Notre travail sur l'État de droit à travers le rapport annuel, vise bien entendu à vérifier la situation dans les 27 États membres. Il vise aussi à asseoir notre crédibilité lorsque nous débattons, en dehors du territoire de l'Union, de l'État de droit, de la démocratie, des droits fondamentaux.
J'ai récemment participé à la « Nuit du droit » au Conseil constitutionnel, aux côtés de la candidate à l'élection présidentielle en Biélorussie et du Dr. Mukwege, prix Nobel de la paix qui répare les femmes dans l'est du Congo. Je devais moi-même évoquer l'État de droit dans l'Union. Bien évidemment, par comparaison, le premier réflexe pourrait être de dire que tout va très bien chez nous ! Cependant, nous devons demeurer vigilants sur le respect de l'État de droit. Si les « pères fondateurs de l'Union européenne » avaient déjà conçu la construction européenne autour des valeurs, nous avons fort probablement trop souvent considéré que c'était un acquis, que les régressions n'étaient pas possibles et qu'un État qui entrait dans l'Union respectait ces valeurs. Or on a malheureusement vu, ces dernières années, que la régression était tout à fait possible.
J'étais vendredi dernier encore à Ljubljana avec les ministres de la justice des six pays candidats des Balkans. Il est évident que nous disposons, dans notre stratégie relative à ces pays, de toute une série d'instruments : investissements, travaux avec un certain nombre d'organes chargés de suivre la situation... Quoi qu'il en soit, l'État de droit sera déterminant dans les discussions avec ces pays : nous voulons être certains que, si un jour ces pays entrent dans l'Union, ce soit avec un niveau de respect des valeurs fondatrices de l'Union européenne comparable à celui qui est demandé aux États membres. Nous ne voulons pas avoir à remettre en place des mécanismes comme le mécanisme de coopération et de vérification (CVM) pour la Bulgarie et la Roumanie, ou à connaître de nouveaux retours en arrière.
Comme je l'ai expliqué, les réformes en matière de justice sont des éléments importants. Concernant le Partenariat oriental, un certain nombre d'États, comme la Géorgie ou la Moldavie, ont engagé des réformes encourageantes. Ils doivent les poursuivre et les mettre en oeuvre effectivement pour se rapprocher des standards européens. Nous devons entreprendre la même démarche dans le cadre de la politique de voisinage. Je ne dirai pas que nous avons la même démarche à l'égard de la Chine, mais, j'y insiste, si l'on veut être crédible dans les débats sur la démocratie, les droits de l'Homme et l'État de droit à travers le monde, nous devons d'abord démontrer que nous faisons le travail « à la maison ». Cela ne nous empêche pas de prendre un certain nombre de mesures concrètes relatives à la Chine ou de mener notre propre réflexion sur la place de l'Europe dans le monde.
En matière commerciale, lorsque la commissaire Cecilia Malmström était chargée de cette matière, nous avions mis en place des outils de protection contre des investissements dans des secteurs stratégiques. Cela explique le débat important que nous avons eu avec nos collègues américains sur certains investissements chinois, notamment sur la 5G : en effet, peut-on accepter des investissements dans nos secteurs stratégiques sans vérification, sans protection ?
Vous savez que des sanctions politiques ont déjà été décidées à l'égard de certains responsables russes, dans l'affaire Navalny, mais aussi à l'égard de responsables chinois, s'agissant du travail forcé des Ouïghours au Xinjiang. Ces dernières ont provoqué des sanctions en retour, y compris à l'égard de parlementaires en Europe, lesquelles bloquent d'ailleurs la discussion sur le projet d'accord euro-chinois sur les investissements. On ne peut donc pas dire que nous ne réagissons pas, mais la spécificité européenne consiste à essayer de passer par la voie du dialogue, avec, de temps en temps, des réactions qui doivent être plus fortes.
Nous venons de débattre, au sein de la Commission, sur la façon, pour l'Union européenne, d'être présente dans le monde. Nous essayons très souvent de faire en sorte que les actions de l'Europe et celles des États membres soient regroupées - c'est ce que l'on appelle la « Team Europe », l'équipe européenne. Cependant, à certains endroits du monde, des drapeaux nationaux passent parfois devant le drapeau européen, et nos entreprises sont parfois en compétition sur les marchés internationaux.
Au début de la pandémie, nous nous sommes rendus à Addis-Abeba pour rencontrer la Commission de l'Union africaine. Je peux vous dire que l'Union européenne investit beaucoup plus que la Chine en Afrique, en particulier dans cette partie de l'Afrique. Or, s'il y avait des publicités sur les investissements chinois un peu partout dans la ville, la visibilité européenne était beaucoup moins forte... Il y a peut-être là une réflexion à avoir. Ma collègue Jutta Urpilainen travaille beaucoup sur ce volet du développement.
De temps en temps, nous parvenons à collaborer avec les Chinois. Dans le dernier dialogue entre l'Union européenne et la Chine, mon département a mis en avant l'idée de la sécurité des produits et d'un plan d'action commun, parce que 70 % des produits non sûrs dans l'Union européenne viennent de l'extérieur de celle-ci. Nous avons pu avancer avec la Chine sur un plan d'action sur la sécurité des produits. Je pense que c'est lié à un effet réputationnel - si des produits ne sont pas sûrs, ils seront de plus en plus rejetés par les consommateurs -, mais peut-être aussi à l'émergence d'une classe moyenne en Chine, qui souhaite elle aussi une évolution. Au reste, il ne vous surprendra pas que la Chine ait demandé une réciprocité... Il faut prendre conscience que la relation avec ce pays a changé.
Concernant la liberté académique, je peux également citer l'exemple de la loi hongroise de protection des mineurs, que nous considérons comme discriminatoire à l'égard de la communauté LGBTIQ. La précédente Commission européenne avait déjà pu obtenir une condamnation de la Hongrie en matière notamment de liberté académique. Aux termes de la charte européenne des droits fondamentaux, pour être invoquée, la discrimination doit être caractérisée par le droit européen, et vous savez comme moi que l'Union n'a pas une grande compétence en matière d'éducation... Nous avons donc dû chercher des critères de rattachement dans les règles européennes pour poursuivre la Hongrie. Avec mon collègue Thierry Breton, nous avons considéré que nous pouvions agir sur le fondement de l'atteinte à la libre circulation des livres ainsi que du traitement réservé aux services audiovisuels. Nous pouvions dès lors introduire un avis motivé auprès de la Cour de justice.
Certaines violations créent une sorte de malaise intuitif, mais nous sommes bien obligés de constater le caractère purement national de certaines problématiques lorsque nous ne parvenons pas à les raccrocher à une compétence européenne. Ainsi, pour réagir politiquement à une régression du droit à l'avortement en Pologne, nous devons démontrer que cette réaction se fonde sur le droit européen. Même si on nous le reproche régulièrement, nous sommes tout autant attachés au respect de la primauté du droit européen et des décisions de la Cour qu'à celui des compétences spécifiques des États membres qui ne nous ont pas été transférées.
À cet égard, je comprends votre préoccupation concernant la liberté académique, mais, pour l'instant, nous sommes un peu démunis, l'éducation en tant que telle n'étant pas la première des compétences de l'Union européenne.