Intervention de Mattias Guyomar

Commission des affaires européennes — Réunion du 1er février 2023 à 16h45
Justice et affaires intérieures — Audition de M. Mattias Guyomar juge français à la cour européenne des droits de l'homme cedh

Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme :

Je vous remercie de cette invitation à venir présenter devant vous un certain nombre d'éléments relatif à la Cour européenne des droits de l'homme. Je me réjouis également qu'une délégation du Sénat vienne nous rendre visite au mois de mars à Strasbourg.

Notre présidente, Síofra O'Leary, juge élue au titre de l'Irlande, qui est la première femme présidente de la CEDH, a eu l'occasion de dire au président Gérard Larcher combien notre Cour était extrêmement soucieuse du respect des autorités nationales, aux premiers rangs desquelles les parlements nationaux. Nous sommes un collège de juges élus, en effet, ce qui nous donne une légitimité indirecte - mais certaine - et nous oblige aussi. Dans notre jurisprudence, cette attention aux parlements nationaux se traduit par la notion très britannique de « déférence ». Nous utilisons souvent ce terme, qui signifie à la fois la prise en considération et le respect du rôle particulier des législateurs des quarante-six pays du Conseil de l'Europe.

Je me propose de vous exposer quelques éléments pour appréhender de la manière la plus exacte possible le rôle de la Cour et la portée de sa jurisprudence.

Vous y avez fait allusion, la CEDH est critiquée par un nombre croissant d'États, quel que soit leur modèle juridique. Parfois, ces critiques sont plus que légitimes et nous les prenons en compte. Mais, d'autres fois, elles reposent sur des malentendus, des quiproquos ou des préjugés. Notre rôle est alors de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste notre action et de quelle manière nous fonctionnons.

On entend parfois dire que la France est souvent condamnée, mais c'est parfaitement inexact. En réalité, la France est très peu condamnée. D'abord, elle est peu pourvoyeuse d'affaires. Depuis l'expulsion de la Russie, un peu plus de 700 millions de personnes sont placées sous la juridiction des quarante-six États membres. Le nombre moyen de requêtes portées devant la Cour par habitant s'élève à 0,53. En France, ce chiffre s'établit à 0,11, soit cinq fois moins que la moyenne des quarante-six États. C'est l'un des premiers signes du bon fonctionnement de l'appareil juridictionnel français. Je suis issu du Conseil d'État où j'ai siégé pendant vingt-cinq ans : je puis témoigner que nous connaissons et que nous appliquons la Convention européenne des droits de l'homme. Il en va de même pour l'ordre judiciaire.

Par ailleurs, l'ensemble des affaires françaises aboutit à un volume tout à fait raisonnable de requêtes. Nous avons aujourd'hui un nombre trop élevé d'affaires pendantes devant la CEDH. Tous pays confondus, nous sommes à 75 000 affaires. C'est beaucoup, mais cinq pays représentent les trois quarts du stock : la Russie pour presque 17 000 affaires, l'Ukraine pour plus de 10 000 affaires, la Roumanie pour environ 6 000 affaires, l'Italie pour 3 700 affaires et la Turquie - qui est le plus gros pourvoyeur - pour 20 000 affaires, dont plus de la moitié pour des faits postérieurs à 2016.

La France, quant à elle, compte aujourd'hui moins de 600 affaires en stock. L'année dernière, sur l'ensemble des affaires réglées judiciairement par la Cour concernant la France, son taux de condamnation a été inférieur à 1 %. Les volumes sont également toujours constants : la France a toujours entre 600 et 700 affaires en stock, un tiers est toujours aiguillé vers le juge unique, c'est-à-dire les rejets manifestes, deux tiers vers les formations collégiales à trois, sept ou dix-sept juges. En moyenne, depuis quinze ans, seulement 2 % des affaires françaises ont donné lieu à un constat de violation. L'an dernier, ce taux était même inférieur à 1 %, ce qui est un deuxième signe de bonne santé de notre appareil juridictionnel. Notre ordre juridique, qu'il s'agisse des lois que vous adoptez, de leur application par l'administration ou de leur contrôle par les juges internes, est compatible avec les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.

Il est vrai que le ressenti est différent : la pointe de l'iceberg est toujours la plus visible et la plus sensible. L'année dernière, la CEDH a rendu dix-neuf arrêts de violation contre la France. Vous avez cité l'affaire H.F. et autres c/France de Grande Chambre concernant le rapatriement d'enfants retenus dans le nord-est de la Syrie : les affaires qui marquent les esprits ne traitent jamais de questions anodines. En réalité, il existe deux types de violations. Premièrement, celles que l'on peut appeler les violations « micro », c'est-à-dire les cas d'espèce pour lesquels le compte n'y est pas au regard d'un des droits protégés. Deuxièmement, celles dont l'impact est plus structurel et qui portent sur des enjeux plus systémiques : la visibilité d'une condamnation est alors à proportion de la lourdeur des enjeux. Voilà ce qui explique le ressenti.

