Commission des affaires européennes

Réunion du 1er février 2023 à 16h45

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Mes chers collègues, nous sommes heureux de recevoir aujourd'hui devant deux commissions du Sénat réunies, celle des lois et celle des affaires européennes, Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). C'est un plaisir de vous revoir après notre entrevue en novembre 2021 à Strasbourg, en marge d'une rencontre avec les élus locaux que notre commission consultait alors sur leurs attentes concernant l'avenir de l'Europe.

La mission de la Cour de Strasbourg est d'assurer l'application de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, un traité qui a été signé en 1950 par les États membres du Conseil de l'Europe, et non pas par les États membres de l'Union européenne, même si on l'appelle communément la Convention européenne des droits de l'homme. Cette convention, assortie de ses protocoles additionnels, vise à garantir le respect des libertés fondamentales, considérées comme socle de la justice et de la paix dans le monde.

La Cour européenne des droits de l'homme a pour mission d'assurer la bonne application de ces textes, dont peuvent se prévaloir non seulement les ressortissants des États parties à la Convention, mais encore toute personne relevant de leur juridiction. La Cour dispose toutefois d'une compétence subsidiaire en matière de violation des droits de l'homme : en effet, le requérant doit d'abord avoir épuisé les voies de recours internes de son État pour engager un recours devant cette juridiction supranationale.

En soixante-dix ans, des questions nouvelles ont émergé à la faveur des développements technologiques ou géopolitiques, et les requêtes devant la Cour se sont multipliées. Par sa jurisprudence, la Cour permet à la Convention d'évoluer pour répondre à ces nouveaux défis. En votre qualité de juge français à la Cour, vous participez donc à cette interprétation, au même titre que les quarante-cinq autres juges, un par État partie, qui ont tous été, comme vous, élus pour neuf ans par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur une liste de trois candidats présentée par chaque État partie. Même si vous ne représentez pas la France, vous êtes en position d'éclairer la Cour sur la marge d'appréciation nationale qu'elle lui laisse, comme à chaque État partie.

Nous serions donc particulièrement intéressés de recueillir votre analyse des critiques que l'on peut entendre en France sur les jugements de la Cour, dont il n'est pas possible de faire appel et qui sont parfois accusés de ne pas prendre suffisamment en compte certains enjeux de sécurité nationale ou de souveraineté, ou encore de pratiquer deux poids, deux mesures, certains États consentant des efforts pour se conformer aux arrêts de la Cour quand d'autres négligent leur exécution en toute impunité.

Debut de section - PermalienPhoto de François-Noël Buffet

Monsieur, nous sommes heureux de vous accueillir au Sénat pour cette audition qui est, pour la commission des lois et la commission des affaires européennes, le moyen de mieux comprendre l'office de la Cour européenne des droits de l'homme et sa jurisprudence très développée, certains diront parfois : « très raffinée ».

Compte tenu de l'appartenance de notre pays au Conseil de l'Europe, et de la valeur juridique de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans notre ordre juridique national, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg s'impose à nous dans nos fonctions de législateur.

Il faut ainsi lever certains malentendus, le premier étant peut-être que la France fait certes l'objet de condamnations prononcées par la Cour, mais qu'elle n'est sans doute pas la pire élève des États parties à la Convention ! Peut-être pourrez-vous nous le confirmer...

L'un des aspects les plus intéressants, et sans doute les plus structurants, de la jurisprudence de la Cour est, à mon sens, la marge de manoeuvre laissée aux États membres, compte tenu de leurs propres spécificités juridiques ou culturelles, pour satisfaire aux prescriptions de la Convention européenne des droits de l'homme. Pourriez-vous expliciter davantage devant nous en quoi cette marge d'appréciation consiste effectivement ?

De façon plus précise, je souhaiterais vous interroger sur la portée de certains arrêts de la Cour dans deux domaines qui sont d'importance pour la commission des lois : l'arrêt du 14 septembre 2022 H.F. et autres c/France, sur le retour des djihadistes détenus au Levant, et ce qu'il implique réellement pour le Gouvernement français ; l'équilibre recherché par la Cour sur les interceptions de sécurité, notamment dans les arrêts Big Brother Watch et Centrum för rättvisa de mai 2021.

Je vous laisse désormais la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, ensuite de quoi nos collègues présents pourront vous poser leurs questions.

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

Je vous remercie de cette invitation à venir présenter devant vous un certain nombre d'éléments relatif à la Cour européenne des droits de l'homme. Je me réjouis également qu'une délégation du Sénat vienne nous rendre visite au mois de mars à Strasbourg.

Notre présidente, Síofra O'Leary, juge élue au titre de l'Irlande, qui est la première femme présidente de la CEDH, a eu l'occasion de dire au président Gérard Larcher combien notre Cour était extrêmement soucieuse du respect des autorités nationales, aux premiers rangs desquelles les parlements nationaux. Nous sommes un collège de juges élus, en effet, ce qui nous donne une légitimité indirecte - mais certaine - et nous oblige aussi. Dans notre jurisprudence, cette attention aux parlements nationaux se traduit par la notion très britannique de « déférence ». Nous utilisons souvent ce terme, qui signifie à la fois la prise en considération et le respect du rôle particulier des législateurs des quarante-six pays du Conseil de l'Europe.

Je me propose de vous exposer quelques éléments pour appréhender de la manière la plus exacte possible le rôle de la Cour et la portée de sa jurisprudence.

Vous y avez fait allusion, la CEDH est critiquée par un nombre croissant d'États, quel que soit leur modèle juridique. Parfois, ces critiques sont plus que légitimes et nous les prenons en compte. Mais, d'autres fois, elles reposent sur des malentendus, des quiproquos ou des préjugés. Notre rôle est alors de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste notre action et de quelle manière nous fonctionnons.

