Je suis heureux de pouvoir échanger avec vous sur les thèmes prioritaires du portefeuille dont j'ai la charge au sein de la Commission européenne : le respect de l'État de droit ; la numérisation dans le domaine de la justice ; la protection des données ; le certificat covid numérique européen.
Quelques mots sur l'État de droit.
L'Union européenne est avant tout une communauté de valeurs fondamentales, en particulier le respect de l'État de droit, qui est inscrit à l'article 2 de son traité et que nous avons cru acquis. Au cours des dernières années, malheureusement, il est apparu que ce n'était pas le cas dans certains États membres, et cela s'est même aggravé. En réaction, nous avons développé un certain nombre d'instruments, alors que nous avions sans doute trop longtemps été préoccupés par la convergence économique et sociale, la mise en place du semestre européen et le suivi budgétaire.
Premier instrument : le rapport annuel sur l'État de droit, publié pour la première fois le 30 septembre 2020, sa deuxième édition l'ayant été le 20 juillet dernier. Nous attendons des réponses des États membres sur les remarques qui y sont formulées, sur certains projets de réformes, l'objectif étant d'améliorer la situation de l'État de droit dans l'Union, à tout le moins d'éviter toute régression. Mes services, avec d'autres, préparent la troisième édition du rapport, qui sera publiée en juillet prochain.
Ce rapport se veut avant tout préventif : il vise essentiellement à éviter que des difficultés n'émergent et ne s'aggravent, et à installer une culture de l'État de droit. Cette évaluation se base sur une multitude de consultations. Nous en débattons avec les ministres au sein du Conseil Affaires générales, au sein du Conseil Justice, au Parlement européen, mais il est important que les États membres et leurs assemblées parlementaires se saisissent également de ce sujet, précisément pour développer une culture de l'État de droit. D'ailleurs, une large majorité d'entre eux, sur la base de nos observations, ont à coeur d'engager des réformes pour améliorer la situation.
En tant que gardienne des traités, la Commission doit parfois se montrer plus coercitive, notamment en lançant des procédures d'infraction contre des États membres pour protéger un certain nombre de principes, en particulier l'indépendance de la justice, qui conditionne le respect des valeurs inscrites à l'article 2 et la protection de la démocratie et des droits fondamentaux.
Ainsi, la Commission a lancé un certain nombre de procédures contre la Pologne au regard du respect de l'indépendance de la justice. De fait, ce pays n'a pas pleinement mis en oeuvre les récentes décisions de la CJUE en la matière, même si l'on note des évolutions, notamment en ce qui concerne la retraite des magistrats polonais. Nous avons d'ailleurs demandé à la CJUE d'infliger des sanctions financières à la Pologne pour assurer le respect d'une ordonnance de référé relative au régime disciplinaire applicable aux juges. Ainsi, le 27 octobre dernier, la CJUE a infligé à la Pologne 1 million d'euros d'astreinte journalière tant que cette ordonnance du 14 juillet 2021 ne sera pas pleinement exécutée.
La CJUE nous a donné à plusieurs reprises raison dans ces différents recours.
Autre voie d'action, lorsque les atteintes à l'État de droit prennent de l'importance : saisir le Conseil. La précédente Commission avait engagé une procédure au titre de l'article 7 du traité à l'encontre de la Pologne, et le Parlement européen a fait de même en 2018 à l'encontre de la Hongrie. Ces deux procédures sont en cours et contribuent à maintenir la pression politique sur ces États membres. Je crois qu'il est dans les intentions de la présidence française de poursuivre cette démarche.
Dernier outil en date dont dispose la Commission : le règlement sur la conditionnalité « État de droit », qui est entré en vigueur le 1er janvier 2021. Ce règlement vise de possibles violations de l'État de droit, mais aussi des violations portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. Nous sommes en train d'identifier les cas litigieux, et nous avons ainsi demandé des clarifications à la Hongrie sur des réformes en matière de lutte contre la corruption et à la Pologne sur l'indépendance de sa justice. Les informations recueillies détermineront les suites que donnera le Conseil aux procédures engagées. Au préalable, il importe de connaître la décision définitive de la CJUE sur le recours introduit par la Hongrie et la Pologne à l'encontre du règlement : l'avocat général vient de se prononcer pour son rejet.
