Intervention de Richard Tuheiava

Réunion du 14 octobre 2009 à 14h30
Victimes des essais nucléaires français — Discussion d'un projet de loi en procédure accélérée

Photo de Richard TuheiavaRichard Tuheiava :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous avons à examiner ensemble cet après-midi a pour objet « la reconnaissance et […] l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français », titre retenu pour le projet de loi par nos collègues de l’Assemblée nationale.

Je tiens tout d’abord à saluer la démarche de M. le ministre de la défense, qui reconnaît que les essais nucléaires français réalisés en Algérie et en Polynésie française, trop longtemps qualifiés d’« essais propres » par l’État, ont finalement eu des conséquences sanitaires sur les populations locales et sur les travailleurs des sites concernés.

Je vous remercie, monsieur le ministre, de nous permettre ainsi de débattre de ce sujet grave, qui nous tient particulièrement à cœur en Polynésie française.

Je suis né à Tahiti quelques mois seulement avant l’avant-dernier essai thermonucléaire en milieu atmosphérique, nommé « Centaure », réalisé le 17 juillet 1974, et dont les retombées ont atteint Tahiti. J’appartiens à cette jeune génération de Polynésiens appelée « enfants de la bombe », une génération qui a vécu cette période de transition entre le modèle de société traditionnel et le suivant, marqué par l’arrivée massive de flux financiers en provenance de ce que l’on appelait encore la « métropole ».

Vous comprendrez donc aisément la passion qui m’animera tout au long de mon intervention.

À compter de 1963, date de la création du Centre d’expérimentation du Pacifique, mais également de l’aéroport international de Tahiti-Faa’a, la Polynésie française allait connaître un bouleversement social et économique sans précédent. C’est de cela qu’il s’agit ici.

L’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique à Mururoa et Hao et le bouleversement économique et social subséquent n’ont été du reste possibles pour les autorités de l’époque qu’après avoir prématurément écarté, dans des conditions infâmes, une figure emblématique du paysage politique polynésien de ces années-là, je veux parler de Pouvanaa Oopa Tetuaapua, qui a également siégé dans notre respectable hémicycle de 1971 à 1977.

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà une première vérité.

En Polynésie française, la France a procédé pendant trente ans, de 1966 à 1996, à cent quatre-vingt-treize tirs, soit quarante-six essais aériens et cent quarante-sept essais souterrains.

Ce sont donc quarante-six déflagrations thermonucléaires atmosphériques qui ont eu lieu, suivies de champignons qui se sont élevés à plusieurs centaines de mètres d’altitude entre 1966 et 1974, alors même que la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient cessé ce type d’essais dès 1963. S’y sont ajoutées cent quarante-sept puissantes secousses géologiques qui ont écumé les magnifiques lagons de Mururoa et de Fangataufa pendant trente longues années…

Certains hauts personnages politiques de l’époque avaient même qualifié de « magnifiques » ces flashs lumineux et ces champignons nucléaires au-dessus des atolls en les admirant sur place tout en pliant très rapidement bagage, en même temps que les officiers militaires et la presse, d’ailleurs, juste après le premier tir nucléaire atmosphérique inaugurant en quelque sorte la très longue série d’essais nucléaires qui devait suivre.

À Papeete, donc à plusieurs milliers de kilomètres de là, un amiral déclarait à la télévision que « toute insinuation sur les retombées nocives des essais nucléaires ne serait que pure faribole, voire propagande, ce qui serait plus grave. » De qui se moquait-on ?

Voilà une deuxième vérité.

Le présent projet de loi constitue bien entendu une avancée pour l’association Moruroa e tatou et l’église protestante Mäòhi qui l’appuie, mais aussi pour l’Association des vétérans des essais nucléaires, pour le Comité de soutien « Vérité et justice », ainsi que pour toutes les associations de victimes des essais nucléaires français qui œuvrent depuis des années.

D’ailleurs, je profite de l’occasion qui m’est aujourd'hui offerte pour féliciter publiquement ces associations de leur persévérance et de leur courage.

Monsieur le ministre, votre projet de loi vise à mettre fin à un système de procédures longues donnant lieu à des jurisprudences différentes, pour lesquelles la faute de l’État n’est parfois même pas reconnue.

L’objectif d’obtenir un système équitable est bien évidemment louable, mais, dans sa rédaction actuelle, le texte ne semble pas permettre de l’atteindre.

J’évoquerai tout d’abord les victimes. Qui sont-elles ? Il ne faut pas l’oublier, derrière les textes que nous voterons, il y a une réalité, celle de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, tous blessés dans leur éthique et meurtris dans leur chair au nom d’une grande nation dont ils attendaient patiemment qu’elle reconnaisse leur attachement, leur loyauté, mais également leur silence et le sacrifice aveugle envers celle qui était à leurs yeux la « mère patrie » !