On entend parfois dire que la France est souvent condamnée, mais c'est parfaitement inexact. En réalité, la France est très peu condamnée. D'abord, elle est peu pourvoyeuse d'affaires. Depuis l'expulsion de la Russie, un peu plus de 700 millions de personnes sont placées sous la juridiction des quarante-six États membres. Le nombre moyen de requêtes portées devant la Cour par habitant s'élève à 0,53. En France, ce chiffre s'établit à 0,11, soit cinq fois moins que la moyenne des quarante-six États. C'est l'un des premiers signes du bon fonctionnement de l'appareil juridictionnel français. Je suis issu du Conseil d'État où j'ai siégé pendant vingt-cinq ans : je puis témoigner que nous connaissons et que nous appliquons la Convention européenne des droits de l'homme. Il en va de même pour l'ordre judiciaire.

Par ailleurs, l'ensemble des affaires françaises aboutit à un volume tout à fait raisonnable de requêtes. Nous avons aujourd'hui un nombre trop élevé d'affaires pendantes devant la CEDH. Tous pays confondus, nous sommes à 75 000 affaires. C'est beaucoup, mais cinq pays représentent les trois quarts du stock : la Russie pour presque 17 000 affaires, l'Ukraine pour plus de 10 000 affaires, la Roumanie pour environ 6 000 affaires, l'Italie pour 3 700 affaires et la Turquie - qui est le plus gros pourvoyeur - pour 20 000 affaires, dont plus de la moitié pour des faits postérieurs à 2016.

La France, quant à elle, compte aujourd'hui moins de 600 affaires en stock. L'année dernière, sur l'ensemble des affaires réglées judiciairement par la Cour concernant la France, son taux de condamnation a été inférieur à 1 %. Les volumes sont également toujours constants : la France a toujours entre 600 et 700 affaires en stock, un tiers est toujours aiguillé vers le juge unique, c'est-à-dire les rejets manifestes, deux tiers vers les formations collégiales à trois, sept ou dix-sept juges. En moyenne, depuis quinze ans, seulement 2 % des affaires françaises ont donné lieu à un constat de violation. L'an dernier, ce taux était même inférieur à 1 %, ce qui est un deuxième signe de bonne santé de notre appareil juridictionnel. Notre ordre juridique, qu'il s'agisse des lois que vous adoptez, de leur application par l'administration ou de leur contrôle par les juges internes, est compatible avec les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.

Il est vrai que le ressenti est différent : la pointe de l'iceberg est toujours la plus visible et la plus sensible. L'année dernière, la CEDH a rendu dix-neuf arrêts de violation contre la France. Vous avez cité l'affaire H.F. et autres c/France de Grande Chambre concernant le rapatriement d'enfants retenus dans le nord-est de la Syrie : les affaires qui marquent les esprits ne traitent jamais de questions anodines. En réalité, il existe deux types de violations. Premièrement, celles que l'on peut appeler les violations « micro », c'est-à-dire les cas d'espèce pour lesquels le compte n'y est pas au regard d'un des droits protégés. Deuxièmement, celles dont l'impact est plus structurel et qui portent sur des enjeux plus systémiques : la visibilité d'une condamnation est alors à proportion de la lourdeur des enjeux. Voilà ce qui explique le ressenti.

Mais je pourrais vous donner autant d'exemples, sinon plus, d'arrêts qui viennent conforter l'ordre juridique français que d'arrêts qui viennent constater une incompatibilité. Prenons l'affaire H.F. et autres c/France : dix-sept juges, soit la formation la plus solennelle, constatent une violation procédurale du droit d'entrer sur le territoire national découlant de l'article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme. Or la CEDH a bien pris le soin de souligner deux choses. Premièrement, il n'existe pas dans la Convention européenne des droits de l'homme de droit général et absolu au rapatriement. Deuxièmement, la Cour a précisé également qu'il n'y avait pas d'obligation de résultat. De nombreux États européens étaient intervenus à la procédure : avec la règle du non-double standard, la solution que nous rendons s'applique dans les quarante-six États. La CEDH a donc tenu compte des observations portées par les autres États à l'appui de la défense française. Il n'y a pas d'obligation de résultat, mais il y a une obligation de moyen afin de garantir contre le risque d'arbitraire en cas de refus de rapatriement. Dans cette affaire H.F. et autres c/France, la CEDH a relevé que le refus opposé aux demandes des familles n'était pas motivé et qu'il n'avait pas non plus fait l'objet d'un contrôle juridictionnel. Tant le juge administratif que le juge judiciaire avaient opposé la théorie des actes de gouvernement, déclinant leurs compétences pour connaître d'une question qui - selon eux - touchait à la conduite des relations internationales de la France. La CEDH a donc conclu à une insuffisance en termes de garanties procédurales ayant entraîné un constat de violation.

En ce qui concerne l'exécution correcte de cet arrêt, je ne peux pas dire grand-chose de plus que ce que l'arrêt contient. Comme vous le savez, c'est le Comité des Ministres - organe politique - qui sera chargé de cette surveillance. Je peux seulement dire que l'État français doit envisager maintenant une procédure formalisant, dans le respect des exigences minimales définies par la Cour, les motifs du refus et prévoyant un contrôle par un organe indépendant.

En tout état de cause, la CEDH conclut souvent à des violations procédurales, car c'est une manière de laisser la main aux États. Quand on fixe des lignes directrices en matière de garanties processuelles ou procédurales, on ne préempte pas le fond : nous ne sommes pas aptes à décider à la place des États et nous ne substituons pas notre appréciation à celle des autorités nationales.