Nous avons fixé des lignes directrices pour garantir une application équitable et objective de ce mécanisme à tous les États membres et pour protéger les citoyens bénéficiaires ultimes. Par exemple, si le versement de fonds devait être suspendu, il ne faudrait pas pénaliser les agriculteurs bénéficiaires d'un certain nombre de subventions agricoles ou des associations chargées de promouvoir l'État de droit.
Nous avons également déployé d'autres instruments pour protéger l'État de droit dans l'Union. Dans le cadre du semestre européen, cycle annuel d'alignement des politiques économiques et budgétaires, la Commission a formulé plusieurs recommandations par pays, devenues recommandations du Conseil, sur les réformes conduites par certains États membres, en particulier dans le domaine de la justice.
La protection de l'État de droit passe aussi par les plans nationaux de reprise et de résilience, d'un montant compris entre 670 et 700 milliards d'euros, selon le mode de calcul retenu. Nous demandons aux États membres de consacrer 30 % de leurs investissements à la transition écologique, dans le cadre du Pacte Vert ou Green Deal, 20 % au moins à la transition numérique, mais aussi de mettre en oeuvre les réformes spécifiques qui ont été recommandées à chaque État dans le cadre du semestre européen.
Ce traitement est parfaitement équitable puisque la plupart des plans prévoient des conditions très strictes. Par exemple, l'Italie est en train de mener un vaste chantier de réformes dans le domaine de la justice selon des conditions fixées dans le plan.
Une large part du rapport annuel est consacrée à la pandémie. Nous sommes conscients que des mesures nécessaires et urgentes s'imposaient au début de la crise, mais nous souhaitons qu'un contrôle tant parlementaire que judiciaire s'impose sur les décisions prises, qui devaient être limitées dans le temps, nécessaires et proportionnelles à l'objectif recherché.
Toutefois, la pandémie a mis à mal la résilience de nos systèmes judiciaires : certains citoyens ont été empêchés d'exercer leurs droits et des retards ont été constatés, ce qui nous a conduits à accélérer la numérisation de la justice. Un effort important a été mené afin que le numérique rende la justice plus accessible, plus efficace et plus résiliente face aux crises futures. Je salue à cet égard le programme ambitieux de transformation numérique de la justice, mené par le gouvernement français. C'est l'une des priorités de la Commission européenne, et je me réjouis que plusieurs États membres prennent la même direction.
Sur mon initiative, la Commission a adopté un paquet législatif ambitieux visant à moderniser l'espace de liberté, de sécurité et de justice de l'Union européenne.
Nous entendons introduire le canal numérique comme moyen de communication privilégié entre les entreprises, les citoyens et les autorités compétentes, dans le domaine des procédures civiles, commerciales et pénales transfrontalières.
Nous souhaitons également faciliter l'échange d'informations en matière de lutte contre le terrorisme, notamment entre les États membres et Eurojust, l'agence située aux Pays-Bas facilitant les coopérations transfrontalières. Les équipes communes d'enquête, à l'instar de celle qui a été créée entre la France et la Belgique après les attentats du 13 novembre 2015, constituent un autre outil efficace.
Notre proposition législative vise à créer une plateforme de collaboration informatique sécurisée facilitant les échanges entre les États membres, qui doivent également développer leurs propres outils législatifs dans ce domaine. Je compte sur la présidence française à partir du 1er janvier 2022 pour progresser rapidement sur ces questions.
Monsieur le président, vous avez évoqué le sujet de la protection des données, consacré par une charte au sein du RGPD. Ce règlement et la directive relative à la protection des données en matière de police et de justice offrent une protection effective. Trois ans après son entrée en vigueur, la mise en oeuvre de ce règlement est un succès : il a permis aux personnes concernées d'accéder au contrôle de leurs données et de faire valoir leurs droits auprès des autorités nationales compétentes, telles que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) en France.
Le règlement a fait montre de sa capacité d'adaptation face à la situation exceptionnelle née de l'épidémie de covid-19. Pas moins de 740 millions de certificats européens, qui constituent désormais un standard mondial, ont été émis. Nous sommes en lien avec cinquante-deux États sur les cinq continents, de la Nouvelle-Zélande au Togo, en passant par le Salvador.
Notre priorité consiste à développer un cadre juridique harmonieux pour l'application du RGPD. Le dialogue avec les États membres doit être poursuivi. Toutefois, nous sommes parfois contraints d'introduire des recours en manquement devant la CJUE. Nous avons ainsi agi contre une législation visant la protection des données en Pologne et en Hongrie, mais aussi contre l'indépendance insuffisante accordée à l'autorité belge de protection des données. Nous intervenons partout à travers l'Union européenne.