Monsieur le ministre, en présentant votre projet de loi, vous avez affirmé à la presse que le nombre des victimes des essais nucléaires s’élevait à « environ 150 000 travailleurs civils et militaires, […] sans compter les populations ».

Nous ne pouvons pas identifier tous les travailleurs civils des sites d’expérimentation en Polynésie française sans disposer d’une liste des salariés ayant travaillé à Mururoa, Fangataufa et Hao entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998. D’ailleurs, j’ai sollicité la communication officielle de cette liste auprès de votre ministère par ma question écrite n° 09711 du 23 juillet 2009, question qui demeure aujourd’hui encore sans réponse.

En ce qui concerne les populations touchées, je me refuse à croire, en tant que personne sensée, que les retombées radioactives s’arrêtent là où on considère qu’elles doivent s’arrêter. Il faut ôter le masque d’incrédulité avec lequel on veut bien nous laisser croire que les particules radioactives ont volé d’une île à l’autre, en choisissant de ne pas s’arrêter sur telle ou telle en chemin.

Selon un rapport public du ministère de la défense et du Commissariat à l’énergie atomique datant de 2007 et que j’ai ici entre les mains, c’est sur l’ensemble du territoire de la Polynésie française que des mesures positives en termes de retombées radioactives ont pu être effectuées. Sur l’ensemble du territoire de la Polynésie française, monsieur le ministre !

Au total, sur les huit années d’essais nucléaires atmosphériques, les Polynésiens ont inhalé des particules radioactives provenant des expérimentations nucléaires de Mururoa, tous essais confondus, pendant plus de deux cent trente jours, au minimum !

Dès lors, les dispositions du présent projet de loi tendant à déterminer des zones géographiques restrictives sur Mururoa et Fangataufa, ainsi que certaines zones sur Hao et sur Tahiti, relèvent de l’aberration la plus absolue, mais surtout de l’injure intellectuelle à l’égard des victimes que l’État est censé reconnaître et indemniser.

J’aimerais à présent aborder l’équité entre les citoyens français, qu’ils soient de métropole ou de Polynésie française.

En matière d’assurance maladie, c’est aujourd'hui la Caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française qui supporte les frais exposés au titre des soins pour les victimes des essais nucléaires français ressortissant à cette caisse. Les dépenses de santé, qui peuvent couvrir des prestations en nature très onéreuses, et les rentes pour maladie professionnelle participent pourtant bien de la réparation intégrale des conséquences sanitaires des essais nucléaires français. Or elles sont aujourd'hui supportées par la Caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française, donc par la solidarité des cotisants polynésiens.

Monsieur le ministre, dans un courrier adressé au président de l’Assemblée de la Polynésie française, vous écriviez : « Je vous confirme qu’il sera possible de rembourser les dépenses effectuées par la Caisse de prévoyance sociale au profit de personnes pour lesquelles le comité d’indemnisation aura reconnu le caractère radio-induit de leur maladie ». Malheureusement, les amendements que nous avions déposés en ce sens ont été déclarés irrecevables au titre de l’article 40 de la Constitution. Mais la Polynésie française attend que vous nous confirmiez votre engagement, monsieur le ministre.

Reconnaissance des victimes et réparation sanitaire des essais nucléaires français ? Oui, mille fois oui, car, lorsque l’on a entendu des témoignages et vu des victimes, on ne peut pas en rester à un constat ; on éprouve le besoin d’agir. En tant que parlementaires, mes chers collègues, il est de notre devoir d’aller vers une solution simple pour les victimes.

Les essais nucléaires ont laissé des séquelles, visibles ou non, sur les populations, sur leur mode de vie, mais également sur leur environnement.

La Polynésie a été aussi victime des essais nucléaires. C’est une troisième vérité !

Outre la menace de pollution radioactive directe consécutive à l’enfouissement ou au rejet en mer de déchets radioactifs ou aux fuites des essais souterrains, l’existence de failles dans le sous-sol de Mururoa représente une menace pour l’existence à long terme de l’atoll.

Et que dire des cavités creusées pour les essais souterrains ? Quel sera leur effet sur l’écosystème ?

Selon les rapports de surveillance de l’atoll de Mururoa publiés par le CEA, « une déformation lente de la pente externe a été mise en évidence dès la fin des années soixante-dix ».

Monsieur le ministre, mes chers collègues, dans les stations de surveillance radiologiques des deux atolls de Mururoa et Fangataufa en Polynésie française, on a frôlé la panique lors de l’alerte donnée à la suite du tremblement de terre survenu au large des îles Samoa, tout récemment, et ce non pas à cause du tsunami que cela aura causé, mais à cause des risques géologiques encourus avec une secousse ayant atteint 8, 5 sur l’échelle de Richter. Qui était au courant ?