Quels sont les facteurs explicatifs du nombre de violations prononcées contre la France ? Il y a tout d'abord ce que j'appelle les queues de comète. Nous avons prononcé plusieurs condamnations pour violation du droit à l'avocat en audition libre. Nous avons constaté aussi des violations en matière migratoire. La Cour est souvent critiquée sur la question du contentieux des étrangers. Il existe deux types de violations en la matière : la première concerne des durées de rétentions administratives jugées excessives pour les mineurs ; la seconde concerne des violations procédurales sur le mode d'évaluation du risque encouru en cas de renvoi dans le pays de destination. En effet, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et du Conseil d'État, la CEDH a jugé que les requérants, s'ils avaient perdu leur statut de réfugiés, conservaient leur qualité de réfugiés. Il s'agit d'une distinction subtile. La révocation du statut permet l'éloignement, mais la qualité de réfugié subsiste : c'est donc un critère à prendre en compte dans l'évaluation du risque. Très souvent, on lit dans la presse que la CEDH empêche la France d'éloigner des terroristes. Tel n'est pas le cas ! Nous estimons uniquement que le mode d'évaluation du risque n'est pas satisfaisant au regard des exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.

Nous avons jugé aussi beaucoup d'affaires de non-violation. Il y a, par exemple, les affaires de comité, c'est-à-dire les décisions que nous rejetons à trois juges comme manifestement mal-fondées. Celles-là, personne n'en parle, elles passent sous les radars.

Depuis deux ans, nous avons rendu une cinquantaine d'affaires en comité, sur des questions lourdes. À chaque fois, ce sont des rejets, qu'il s'agisse de violences policières ou d'éloignements forcés au regard de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Quand je lis dans la presse que l'article 8 appliqué par la CEDH empêche d'éloigner des étrangers ou impose le regroupement familial, je m'insurge : quatre arrêts rendus en deux ans en faveur de la France prouvent que cette allégation est fausse. Il existe donc un déficit de communication qui donne une vision déséquilibrée de l'ensemble.

Je terminerai avec des arrêts de Chambre où nous examinons vraiment les mérites à sept juges, parfois après une audience. Trois arrêts récents viennent illustrer ce que j'appelle le travail « confortatif » de la CEDH par rapport au droit français : l'arrêt Dahan c/France, qui concerne le contrôle du Conseil d'État sur les procédures disciplinaires, en l'espèce un ambassadeur ; l'arrêt Pagerie c/France, qui concerne une assignation à résidence prise pendant l'état d'urgence post-2015 ; et l'affaire Y c/France, qui concerne une personne biologiquement intersexuée. À chaque fois, nous intervenons après épuisement des voies de recours interne, et à notre place dans le respect des marges nationales d'appréciation. Ainsi, en l'absence d'un consensus européen sur la question de la non-binarité, nous avons estimé que nous n'avions aucune légitimité pour imposer un modèle, d'autant qu'il s'agissait ici d'une question sociétale pouvant susciter des controverses. Seul le législateur national est légitiment habilité à fixer un point d'équilibre entre des situations pouvant opposer un intérêt public et l'atteinte - du point de vue du requérant - à des libertés individuelles.

Nous reconnaissons donc une très large marge d'appréciation aux États. Il s'agit véritablement du coeur du réacteur de notre jurisprudence. Nous devons juger pour quarante-six États : nous définissons des garanties minimales en fonction du plus petit dénominateur commun qui nous apparaît devoir être partagé par l'ensemble des États, dans le respect des principes légués par les pères fondateurs. J'ai beaucoup travaillé sur les travaux préparatoires à la rédaction de la Convention européenne des droits de l'homme : il est fascinant de constater que trois pays qui venaient de se faire la guerre - la France, le Royaume-Uni et l'Italie - aient été les fers de lance de cette construction. Pierre-Henri Teitgen, qui a porté la plume en déclinant à l'échelle européenne la Déclaration universelle des droits de l'homme de René Cassin, a eu cette belle formule : il s'agit d'éviter le retour de l'épouvante. Voilà notre objectif ! Il ne s'agit pas de nier la biodiversité juridique : au contraire, notre convention prend racine dans cette richesse qu'est la variété des États, des histoires, des peuples et des traditions juridiques pour se projeter vers un horizon partagé. Il ne s'agit en aucun cas de substituer un modèle unique aux quarante-six modèles actuels.

La dernière série d'observations concerne la place de la France dans ce dispositif. Comme je le constate avec satisfaction depuis près de trois ans, la France y joue un rôle de premier plan et fait rayonner son modèle. Il n'y a pas de hiatus entre nos droits fondamentaux et ceux qui figurent dans la Convention, même s'il peut y avoir entre eux quelquefois des questions de réglage.

Ensuite, le français est l'une des deux langues de travail : la Cour est un forum essentiel de promotion de notre langue, donc de notre culture, donc de nos valeurs. Quand je délibère, je vois l'importance que mes collègues accordent à la France, à sa position sur tel ou tel sujet. La Cour permet de promouvoir notre modèle.

Je ne suis pas l'ambassadeur de la France, je suis élu au titre de la France, ce qui me donne deux obligations : siéger pour toutes les affaires portées contre la France et faire comprendre les tenants et aboutissants d'une affaire, les subtilités de notre système juridique, l'ampleur des enjeux, la sensibilité de l'affaire. Je juge les affaires concernant l'Ukraine comme juge unique et au sein de ma section, et j'attends de mon collègue ukrainien qu'il nous explique les ressorts des affaires touchant à son pays. Pour juger correctement, en connaissance de cause, nous avons besoin de cet apport du juge national, non seulement sur le cas qui nous occupe, mais encore pour la jurisprudence.