Mais je pourrais vous donner autant d'exemples, sinon plus, d'arrêts qui viennent conforter l'ordre juridique français que d'arrêts qui viennent constater une incompatibilité. Prenons l'affaire H.F. et autres c/France : dix-sept juges, soit la formation la plus solennelle, constatent une violation procédurale du droit d'entrer sur le territoire national découlant de l'article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme. Or la CEDH a bien pris le soin de souligner deux choses. Premièrement, il n'existe pas dans la Convention européenne des droits de l'homme de droit général et absolu au rapatriement. Deuxièmement, la Cour a précisé également qu'il n'y avait pas d'obligation de résultat. De nombreux États européens étaient intervenus à la procédure : avec la règle du non-double standard, la solution que nous rendons s'applique dans les quarante-six États. La CEDH a donc tenu compte des observations portées par les autres États à l'appui de la défense française. Il n'y a pas d'obligation de résultat, mais il y a une obligation de moyen afin de garantir contre le risque d'arbitraire en cas de refus de rapatriement. Dans cette affaire H.F. et autres c/France, la CEDH a relevé que le refus opposé aux demandes des familles n'était pas motivé et qu'il n'avait pas non plus fait l'objet d'un contrôle juridictionnel. Tant le juge administratif que le juge judiciaire avaient opposé la théorie des actes de gouvernement, déclinant leurs compétences pour connaître d'une question qui - selon eux - touchait à la conduite des relations internationales de la France. La CEDH a donc conclu à une insuffisance en termes de garanties procédurales ayant entraîné un constat de violation.

En ce qui concerne l'exécution correcte de cet arrêt, je ne peux pas dire grand-chose de plus que ce que l'arrêt contient. Comme vous le savez, c'est le Comité des Ministres - organe politique - qui sera chargé de cette surveillance. Je peux seulement dire que l'État français doit envisager maintenant une procédure formalisant, dans le respect des exigences minimales définies par la Cour, les motifs du refus et prévoyant un contrôle par un organe indépendant.

En tout état de cause, la CEDH conclut souvent à des violations procédurales, car c'est une manière de laisser la main aux États. Quand on fixe des lignes directrices en matière de garanties processuelles ou procédurales, on ne préempte pas le fond : nous ne sommes pas aptes à décider à la place des États et nous ne substituons pas notre appréciation à celle des autorités nationales.

Quels sont les facteurs explicatifs du nombre de violations prononcées contre la France ? Il y a tout d'abord ce que j'appelle les queues de comète. Nous avons prononcé plusieurs condamnations pour violation du droit à l'avocat en audition libre. Nous avons constaté aussi des violations en matière migratoire. La Cour est souvent critiquée sur la question du contentieux des étrangers. Il existe deux types de violations en la matière : la première concerne des durées de rétentions administratives jugées excessives pour les mineurs ; la seconde concerne des violations procédurales sur le mode d'évaluation du risque encouru en cas de renvoi dans le pays de destination. En effet, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et du Conseil d'État, la CEDH a jugé que les requérants, s'ils avaient perdu leur statut de réfugiés, conservaient leur qualité de réfugiés. Il s'agit d'une distinction subtile. La révocation du statut permet l'éloignement, mais la qualité de réfugié subsiste : c'est donc un critère à prendre en compte dans l'évaluation du risque. Très souvent, on lit dans la presse que la CEDH empêche la France d'éloigner des terroristes. Tel n'est pas le cas ! Nous estimons uniquement que le mode d'évaluation du risque n'est pas satisfaisant au regard des exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.

Nous avons jugé aussi beaucoup d'affaires de non-violation. Il y a, par exemple, les affaires de comité, c'est-à-dire les décisions que nous rejetons à trois juges comme manifestement mal-fondées. Celles-là, personne n'en parle, elles passent sous les radars.

Depuis deux ans, nous avons rendu une cinquantaine d'affaires en comité, sur des questions lourdes. À chaque fois, ce sont des rejets, qu'il s'agisse de violences policières ou d'éloignements forcés au regard de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Quand je lis dans la presse que l'article 8 appliqué par la CEDH empêche d'éloigner des étrangers ou impose le regroupement familial, je m'insurge : quatre arrêts rendus en deux ans en faveur de la France prouvent que cette allégation est fausse. Il existe donc un déficit de communication qui donne une vision déséquilibrée de l'ensemble.