Allons-nous attendre patiemment un nouveau désastre sanitaire, à grande échelle cette fois, à partir de ces deux atolls dans les prochaines décennies dans l’hypothèse d’une secousse sismique de ce type au large des atolls de Mururoa et Fangataufa ? N’est-il pas temps, monsieur le ministre, de traiter cette question de manière préventive avec la même détermination que celle dont vous avez fait preuve en présentant ce projet de loi consacré aux conséquences uniquement sanitaires des essais nucléaires français ?

C’est une quatrième vérité !

Dans les prochaines semaines, je soumettrai à la commission de l'économie du Sénat une proposition de résolution tendant à créer une mission d’information sur les conséquences environnementales des essais nucléaires français sur les atolls que je viens de mentionner. Et je compterai sur votre soutien, monsieur le ministre, mes chers collègues.

Il faut le rappeler encore et encore, grâce aux essais réalisés en Algérie et en Polynésie française, la France a pu gagner le statut de puissance nucléaire et disposer des moyens d’assumer un rôle influent dans le concert des nations. Mais cela n’a pas été la seule « retombée ». Notre pays a également pu mettre en place un complexe militaro-industriel à l’origine de la création de grandes sociétés publiques à l’échelle nationale, comme AREVA, qui, à ce jour, développent des technologies, transfèrent des savoir-faire et implantent de centrales nucléaires partout dans le monde, en particulier grâce aux résultats des travaux réalisés au sein du Centre d’expérimentation du Pacifique, le CEP.

Au total, ce sont donc plusieurs centaines de millions de francs français, puis d’euros, que la France a pu récolter en raison des effets directs et indirects des technologies développées à partir des travaux du CEP.

C’est une cinquième vérité !

Monsieur le ministre, vous n’avez pas répondu à ma question écrite n° 09712 du 23 juillet 2009 par laquelle je réclamais une analyse comptable et chiffrée des retombées financières et économiques consécutives aux essais nucléaires français au Sahara et en Polynésie française, de 1966 à 1998, date du démantèlement définitif. Faut-il en conclure que ces informations n’ont jamais été récoltées ni analysées par la France ? Nous ne le pensons pas.

Oui, la France a gagné beaucoup d’argent grâce aux essais nucléaires qu’elle a pu réaliser au Sahara et en Polynésie française ! Non, les victimes des essais nucléaires français n’ont pas à rougir de solliciter la réparation de leur préjudice !

Les autres grandes puissances nucléaires ont déjà reconnu complètement leur responsabilité envers leurs victimes. Il est grand temps aujourd’hui que cesse le mythe, entretenu pendant quarante ans, des « essais propres » ! Il est grand temps aujourd’hui que la France rende justice à ceux qui travaillaient pour elle sur ses propres sites d’essais ! Il est grand temps aujourd’hui que la France rende justice aux populations qui en ont subi les conséquences !

Le 25 juillet 1964, M. Georges Pompidou, alors Premier ministre, déclarait devant l’Assemblée territoriale de Polynésie : « Il est bien entendu que la France n’entreprendra jamais, nulle part, et notamment dans ses territoires de Polynésie, la moindre expérience nucléaire si elle devait présenter un danger quelconque pour la santé des populations de ces territoires ». L’Histoire a montré qu’il n’en a rien été.

Les Algériens et les Polynésiens, y compris les travailleurs salariés des sites d’expérimentations nucléaires, ont été mis en danger en toute connaissance de cause.

C’est une sixième vérité !

Cela fait beaucoup de vérités enfouies…

Monsieur le ministre, mes chers collègues, vous saviez, et nous savions, qu’un tel sujet serait une véritable boîte de Pandore.

Chantre des droits de l’homme à travers le monde, notre nation admet aujourd’hui que ses expériences nucléaires ont fait des victimes. Elle doit donc adopter le principe de la présomption de causalité et indemniser en conséquence tant les vétérans civils et militaires que les populations voisines de ses anciens sites d’essais, et ce sans esquives ni réserves tenant à des considérations budgétaires, d’autant que les frais exposés sont largement couverts par les retombées économiques et financières des essais.

Monsieur le ministre, il reste une septième vérité. Nous voulons savoir si vos engagements seront tenus dans le décret d’application que vous avez déjà annoncé.

L’honnêteté intellectuelle et la responsabilité politique qui pèsent sur mes collègues du groupe socialiste et sur moi-même militent pour que je ne conteste pas le mérite d’un tel projet de loi. Cependant, les insatisfactions persistantes en matière de détermination des zones géographiques et l’absence de reconnaissance du préjudice propre des ayants droit, deux points fondamentaux relevés par les populations locales elles-mêmes et aujourd'hui froidement méconnus, me font pencher en faveur d’une abstention. Telle sera ma position, en accord avec mon groupe.

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