En effet, notre jurisprudence n'est pas le cheval de Troie de tel ou tel modèle, common law ou droit continental. Elle est le creuset dans lequel nous tâchons de trouver, via la subsidiarité, le dénominateur commun qui va « exhauster » les systèmes juridiques nationaux. Pour cela, chacun doit expliquer le système dont il est issu. La Convention n'est pas un droit hors-sol, elle est un droit constitué de sources multiples et notre jurisprudence s'efforce d'être le fruit d'hybridations fécondes, dans le respect de la diversité des systèmes et de la place des institutions nationales. Nous sommes soucieux de cette responsabilité partagée. Pas de substitution, pas d'uniformisation, mais du commun. Et comme le disait Mireille Delmas-Marty, pour qu'il y ait du commun, il faut de la différence.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Vous indiquez que chaque juge doit siéger pour les affaires touchant son pays ; comment votre collègue turc peut-il siéger dans tant d'affaires ?

Lorsqu'une affaire a été jugée - je pense à l'affaire concernant les personnes demandant l'asile au Royaume-Uni et risquant d'être refoulées au Rwanda -, comment dépasse-t-on la volonté politique forte d'un État ? La Cour a jugé sur cette question, le Royaume-Uni a eu des réactions vives. Quelle issue peut-on envisager ? Quand la volonté politique d'un État membre et le jugement de la Cour s'opposent frontalement, comment s'en sort-on ?

L'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme serait importante du point de vue du respect du droit de l'Union européenne et aurait une valeur symbolique forte. Y êtes-vous favorable ? L'Union européenne se crée-t-elle trop de difficultés en tenant compte de l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne de 2013 ? Si un requérant attaque l'Union européenne pour quelque chose qui ne relève pas de sa compétence, comment jugerez-vous ? Au-delà de l'aspect symbolique, qui me paraît emporter la décision, y a-t-il une réelle valeur ajoutée à cette adhésion ? Sur quel type d'affaires ?

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

Votre première question va me permettre de préciser mes propos. Nous ne sommes jamais juge unique pour les affaires concernant notre pays - je suis pour ma part juge unique sur les affaires relatives à l'Ukraine - parce qu'il s'agit forcément de rejets. Un tiers d'affaires françaises sont rejetées chaque année par un juge unique et, pour ma collègue turque, cette proportion est encore plus élevée, elle n'a donc pas cette charge à traiter. Ensuite, il y a une distinction à faire entre la présence du juge national en Grande Chambre, qui est de droit - si le juge ne peut pas siéger, on envoie un juge ad hoc - et la présence en comité, qui est une pratique, non une obligation. Effectivement, ma collègue turque ou mon collègue ukrainien ne peuvent pas siéger dans toutes les affaires de comité où leur pays est en cause.

L'affaire relative au risque de refoulement vers le Rwanda des demandeurs d'asile a suscité beaucoup de critiques au Royaume-Uni, mais la Cour n'a pas jugé l'affaire. Le juge de permanence a simplement pris une mesure provisoire. L'article 39 du règlement de la Cour permet en effet de geler une situation dans l'attente du règlement au fond d'une affaire, si un dommage irréversible est susceptible de se réaliser. C'est ce qui est arrivé dans l'affaire Vincent Lambert : la Cour avait ordonné de suspendre l'arrêt du traitement, le temps de juger ; puis, elle avait confirmé la position du Conseil d'État et levé la mesure provisoire.

De même, pour l'affaire relative au transfert de demandeurs d'asile vers le wanda, le juge de permanence a demandé, pour ne pas se retrouver devant le fait accompli quand la Cour jugerait au fond, de suspendre les vols vers le Rwanda. Désormais, la Cour doit prendre position sur le fond : soit elle considère qu'il y a une atteinte aux personnes intéressées et la mesure provisoire prendra fin pour laisser place à une décision ayant des effets durables, soit elle considère que le grief n'est pas fondé et elle lèvera la mesure de suspension, rendant possible l'exécution des vols à destination du Rwanda.

Cela dit, on peut toujours discuter de la manière d'améliorer l'application de l'article 39 et un groupe de travail interne à la Cour s'y consacre. Pour la France, il y a toujours 100 à 150 demandes par an, avec un taux d'octroi de 10 %.

Pour ce qui concerne l'adhésion de l'Union européenne à la Convention, je serai prudent, car ce sont les États qui ont la légitimité pour faire aboutir ce processus.

Du point de vue institutionnel, la cohérence entre les deux ordres juridiques - celui de l'Union européenne et celui de la Convention - est indispensable, mais nous n'avons pas attendu cette adhésion pour la construire. La CEDH et la CJUE se rencontrent chaque année pour des séminaires de travail ; cela vient de se produire. Ainsi, notre jurisprudence a créé la présomption dite « Bosphorus », c'est-à-dire une présomption d'équivalence des protections : quand un État membre ou la CJUE a jugé que le droit de l'Union était respecté par une mesure nationale, celle-ci est présumée respecter la Convention européenne des droits de l'homme. Donc, du point de vue institutionnel, avant même l'adhésion, nous oeuvrons à cette cohérence.

Une adhésion de l'Union apporterait une supervision externe sur les actes de l'Union qui ne sont pas contrôlés aujourd'hui ; c'est une valeur ajoutée en matière de justiciabilité.

À titre personnel - ce que je vais dire maintenant n'engage que moi et non mon institution -, je pense que cette adhésion aurait un effet symbolique très fort. Cela conduit à envisager que des actes émanant de l'Union européenne puissent faire l'objet d'un contrôle de la Cour, comme les décisions de la Commission en matière de concurrence, qui ne peuvent être attaquées ni auprès des juges internes ni auprès de la CJUE. Il y aurait ainsi des contrôles portant sur des matières aujourd'hui non susceptibles de recours.

