi qu’aux autres auteurs de la présente proposition de loi, auxquels tous les membres du groupe socialiste ont souhaité s’associer.

Nous partons d’un constat simple et désolant : depuis plusieurs années, des territoires ont été tout simplement exclus des préoccupations publiques, qu’il s’agisse des zones les moins densément peuplées ou des zones périurbaines, qu’il ne faut pas oublier.

La ruralité, notamment, est absente du débat public. Lorsqu’elle est abordée, c’est sous l’angle de l’agriculture, qui est ô combien importante et qui traverse une crise sans précédent, mais qui ne résume pas à elle seule l’ensemble des problématiques auxquelles la ruralité est confrontée.

Les travaux des socialistes ont donc abouti au concept de « bouclier rural », qui comporte plusieurs volets, notamment l’instauration d’un temps d’accès maximum aux services publics, la mise en place d’une véritable couverture numérique universelle pour lutter contre la fracture numérique, l’instauration de conditions équitables de développement économique pour les entreprises et les collectivités territoriales – c’est très important –, via la création de zones de développement économique rural, et le soutien à la création d’entreprises, dans les commerces de proximité, l’artisanat, ou encore les services.

Ce bouclier rural doit non seulement protéger, mais également permettre de revitaliser les zones rurales et de retisser du lien entre les territoires urbains et les campagnes qu’il ne faut pas opposer, par le biais d’une plus grande solidarité.

Au Sénat, notre groupe a souhaité continuer la réflexion et faire de nouvelles propositions. En effet, la ruralité est au cœur de nos préoccupations.

C’est pourquoi nous avons souvent interrogé le Gouvernement. Je me souviens par exemple de la question intitulée « La ruralité : une chance pour la cohésion et l’avenir des territoires » que notre collègue Didier Guillaume a posée à M. Bruno Le Maire.

Nous avons dénoncé le désengagement flagrant de l’État et souligné le rôle irremplaçable des collectivités territoriales dans l’animation des territoires, en insistant sur la chance que représentent les zones rurales pour l’équilibre de notre société.

De même, notre collègue Jean-Jacques Lozach – Mme Escoffier y a fait allusion – a déclaré : « Toute forme de recentralisation des fonctions collectives est préjudiciable aux intérêts de la ruralité, car elle appauvrit une relation de proximité, par exemple entre les services déconcentrés de l’État et les citoyens ou entre les élus et les citoyens ».

Au cours de ce débat, nous avions pu constater que les inquiétudes étaient partagées quelle que soit la sensibilité politique. Nombreux sont aujourd’hui les élus, notamment dans la majorité – nous les croyons sincères –, à regretter l’abandon des territoires ruraux et les relations de défiance qui se sont instaurées entre l’État et les collectivités territoriales.

Nous avons donc souhaité aller plus loin. Nous avons entendu – cela a été rappelé – de nombreux représentants des élus locaux, qui nous ont fait part de leur point de vue sur la manière dont vous traitez les territoires. C’est sur cette base que nous avons finalisé une série de propositions à la fois ambitieuses et réalistes.

En premier lieu, nous proposons une nouvelle gouvernance des politiques publiques. Restaurer les liens de confiance entre l’État et les collectivités, n’est-ce pas là une impérieuse nécessité ?

C’est pourquoi nous proposons un dialogue, qu’il faudra reprendre, institutionnalisé et plus régulier, mais aussi la mise en place d’outils de contractualisation, comme les contrats ruraux de cohésion territoriale.

En second lieu, nous voulons une nouvelle organisation de l’offre de services publics dans le respect de deux principes qui ont été énoncés, mais qui sont aujourd'hui méconnus : l’équité territoriale et la proximité.

Aujourd’hui, la réforme et la modernisation des services publics se résument en quatre lettres, « RGPP », pour révision générale des politiques publiques. En lieu et place d’un ambitieux plan de réforme, il s’agit en fait de l’application dogmatique du non-remplacement d’un départ sur deux à la retraite dans les services de l’État et d’une restructuration purement comptable des moyens judiciaires, pénitentiaires, hospitaliers, militaires, scolaires... Bref, ce n’est pas un projet auquel nous avons envie d’adhérer. C’est une simple coupe budgétaire, sans vision d’ensemble de ce que doit être demain le service public, même si nous savons, nous aussi, qu’il doit évoluer.

