Je me souviens à cet instant que Jérôme Kerviel avait évoqué ce phénomène lors d’une audition à huis clos, le 8 octobre 2013, dans le cadre de la commission d’enquête sur la fraude fiscale que nous avions conduite, dont Nathalie Goulet faisait partie. Il en décrivait le mécanisme, la pratique connue et reconnue, le gain facile et frauduleux…
Comment croire, dès lors, que l’administration fiscale, avec la compétence qui est la sienne, n’aurait engagé qu’en 2017 des contrôles sur les CumCum dits « internes », comme l’affirmait M. Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la direction générale des finances publiques, devant le Sénat le 1er décembre 2021 ?
Cette administration fiscale, je souhaite la remercier, la féliciter pour sa pugnacité et l’encourager à poursuivre ses investigations sans relâche, à exploiter les documents et les données recueillis dans le cadre des perquisitions engagées, simultanément, dans cinq établissements bancaires : BNP Paribas et sa filiale Exane, Société Générale, Natixis et HSBC. Ce coup de filet, conduit par seize magistrats du PNF et plus de cent cinquante enquêteurs, accompagnés de six procureurs du parquet de Cologne, en Allemagne, au titre de la coopération judiciaire européenne, atteste de l’action résolue de l’administration.
Ce scandale est d’autant plus choquant qu’il concerne trois des principaux spécialistes en valeurs du trésor (SVT), qui achètent puis traitent la dette française sur les marchés financiers internationaux et qui « dealent » aussi des actions et les dividendes associés, au mépris de la loi.
La présomption d’innocence est de rigueur, mais M. Iannucci affirmait dès 2021 lors de son audition : « S’agissant des sept procédures en cours, je veux préciser que l’une des banques a accepté les redressements, reconnaissant que les pratiques en cause ne relevaient pas du fonctionnement normal des marchés. En revanche, d’autres banques sont dans la dénégation complète ; même face à des cas caricaturaux, avec des prêts de titres la veille de versement d’acomptes, que l’on parvient à démontrer facilement, elles nient le mobile fiscal. »
Il y a là de quoi, vous le reconnaîtrez, être optimiste sur l’issue de ces investigations, n’en déplaise au lobby bancaire, qui use et abuse des recours d’obstruction jusqu’à ce que justice soit rendue !
En effet, la Fédération bancaire française (FBF) a déposé un recours devant le Conseil d’État deux jours après les perquisitions massives. Mais doit-on croire à ce recours ? Il est en effet sans lien avec les perquisitions, mais vise simplement à « mettre un terme à l’incertitude qui existe depuis des années sur le sujet […]. Cela permettra, nous dit le lobby bancaire, à la place de Paris de bénéficier d’un cadre juridique clair, défini par le Conseil d’État et applicable à l’ensemble des acteurs du marché. »
Nous arrivons au cœur du sujet : le système bancaire tente d’inventer un nouveau concept, aussi innovant que le contournement de l’impôt : la fraude légale !
Le débat pourrait être bref si une quelconque éthique s’immisçait dans les considérations des acteurs de la banque et de la finance internationale.
Sur le terrain du droit, comment qualifier une pratique qui a pour seul objectif et pour seule finalité d’échapper à l’impôt ? Quel autre qualificatif que celui de « fraude » doit-on employer ? Le Sénat, le Parlement dans son ensemble et le Gouvernement ne peuvent laisser croire qu’il existerait une forme de fraude légale.
Sans attendre l’effort de clarification, feignant d’espérer, la Fédération française bancaire et le Sénat lui-même, par un amendement porté à l’identique par cinq de nos groupes lors de la séance du 26 novembre 2018 dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2019, marquaient la volonté d’affermir le caractère illégal de ces pratiques frauduleuses.
Le mécanisme était si bien ficelé que le Gouvernement émettait sur cet amendement, malgré quelques réserves, un avis de sagesse par la voix de Mme la ministre Pannier-Runacher, qui alla même jusqu’à reconnaître : « Nous n’avons pas de meilleure proposition à ce stade du débat. »
Il n’a pas fallu attendre très longtemps – quelques jours seulement, lors de l’examen du projet de loi de finances en nouvelle lecture – avant que le ministre du budget, bien aidé par la majorité de l’époque, démonte l’amendement du Sénat et vide de tout contenu notre proposition commune. Il en résulte un dispositif sans substance, sans intérêt et non dissuasif. Par exemple, il suffit que, dans le cadre d’un total return swap (TRS), la banque et l’actionnaire s’échangent des titres sans conclure, du moins formellement, de contrat de cession.
Ont été exclues également les opérations de cession, même celles d’apparence frauduleuse, éloignées de plus de quarante-cinq jours ; il suffit donc de nouer son opération de cession le quarante-sixième jour ! Il ne faut pas, monsieur le ministre, être ingénieur financier pour contrecarrer cette trouvaille législative.
M. Iannucci, que j’ai déjà cité, évoquait en ces termes, le 1er décembre 2021, « l’efficacité de l’article 119 bis A du code général des impôts » : « Je répète que nous ne disposons malheureusement pas d’éléments de bilan à ce stade. Je n’ai pas l’impression que les établissements financiers sont très gênés par la période de quarante-cinq jours, mais semblent s’organiser en fonction. »
Alors, le Sénat a réitéré, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2022, afin de donner de la vigueur à cet article, mais le Gouvernement n’en voulait toujours pas.
Pour que cessent ces fameuses opérations d’arbitrage de dividendes, il faut que le seul arbitre soit l’administration fiscale. Mais comme tout arbitre, elle doit se doter de règles ; c’était l’objet de nos amendements communs.
Le Gouvernement laisse son administration démunie à l’avenir contre ce phénomène. Il faut non plus prévoir une clause de revoyure, mais fixer une date pour légiférer une fois pour toutes en vue de mettre à terme à ce pillage fiscal, qui lèse les peuples de France et d’ailleurs.