De manière générale, il ne faut pas avoir peur de l'empilement du contrôle, mais l'empilement ne doit pas devenir de l'éparpillement ni une source de dysfonctionnement ou de disharmonie. La Cour a d'ores et déjà constitué un groupe de travail interne pour anticiper cette situation, afin de ne pas être prise au dépourvu en préparant des réponses, si la situation se présentait. Selon moi, ce serait un progrès, mais cela exigerait beaucoup de précautions de part et d'autre et la nécessité d'inventer de nouvelles modalités. Vous connaissez en outre la question spécifique du traitement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui ne relève pas de la compétence de la CJUE.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Avant d'instruire une affaire, il faut savoir si elle concerne un État membre ou l'Union européenne, d'autant que certains requérants peuvent multiplier les recours. Il faudrait donc définir, avant d'étudier une affaire, si celle-ci relève d'une compétence de l'Union.

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

Cela fait partie des difficultés techniques à ne pas négliger. Il y a aussi la question de l'épuisement des recours internes : il apparaîtrait compliqué que la Cour examine un acte des institutions de l'Union sans que la CJUE se soit prononcée préalablement. Il est hors de question - je parle en mon nom - que le premier et seul juge soit la CEDH. Nous défendons la subsidiarité.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

Que faudrait-il modifier pour que le parquet français soit considéré comme un juge indépendant ?

La jurisprudence du Conseil d'État a évolué sur la portée des erreurs de procédure et autorise les régularisations. La CEDH se permet-elle de « passer par-dessus » les erreurs de procédure qui ne sont pas déterminantes ?

La Cour serait-elle compétente à l'encontre de décisions juridictionnelles prises par des autorités de fait occupant un territoire ? Les républiques autoproclamées il y a dix ans en Ukraine, pays membre du Conseil de l'Europe, ont des juridictions qui ne relèvent pas de l'État ukrainien, mais qui pèsent sur des personnes qui sont, en droit, des citoyens ukrainiens. La Cour est-elle compétente ?

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

Commençons par la dernière question. Je préfère être prudent sur ce sujet, afin de ne pas avoir à me récuser, le cas échéant, dans le cadre d'un contentieux. Je ferai donc une réponse issue directement de la lecture du traité.

Notre compétence est liée à deux conditions : que l'État relève du dispositif - depuis le 16 septembre, la Cour n'est plus compétente pour les affaires concernant la Russie à raison d'événements survenus postérieurement à cette date - et que l'État ayant ratifié la Convention ait juridiction sur le requérant. Il y a donc deux conditions. Le cas que vous soulevez pose question sur ces deux niveaux ; je ne peux en dire plus.

Ensuite, la question du parquet n'alimente pas de requête contre la France. L'affaire Moulin, très ancienne, était la dernière sur ce sujet. Nous n'avons jugé de l'indépendance du parquet qu'au regard de l'article 5, paragraphe 3, de la Convention, relatif au droit à la sûreté et à la détention arbitraire. En l'état, nous n'avons pas de jurisprudence générale disqualifiant le parquet à la française pour des raisons d'indépendance. Je n'en dirai pas plus, car, un jour ou l'autre, de nouvelles affaires pourraient avoir lieu - vous avez fait allusion aux interceptions de sécurité. Les jurisprudences de la Cour de Luxembourg ne sont pas sans incidence sur certaines procédures. Je rencontrerai d'ailleurs l'ensemble des procureurs généraux de France en mai, à Colmar. Être au contact des autorités nationales fait partie du travail du juge national, et j'aurai des échanges à froid sur ces considérations, comme j'en ai déjà eus.

Par ailleurs, la « danthonysation », c'est-à-dire la régularisation, s'inscrit dans l'esprit même de la Cour. Nous ne considérons jamais que le constat d'un vice de procédure « plie le match ». Ainsi, depuis certaines affaires - Salduz c/Turquie, Beuze c/Belgique - sur le droit à l'avocat, nous avons mis en place le contrôle de l'équité globale de la procédure. Nous l'examinons dans son ensemble, et apprécions le vice de procédure au regard de son ampleur et de son éventuelle compensation ou purge au cours de la suite de la procédure. Ainsi, dans deux affaires, nous avons constaté une violation pour défaut d'avocat, mais pas dans une troisième, où cela avait été régularisé par d'autres moyens. Nous jugeons une situation, et non un acte ou une norme : c'est notre différence avec le juge national. Cette plasticité est dans notre logiciel.

Debut de section - PermalienPhoto de Thani Mohamed Soilihi

L'influence du droit français est-elle quantifiable ? Quels sont les autres systèmes juridiques les plus utilisés ?

Par ailleurs, l'acceptation des décisions est importante dans une démocratie. La condamnation de la France, à la suite de l'expulsion de mineurs comoriens à Mayotte, l'illustre. Dans nos territoires reculés, où nous subissons la pression migratoire, de telles décisions ne sont pas comprises, passant même pour une double peine. Ne faudrait-il pas mener un travail pédagogique pour mieux faire comprendre les décisions de la Cour, compréhensibles dans un contexte métropolitain, mais pas en outre-mer ?

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

L'effort en ce sens est constant, même si nous devons le poursuivre avec, par exemple, une diminution des délais de jugement, une rédaction plus accessible et davantage de pédagogie. Nous nous apercevons parfois qu'un arrêt n'est pas bien compris, en dépit de nos efforts. Je pense notamment à la présentation d'un mode d'emploi pour leur application, ce que nous appelons des observations sous l'article 46. C'est, par exemple, le cas de l'arrêt JBM c/France, relatif aux conditions de détention : la Cour a préconisé des mesures générales, et vous avez créé une nouvelle voie de recours avec la loi du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention.