À cet égard, il est primordial que les autorités nationales utilisent pleinement les pouvoirs qui leur ont été conférés par le règlement général. Les amendes infligées à WhatsApp et Amazon, pour un montant d'un milliard d'euros, sont emblématiques. Toutefois, des améliorations sont toujours possibles, comme nous l'avions déjà signalé dans le rapport d'évaluation du règlement général, publié en juin 2020.
Nous devons également veiller à la diffusion et à l'application de la protection des données dans l'ensemble des politiques de l'Union européenne. Cela concerne notamment la régulation de l'intelligence artificielle et la valorisation de l'usage des données. Nous vérifions ainsi dans quelles conditions les données peuvent être échangées avec le Japon, notre premier partenaire en la matière, le Royaume-Uni après le Brexit, ou encore avec la Corée du Sud. En outre, nous travaillons à la rédaction d'une nouvelle décision d'adéquation avec les États-Unis, car le Privacy Shield a été invalidé par la CJUE.
Pour ce qui concerne le certificat covid-UE, nous avons déposé une nouvelle proposition visant à faciliter la libre circulation au sein de l'Union européenne, laquelle tient compte de l'accélération de la vaccination depuis la dernière mise à jour des règles de voyage avant l'été. Nous souhaitons que le rappel de vaccination - la troisième dose - puisse être administré entre six et neuf mois à l'ensemble des citoyens ; à défaut, le certificat ne sera plus valide. Cette mesure entrerait en vigueur le 1er février. Nous ne sommes pas sortis de la pandémie et les mesures de protection telles que la vaccination et le respect des gestes barrières doivent être maintenues. Les vaccins ne sauraient tout résoudre à eux seuls, même s'ils sont l'arme la plus utile dans la lutte contre la covid-19. Le certificat se fondera sur la situation individuelle de chaque personne. Si la situation devait s'aggraver, des mesures complémentaires pourraient être prises.
La libre circulation des personnes, qui représente un droit fondamental, suppose de coordonner les règles applicables aux voyages entre les États membres. Bien sûr, les gouvernements peuvent prendre des décisions spécifiques en fonction de la situation de chaque pays.
Par ailleurs, nous nous réjouissons de la création du Parquet européen le 1er juin dernier, lequel fonctionne déjà de manière très efficace : tous les procureurs délégués ont été désignés, et pas moins de 350 dossiers d'enquête ont été ouverts, ce qui pourrait aboutir au recouvrement de 4,5 milliards d'euros, mais nous devons être prudents et vérifier les sommes disponibles à l'issue des procédures. Je ne suis pas opposé à l'extension des compétences du Parquet européen, notamment en matière de terrorisme ou d'atteintes à l'environnement. Cependant, une évaluation de son efficacité est nécessaire au préalable.
Pour revenir au sujet de l'État de droit, nous sommes inquiets quant aux décisions du tribunal constitutionnel polonais, dont l'indépendance avait déjà fait l'objet de la procédure de l'article 7 du traité pour manquement à l'État de droit. Nous comptons en outre introduire des recours devant la CJUE, au regard de la primauté du droit européen sur la législation nationale et du caractère contraignant des décisions de la Cour, qui dispose d'une compétence exclusive d'interprétation du droit européen. Nous avions déjà réagi à des décisions des cours constitutionnelles allemande et roumaine, mais, en Pologne, la justice souffre d'un manque d'indépendance. C'est là une différence fondamentale.
Comme vous le savez, Thierry Breton et moi-même avons engagé l'initiative relative au devoir de vigilance des entreprises multinationales, en matière de protection de l'environnement et de respect des droits humains. J'espère que nous pourrons présenter cette proposition, qui fait écho aux développements de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) en France, lors du premier conseil de l'Union européenne consacré à la compétitivité, au mois de février 2022. Sont également prévus une révision de la directive relative au crédit à la consommation, ainsi que le passage à un règlement pour la sécurité des produits. Nous entendons apporter une meilleure information aux consommateurs en matière d'obsolescence programmée ou de droit à la réparation des produits.
Enfin, le rapport relatif à l'État de droit fait mention de la crise que traversent les médias, qui souffrent d'une atteinte à leur liberté et à leur indépendance. De nombreux journalistes souffrent de pressions - comme les associations ou les représentants de la société civile d'ailleurs - et la pluralité des médias est remise en cause. Nous proposerons l'année prochaine un acte législatif visant à répondre à ces problèmes.