Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, au lendemain de la mobilisation de près de deux millions de Français pour demander plus de justice sociale tout en exprimant une très grande hostilité à la réforme des retraites, je salue le choix de nos collègues du groupe communiste d’avoir proposé un débat sur le phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes.
Il est de notoriété publique que nombre d’entreprises multinationales utilisent des stratégies de réduction de leur imposition. Ces pratiques représentent une perte de plusieurs milliards d’euros chaque année en recettes fiscales. Cela a des conséquences directes sur les services publics et les politiques sociales essentielles. Les experts évaluent la fraude fiscale globale entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Ce volume nécessite de trouver des solutions, singulièrement en des temps budgétaires difficiles pour nos comptes publics. Nos concitoyens sont très sensibles à ces questions, car ils sont demandeurs d’équité fiscale entre tous.
Je veux ici concentrer mon propos sur les scandales financiers révélés par un consortium d’investigation – qui doit en être félicité –, tels les systèmes complexes des CumEx Files ou des CumCum, dont le circuit a très largement facilité la fuite de dividendes à l’étranger, échappant ainsi à toute imposition. Ce type de pratiques interroge sur la frontière entre l’optimisation fiscale et la fraude, qui est parfois difficile à cerner. Néanmoins, à partir du moment où la question de cette distinction est posée, il est évident que notre travail est d’adapter la législation et de réprimer les comportements d’évitement fiscal, qui sont moralement et politiquement inacceptables.
Notre commission des finances travaille depuis longtemps sur ces questions, ce qui lui a permis de réagir très vite lors de la révélation de l’affaire en 2018. En effet, président de ladite commission à cette date, nous avions déposé durant l’examen du projet de loi de finances pour 2019, avec Albéric de Montgolfier, alors rapporteur général, un amendement qui visait à apporter une solution aux comportements fiscaux douteux. Celui-ci avait été adopté à l’unanimité par le Sénat.
Le dispositif tenait en deux points.
Un premier visait à contrer les montages dits internes, lorsque des propriétaires d’actions non-résidents prêtent leurs titres au moment du versement des dividendes afin d’échapper à la retenue à la source. Nous avions proposé d’instaurer une retenue au taux forfaitaire de 30 % sur « tous les flux financiers qui correspondent indirectement à la rétrocession d’un dividende à un actionnaire non-résident ». Les banques ainsi taxées pouvaient obtenir le remboursement de cette retenue fiscale seulement si elles étaient en capacité de prouver que l’objet du prêt-emprunt de titres n’était pas fiscal.
Le second point visait à lutter contre les schémas d’évasion ou de fraude dits externes, qui voient des propriétaires d’actions les prêter, toujours autour de la date de versement des dividendes, au résident d’un État dont la convention fiscale signée avec la France ne prévoit aucune retenue à la source. C’est notamment le cas des conventions passées avec nombre de pays de la péninsule arabique. Pour contrer de tels dispositifs de contournement de l’impôt difficilement repérables par l’administration fiscale, la solution proposée consistait cette fois à obliger l’établissement payeur – la banque – à appliquer par défaut le taux interne de 30 %. Là encore, le bénéficiaire aurait pu réclamer le remboursement de l’impôt s’il présentait les justificatifs nécessaires.
En résumé, nous avions proposé d’inverser la charge de la preuve.
Malheureusement, ce bouclier antifraude a été vidé de sa substance par l’Assemblée nationale durant la navette parlementaire. Je le regrette fortement. En effet, en 2018, nos estimations de pertes pour le budget de l’État étaient évaluées à 3 milliards d’euros par an. Dans les délais écoulés, avec notre dispositif, nous aurions dû produire environ 12 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires. Ces moyens manquent cruellement dans nos caisses, notamment quand on rapproche cette somme du montant du déficit putatif de nos caisses de retraites, celui que le Gouvernement souhaite résorber par la réforme aujourd’hui contestée.
Monsieur le ministre, pourquoi, avec le gouvernement de l’époque, n’avez-vous pas soutenu notre amendement ou, à tout le moins, proposé une véritable amélioration du dispositif ?
Le Gouvernement s’était engagé en 2019 à nous présenter un bilan de situation pour légiférer de manière pertinente : où en est ce travail ?
Depuis cette date, aucun nouveau dispositif n’a été élaboré pour véritablement traiter la question que j’évoque ici. Qu’attendez-vous ? Le temps passe, mais le sujet demeure. Aujourd’hui, la prévision de distribution des dividendes des entreprises du CAC 40 est annoncée comme un record pour l’année 2022, celles-ci affichant plus de 140 milliards d’euros de résultat net. En cette période, les Français comprendraient mal s’il devait encore y avoir des dividendes échappant à toute taxation.
Concernant les procédures en cours, dont vous avez dit, monsieur le ministre, qu’elles étaient largement médiatisées, il faut distinguer les perquisitions, que j’imagine actionnées par la justice, et une perspective d’accord entre l’administration fiscale et le Crédit Agricole. Est-ce le retour du verrou de Bercy ?
Dans tous les cas, il n’est jamais trop tard pour agir.
À défaut de meilleurs dispositifs, notre bouclier antifraude reste à la disposition du Gouvernement et pourrait produire rapidement des effets utiles pour nos comptes publics.
Dans cette période de tension pour notre pays, appuyez-vous sur la sagesse du Sénat, qui n’est pas inutile en matière de fraude et d’évasion fiscale !