Sur l'affaire que vous mentionnez, plus ancienne - je connais bien la situation de Mayotte, car l'une de mes premières missions au Conseil d'État en 1996 a été de travailler sur son statut -, il y a actuellement des affaires pendantes consécutives aux décisions des Comores de refuser d'accueillir des bateaux transportant des mineurs non accompagnés. Je peux, en tout cas, vous dire que nous prenons en compte le contexte. Nous faisons un contrôle in concreto, en partant du cas posé. Celui-ci est toujours situé : la situation mahoraise, en termes de pression migratoire, de difficultés de maintien de l'ordre public, de moyens disponibles à la main de l'État, n'est pas comparable à celle de la métropole. Le juge doit doser les choses entre le noyau dur des droits, avec lequel il ne faut pas transiger, et la réalité : rien ne sert d'imposer des standards inatteignables, c'est contre-productif.

Ainsi, sur l'Algérie, nous avions une jurisprudence constante, basée sur l'article 3 de la Convention, relative au renvoi vers ce pays de personnes au profil terroriste dangereux. Un jour, le gouvernement français a présenté en audience des assurances diplomatiques, fournies par l'État algérien, qui ont changé la donne : la jurisprudence a changé, et nous avons considéré qu'il n'y avait pas de violation de l'article 3 à expulser un ressortissant algérien vers l'Algérie. Nous examinons toujours in situ, in concreto.

Quant à l'influence du droit français, elle n'est pas quantifiable. Cela étant, qualitativement, parler français et faire du droit en français - je fais les deux - n'est pas la même chose que le faire en anglais. Depuis que je le fais, un nombre croissant de collègues font l'effort de délibérer en français. La langue transporte des concepts et des notions : à travers elle, nous pesons.

Debut de section - PermalienPhoto de Dominique de Legge

Je reviens sur l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH : nous sommes dans une impasse. Vous n'avez pas vocation à juger en première instance, mais la CJUE n'est pas compétente en matière de sécurité et de défense : cela veut-il dire que vous renoncez à vous prononcer sur ces questions, ou qu'il faut modifier le traité ? Peut-être manquons-nous d'imagination...

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

L'avis 2/13 de la CJUE est au coeur de ce problème. Je reprends la formule employée par la présidente de la Cour lors de notre rentrée solennelle : le juge applique les traités. Ce n'est pas lui qui les négocie ou qui les rédige. Il s'agit d'un problème politique. À titre personnel, je n'envisage pas avec enthousiasme que la Cour devienne une juridiction de première instance car cela dénaturerait son office. Cependant, si le traité devait le prévoir, nous l'appliquerions, tout comme la CJUE l'appliquerait s'il devait lui accorder une compétence en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

Chacun reste sur son terrain. Celui de la juridiction, c'est de faire ce que les États signataires du traité l'ayant instituée lui prescrivent de faire, ni plus ni moins. Cela étant, ce que vous indiquez relève bien de la quadrature du cercle... il faudra de l'imagination, mais aussi de la volonté. Quoiqu'il en soit, les juridictions ne sont pas légitimes, sans traité, à trouver des solutions pour sortir de l'impasse.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

Avez-vous écrit sur les travaux préparatoires ?

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

Oui, j'ai rédigé un article dans la revue allemande Goettingen Journal of International Law. J'en tiens les deux versions, en français et en anglais, à votre disposition.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Je vous remercie. Comme vous l'avez mentionné, une délégation viendra vous rencontrer à Strasbourg. D'ici là, nous aurons présenté la proposition de résolution européenne, que la commission des affaires européennes examinera immédiatement après votre audition, sur l'adhésion de l'Union à la CEDH. Vous disiez que la vie parlementaire était, pour vous, essentielle : nous nous efforcerons de vous apporter des éléments de réflexion. Au sein du Parlement français, c'est d'ailleurs essentiellement le Sénat qui pose ces questions.

Debut de section - Permalien
Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme

Je vous remercie pour ces échanges. Nous consultons toujours les travaux parlementaires, car ils sont une source de compréhension et d'inspiration. Par exemple, à la demande du Conseil d'État, nous avons rendu un avis consultatif sur les retraits des associations communales de chasse agréée (Acca) : vous y trouverez des passages relatifs à la déférence vis-à-vis du Parlement et sur la prise en considération du soin mis, dans le processus parlementaire, à auditionner des personnes et à rechercher un équilibre. Je suis heureux de vous le dire : cela relève, selon nous, de la qualité de la loi, et c'est un paramètre de premier plan.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 17 h 50, est reprise à 17h 55.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Nous allons traiter le sujet des conséquences d'une éventuelle adhésion de l'Union européenne, en tant que telle, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH), à laquelle ses vingt-sept États membres sont déjà parties à titre individuel. Une telle adhésion, bien que prévue par les traités, bute depuis de nombreuses années sur des questions délicates, que nos collègues Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte avaient présentées dans leur rapport d'information de 2020 intitulé Adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme.

Toutefois, elle pourrait se décider prochainement, à la faveur d'un tour de passe-passe juridique proposé par la Commission européenne, qui aurait un impact préoccupant sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Nos collègues Gisèle Jourda et Dominique de Legge nous ont alertés à ce sujet en octobre dernier.