C’est pourquoi, je veux le dire et le répéter avec force, nous demandons un moratoire sur la RGPP !

Dans un souci de proximité, nous proposons d’instituer un temps d’accès maximum aux principaux services publics comme la santé ou l’éducation. C’est ainsi que nos concitoyens, où qu’ils vivent, pourront accéder de manière égale aux services auxquels ils ont légitimement droit. La République, la Constitution reconnaissent l’égalité de tous les citoyens !

Par ailleurs, nous prônons un aménagement équilibré de l’espace, un développement des possibilités de mobilité et de communication et un encouragement – c’est difficile à obtenir, mais il faut y travailler – du développement économique.

Comme vous le savez, la ruralité est un formidable atout pour notre pays. Actuellement, on décèle déjà des phénomènes significatifs – je le constate dans mon département – de « retour à la campagne ». Je suis convaincu que nous devons accompagner cette tendance de fond. Il est donc nécessaire de nous aider à maîtriser le foncier et à mener une politique volontariste de désenclavement physique et numérique des territoires les plus reculés.

L’État doit aussi assumer une fonction redistributrice en veillant au maintien des capacités locales d’animation et d’expertises, qui sont nécessaires pour mener à bien des projets d’aménagement urbain ou de développement économique, et en mettant en œuvre les mécanismes de péréquation, si nécessaires pour permettre aux collectivités territoriales d’assumer leurs missions.

Nous le voyons, les enjeux sont nombreux et, pour tout dire, immenses. Pour nous, il ne s’agit pas d’un sujet abstrait : ce sont des visages, ce sont des femmes et des hommes qui vivent sur des territoires !

Notre pays a besoin de renouer avec une ambition d’aménagement du territoire, comme ce fut le cas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi, en un sens, ce que le général de Gaulle a su mettre en œuvre avec Olivier Guichard à une certaine époque.

Il nous faut une vision stratégique et des outils concrets au service d’une telle ambition pour préparer l’avenir.

Notre surprise est grande aujourd’hui de voir comment ce sujet est traité. En effet, on nous oppose en séance une motion de procédure qui empêche l’examen du contenu de notre proposition de loi.

Je veux le dire avec gravité, cette pratique va à l’encontre de l’initiative parlementaire, de l’idée généreuse d’accorder un espace à chaque groupe afin que nous puissions examiner jusqu’au bout, articles y compris, les textes déposés par les uns et par les autres. Cette pratique, qui oppose en réalité une fin de non-recevoir à toutes nos propositions, est d’autant plus regrettable que la Haute Assemblée a en particulier le devoir de se préoccuper des questions relatives aux territoires.

Ce qui nous est proposé, ce n’est pas de repousser les délais, mais c’est bien d’enterrer tout simplement cette intéressante proposition de loi, sous prétexte d’attendre de nouveaux rapports. Il y a déjà eu tellement de rapports !

Notre proposition de loi s’appuie, elle-même, sur de nombreux rapports. Je pense à celui d’Yves Daudigny sur l’ingénierie publique, à celui de Jacqueline Gourault et de Didier Guillaume, fait au nom de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, sur la rénovation du dialogue entre l’État et les collectivités territoriales, ou encore à celui de Michèle André sur la RGPP dans les préfectures et la mise en péril de la qualité du service public.

Qu’attendons-nous de plus ? Les arguments qui nous sont opposés ne sont que des prétextes pour masquer les insuffisances de la politique menée et pour esquiver un débat dont nous savons bien qu’il est essentiel pour l’avenir de notre République décentralisée.

Dans ce contexte, je regrette profondément que des arguments de procédure interdisent un véritable débat de fond.

C’est pourquoi, au nom du groupe socialiste, j’ai l’honneur de demander le rejet de la motion de renvoi à la commission qui nous est présentée.

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