Intervention de Mattias Guyomar

Commission des affaires européennes — Réunion du 1er février 2023 à 16h45
Justice et affaires intérieures — Audition de M. Mattias Guyomar juge français à la cour européenne des droits de l'homme cedh

Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme :

Votre première question va me permettre de préciser mes propos. Nous ne sommes jamais juge unique pour les affaires concernant notre pays - je suis pour ma part juge unique sur les affaires relatives à l'Ukraine - parce qu'il s'agit forcément de rejets. Un tiers d'affaires françaises sont rejetées chaque année par un juge unique et, pour ma collègue turque, cette proportion est encore plus élevée, elle n'a donc pas cette charge à traiter. Ensuite, il y a une distinction à faire entre la présence du juge national en Grande Chambre, qui est de droit - si le juge ne peut pas siéger, on envoie un juge ad hoc - et la présence en comité, qui est une pratique, non une obligation. Effectivement, ma collègue turque ou mon collègue ukrainien ne peuvent pas siéger dans toutes les affaires de comité où leur pays est en cause.

L'affaire relative au risque de refoulement vers le Rwanda des demandeurs d'asile a suscité beaucoup de critiques au Royaume-Uni, mais la Cour n'a pas jugé l'affaire. Le juge de permanence a simplement pris une mesure provisoire. L'article 39 du règlement de la Cour permet en effet de geler une situation dans l'attente du règlement au fond d'une affaire, si un dommage irréversible est susceptible de se réaliser. C'est ce qui est arrivé dans l'affaire Vincent Lambert : la Cour avait ordonné de suspendre l'arrêt du traitement, le temps de juger ; puis, elle avait confirmé la position du Conseil d'État et levé la mesure provisoire.

De même, pour l'affaire relative au transfert de demandeurs d'asile vers le wanda, le juge de permanence a demandé, pour ne pas se retrouver devant le fait accompli quand la Cour jugerait au fond, de suspendre les vols vers le Rwanda. Désormais, la Cour doit prendre position sur le fond : soit elle considère qu'il y a une atteinte aux personnes intéressées et la mesure provisoire prendra fin pour laisser place à une décision ayant des effets durables, soit elle considère que le grief n'est pas fondé et elle lèvera la mesure de suspension, rendant possible l'exécution des vols à destination du Rwanda.

Cela dit, on peut toujours discuter de la manière d'améliorer l'application de l'article 39 et un groupe de travail interne à la Cour s'y consacre. Pour la France, il y a toujours 100 à 150 demandes par an, avec un taux d'octroi de 10 %.

Pour ce qui concerne l'adhésion de l'Union européenne à la Convention, je serai prudent, car ce sont les États qui ont la légitimité pour faire aboutir ce processus.

Du point de vue institutionnel, la cohérence entre les deux ordres juridiques - celui de l'Union européenne et celui de la Convention - est indispensable, mais nous n'avons pas attendu cette adhésion pour la construire. La CEDH et la CJUE se rencontrent chaque année pour des séminaires de travail ; cela vient de se produire. Ainsi, notre jurisprudence a créé la présomption dite « Bosphorus », c'est-à-dire une présomption d'équivalence des protections : quand un État membre ou la CJUE a jugé que le droit de l'Union était respecté par une mesure nationale, celle-ci est présumée respecter la Convention européenne des droits de l'homme. Donc, du point de vue institutionnel, avant même l'adhésion, nous oeuvrons à cette cohérence.

Une adhésion de l'Union apporterait une supervision externe sur les actes de l'Union qui ne sont pas contrôlés aujourd'hui ; c'est une valeur ajoutée en matière de justiciabilité.

À titre personnel - ce que je vais dire maintenant n'engage que moi et non mon institution -, je pense que cette adhésion aurait un effet symbolique très fort. Cela conduit à envisager que des actes émanant de l'Union européenne puissent faire l'objet d'un contrôle de la Cour, comme les décisions de la Commission en matière de concurrence, qui ne peuvent être attaquées ni auprès des juges internes ni auprès de la CJUE. Il y aurait ainsi des contrôles portant sur des matières aujourd'hui non susceptibles de recours.

De manière générale, il ne faut pas avoir peur de l'empilement du contrôle, mais l'empilement ne doit pas devenir de l'éparpillement ni une source de dysfonctionnement ou de disharmonie. La Cour a d'ores et déjà constitué un groupe de travail interne pour anticiper cette situation, afin de ne pas être prise au dépourvu en préparant des réponses, si la situation se présentait. Selon moi, ce serait un progrès, mais cela exigerait beaucoup de précautions de part et d'autre et la nécessité d'inventer de nouvelles modalités. Vous connaissez en outre la question spécifique du traitement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui ne relève pas de la compétence de la CJUE.

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