Il y a deux semaines, nous avons organisé une réunion commune à trois commissions : celle des lois, celle des affaires étrangères et la nôtre, pour sensibiliser plus de sénateurs aux enjeux politiques considérables de ce sujet d'apparence technique. À l'issue de cette réunion, j'ai déposé, avec mes collègues François-Noël Buffet et Christian Cambon, une proposition de résolution européenne dont le but est, avec le Gouvernement, d'éviter un ralliement du Conseil de l'Union européenne à la proposition de la Commission. En effet, cette proposition revient à réviser les traités, de manière déguisée, par une simple déclaration intergouvernementale qui contournerait le contrôle démocratique du Parlement. Il s'agit ainsi de rendre la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) compétente sur la politique étrangère et de sécurité commune, ce que les traités excluent à ce jour, en l'autorisant à statuer sur une éventuelle violation des droits fondamentaux avant que la Cour européenne des droits de l'homme ne se prononce.

Je ne reviendrai pas sur les nombreux enjeux opérationnels pour la PESC, mais aussi juridiques, institutionnels et politiques, que cette perspective soulève. Nous en avons discuté de manière approfondie lors de notre réunion du 18 janvier. C'est sur ce fondement que nous avons déposé la proposition de résolution européenne n° 296, aujourd'hui soumise à l'examen de notre commission. Je vous propose de l'adopter en l'état, puisqu'elle est le fruit des débats que nous avons déjà eus ensemble à ce sujet. Chacun d'entre nous avait alors déjà fait part de ses incertitudes, mais je vous invite à vous exprimer à la lumière de l'audition qui vient de s'achever.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

La difficulté est indéniable. Qu'un requérant dénonce, devant la CEDH, une action de l'Union suppose de s'assurer que celle-ci est bien compétente. Telle qu'elle est écrite, la proposition de résolution ne remet pas en cause la perspective d'adhésion de l'Union à la CEDH et se borne à souligner la difficulté tout en rappelant les compétences respectives des États membres et de l'Union. L'adhésion de l'UE à la CESDH ne me semble pas soulever de difficultés sinon que les décisions de la CJUE touchent parfois des domaines situés, selon les États, hors de sa compétence - ses arrêts sur les communications téléphoniques en témoignent.

Ainsi, dans cette construction européenne - Jacques Delors disait souvent que l'Europe, c'est comme la bicyclette : si elle n'avance pas, elle tombe -, on ne peut attendre que les traités demeurent statiques. Son adhésion à la CEDH fait partie de ce qui augmente les compétences de l'Union elle-même, et ne pourra avoir lieu à droit constant.

Sur le fond, les réserves que j'ai exprimées auparavant sont levées. Nous soulignons une difficulté réelle, qui mérite d'être dite : il est d'ailleurs étonnant que nous soyons seuls, alors que d'autres pays auraient des raisons d'y être encore plus sensibles que nous...

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Nous ferons valoir ces arguments à nos homologues d'autres États membres.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Le risque serait que certains, se rendant compte du sujet, décident, eux, de tout bloquer...

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

J'ai aussi évoqué le sujet à Stockholm il y a quelques jours à l'occasion de la réunion des Présidents de la COSAC.

Debut de section - PermalienPhoto de Didier Marie

Je rejoins Jean-Yves Leconte. Premièrement, l'adhésion à la CEDH est nécessaire, car elle apportera à chacun de nouveaux moyens de défendre ses droits. Nous ne voyons plus de raison de nous opposer à la proposition de résolution, nos remarques ayant été prises en compte. Deuxièmement, nous ne souhaitons pas, en cohérence avec la résolution, qu'une déclaration interprétative modifie les traités. Troisièmement, je constate que, si nous venons en appui du Gouvernement avec une résolution, nous n'apportons pas de solution. La Première ministre l'a dit dans son courrier : la France mène bataille pour éviter la déclaration interprétative, mais elle ne semble pas, à ce stade, avoir d'autre option à présenter. Les citoyens européens en pâtissent, car, en attendant, ils n'ont pas accès à la CEDH pour contester les actes de l'Union. Rencontrer les représentants du Gouvernement serait utile pour qu'ils nous éclairent sur les pistes alternatives afin que nous puissions, au nom de la commission, fournir un soutien à celles-ci.

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Jourda

Il faudra nourrir ce dossier. Je me satisfais de constater que la difficulté est bien comprise. Avec Dominique de Legge, nous nous étions prononcés en faveur de l'adhésion à la CEDH.

Montrer l'existence d'une difficulté est un point de départ. La déclaration interprétative résulte d'une tentative de la contourner. On ne pourra sans doute pas se passer d'une modification du traité. C'est la clé d'une réelle souveraineté européenne.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Je précise d'ailleurs que c'est la Commission européenne qui a proposé cette déclaration, comme nous le mentionnons dans l'exposé des motifs.

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Jourda

Je suis, en tout cas, favorable à ce premier pas.

La commission autorise la publication du rapport et adopte la proposition de résolution européenne.

sur le volet relatif à la politique étrangère et de sécurité commune des négociations d'adhésion de l'Union européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales

Le Sénat,

Vu les articles 53 et 88-4 de la Constitution,

Vu les articles 2, 3, 6, 19, 24 et 48 du traité sur l'Union européenne (TUE),

Vu l'article 275 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE),

Vu le protocole (n° 8) relatif à l'article 6, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne sur l'adhésion de l'Union à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, annexé aux traités sur l'Union européenne et sur le fonctionnement de l'Union européenne,

Vu la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

Vu l'avis 2/13 rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 18 décembre 2014,

Vu l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (cinquième chambre) du 12 novembre 2015, Elitaliana SpA contre Eulex Kosovo,

Vu le rapport du Sénat n° 562 (2019-2020) - 25 juin 2020 - de MM. Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte, fait au nom de la commission des affaires européennes, sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme,