Je terminerai avec des arrêts de Chambre où nous examinons vraiment les mérites à sept juges, parfois après une audience. Trois arrêts récents viennent illustrer ce que j'appelle le travail « confortatif » de la CEDH par rapport au droit français : l'arrêt Dahan c/France, qui concerne le contrôle du Conseil d'État sur les procédures disciplinaires, en l'espèce un ambassadeur ; l'arrêt Pagerie c/France, qui concerne une assignation à résidence prise pendant l'état d'urgence post-2015 ; et l'affaire Y c/France, qui concerne une personne biologiquement intersexuée. À chaque fois, nous intervenons après épuisement des voies de recours interne, et à notre place dans le respect des marges nationales d'appréciation. Ainsi, en l'absence d'un consensus européen sur la question de la non-binarité, nous avons estimé que nous n'avions aucune légitimité pour imposer un modèle, d'autant qu'il s'agissait ici d'une question sociétale pouvant susciter des controverses. Seul le législateur national est légitiment habilité à fixer un point d'équilibre entre des situations pouvant opposer un intérêt public et l'atteinte - du point de vue du requérant - à des libertés individuelles.

Nous reconnaissons donc une très large marge d'appréciation aux États. Il s'agit véritablement du coeur du réacteur de notre jurisprudence. Nous devons juger pour quarante-six États : nous définissons des garanties minimales en fonction du plus petit dénominateur commun qui nous apparaît devoir être partagé par l'ensemble des États, dans le respect des principes légués par les pères fondateurs. J'ai beaucoup travaillé sur les travaux préparatoires à la rédaction de la Convention européenne des droits de l'homme : il est fascinant de constater que trois pays qui venaient de se faire la guerre - la France, le Royaume-Uni et l'Italie - aient été les fers de lance de cette construction. Pierre-Henri Teitgen, qui a porté la plume en déclinant à l'échelle européenne la Déclaration universelle des droits de l'homme de René Cassin, a eu cette belle formule : il s'agit d'éviter le retour de l'épouvante. Voilà notre objectif ! Il ne s'agit pas de nier la biodiversité juridique : au contraire, notre convention prend racine dans cette richesse qu'est la variété des États, des histoires, des peuples et des traditions juridiques pour se projeter vers un horizon partagé. Il ne s'agit en aucun cas de substituer un modèle unique aux quarante-six modèles actuels.

La dernière série d'observations concerne la place de la France dans ce dispositif. Comme je le constate avec satisfaction depuis près de trois ans, la France y joue un rôle de premier plan et fait rayonner son modèle. Il n'y a pas de hiatus entre nos droits fondamentaux et ceux qui figurent dans la Convention, même s'il peut y avoir entre eux quelquefois des questions de réglage.

Ensuite, le français est l'une des deux langues de travail : la Cour est un forum essentiel de promotion de notre langue, donc de notre culture, donc de nos valeurs. Quand je délibère, je vois l'importance que mes collègues accordent à la France, à sa position sur tel ou tel sujet. La Cour permet de promouvoir notre modèle.

Je ne suis pas l'ambassadeur de la France, je suis élu au titre de la France, ce qui me donne deux obligations : siéger pour toutes les affaires portées contre la France et faire comprendre les tenants et aboutissants d'une affaire, les subtilités de notre système juridique, l'ampleur des enjeux, la sensibilité de l'affaire. Je juge les affaires concernant l'Ukraine comme juge unique et au sein de ma section, et j'attends de mon collègue ukrainien qu'il nous explique les ressorts des affaires touchant à son pays. Pour juger correctement, en connaissance de cause, nous avons besoin de cet apport du juge national, non seulement sur le cas qui nous occupe, mais encore pour la jurisprudence.

En effet, notre jurisprudence n'est pas le cheval de Troie de tel ou tel modèle, common law ou droit continental. Elle est le creuset dans lequel nous tâchons de trouver, via la subsidiarité, le dénominateur commun qui va « exhauster » les systèmes juridiques nationaux. Pour cela, chacun doit expliquer le système dont il est issu. La Convention n'est pas un droit hors-sol, elle est un droit constitué de sources multiples et notre jurisprudence s'efforce d'être le fruit d'hybridations fécondes, dans le respect de la diversité des systèmes et de la place des institutions nationales. Nous sommes soucieux de cette responsabilité partagée. Pas de substitution, pas d'uniformisation, mais du commun. Et comme le disait Mireille Delmas-Marty, pour qu'il y ait du commun, il faut de la différence.

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