Vu les négociations en cours au Conseil de l'Union européenne et dans le cadre du groupe de négociation ad hoc du Comité directeur pour les droits de l'homme du Conseil de l'Europe (46 + 1) sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

Vu la recommandation 2226 et la résolution 2430, intitulées « Au-delà du Traité de Lisbonne : renforcer le partenariat stratégique entre le Conseil de l'Europe et l'Union européenne », adoptées par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) le 26 avril 2022,

Vu la communication de Mme Gisèle Jourda et M. Dominique de Legge devant la commission des affaires européennes du Sénat, le 20 octobre 2022,

Vu la décision du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, adoptée le 7 novembre 2022, convoquant un quatrième sommet des chefs d'État et de Gouvernement du Conseil de l'Europe les 16 et 17 mai 2023,

Vu la réponse à la recommandation 2226 précitée de l'APCE, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe lors de la 1452e réunion des Délégués des Ministres, le 14 décembre 2022,

Considérant que le respect des traités est un élément essentiel de l'Etat de droit, lequel figure au nombre des valeurs fondamentales de l'Union aux termes de l'article 2 du traité sur l'Union européenne ;

Considérant que l'article 6, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne stipule, depuis le traité de Lisbonne, que « l'Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales » et que « cette adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont définies dans les traités » ;

Considérant que l'article 6, paragraphe 3, du traité sur l'Union européenne stipule que « les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux » ;

Considérant que l'article 1er du protocole n° 8 annexé aux traités précise que « l'accord relatif à l'adhésion [...] doit refléter la nécessité de préserver les caractéristiques spécifiques de l'Union et du droit de l'Union, notamment en ce qui concerne : a) les modalités particulières de l'éventuelle participation de l'Union aux instances de contrôle de la Convention européenne ; b) les mécanismes nécessaires pour garantir que les recours formés par des États non membres et les recours individuels soient dirigés correctement contre les États membres et/ou l'Union, selon le cas » ;

Considérant que l'article 2 du protocole n° 8 annexé aux traités précise que l'accord relatif à l'adhésion « doit garantir que l'adhésion de l'Union n'affecte ni les compétences de l'Union ni les attributions de ses institutions » ;

Considérant qu'en application des articles 24 du traité sur l'Union européenne et 275 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, la Cour de justice de l'Union européenne n'est pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base, sauf pour contrôler le respect de l'article 40 du traité sur l'Union européenne et pour se prononcer sur les recours concernant le contrôle de la légalité des décisions prévoyant des mesures restrictives à l'encontre de personnes physiques ou morales adoptées par le Conseil, sur la base du titre V, chapitre 2, du traité sur l'Union européenne ;

Considérant la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, et en particulier l'arrêt Eulex Kosovo du 12 novembre 2015, par lequel la Cour a jugé que l'article 24, paragraphe 1, alinéa 2, du traité sur l'Union européenne et l'article 275 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, lesquels soustraient le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune à sa compétence, doivent être interprétés de manière restrictive dans la mesure où ils constituent une exception à sa compétence générale prévue à l'article 19 du traité sur l'Union européenne ;

Considérant, d'une part, que tous les actes des Parties contractantes à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doivent pouvoir faire l'objet d'un recours effectif devant des instances internes et, d'autre part, que l'épuisement sans succès d'une telle voie de recours est une condition pour qu'une requête individuelle portée devant la Cour européenne des droits de l'Homme soit recevable ;

Considérant que l'avis 2/13 du 18 décembre 2014 de la Cour de justice de l'Union européenne, selon lequel la compétence pour effectuer un contrôle juridictionnel d'actes, d'actions ou d'omissions de l'Union, y compris au regard des droits fondamentaux, ne saurait être attribuée exclusivement à une juridiction internationale qui se situe en dehors du cadre institutionnel et juridictionnel de l'Union, impose de convenir d'une voie de recours interne adaptée ;

Reste attaché à l'objectif d'adhésion de l'Union européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, consacré par l'article 6 du traité sur l'Union européenne ;

Souligne qu'en application des traités et du protocole n° 8 annexé, l'adhésion de l'Union européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne doit affecter ni les compétences de l'Union, ni les attributions de ses institutions ;

Observe que les attributions des institutions seraient affectées par une déclaration intergouvernementale interprétative visant, au nom de l'effet utile de l'ensemble des stipulations des traités et afin de réconcilier des stipulations contradictoires, à conférer une compétence juridictionnelle à la Cour de justice de l'Union européenne en matière de politique étrangère et de sécurité commune dans les cas d'actions introduites, par des requérants ayant qualité à agir devant la Cour européenne des droits de l'Homme, pour des violations de droits fondamentaux par l'Union européenne ;

Relève qu'une telle déclaration serait contraire aux traités qui ont été ratifiés par les Etats membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives et qu'elle s'apparenterait de fait à une révision des traités, soustraite au contrôle des parlements nationaux, selon des modalités qui ne sont pas prévues par l'article 48 du traité sur l'Union européenne, ce qui constituerait une violation des règles de l'État de droit ;

Appelle donc solennellement les États membres à rejeter avec fermeté une telle déclaration interprétative et à poursuivre les négociations en vue de trouver une solution juridique appropriée ;

Affirme que la tenue d'un quatrième sommet des chefs d'État et de gouvernement du Conseil de l'Europe en mai 2023 ne saurait constituer un élément conduisant à remettre en cause le cadre fixé par les traités et le protocole n° 8 annexé ;

Fait valoir que d'autres points restent ouverts dans les négociations sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment les modalités de vote au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe ;

La réunion est close à 18 h 05.