Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la reconnaissance biométrique constitue à l’évidence une technologie aussi puissante par les opportunités qu’elle ouvre que sensible par les questions qu’elle soulève.
La sensibilité de ce sujet nous impose donc prudence et mesure dans les évolutions que nous pouvons opérer.
Vous savez combien le Gouvernement est déterminé à faire avancer vite les sujets qui l’exigent, comme la transformation écologique ou la formation des jeunes, en passant par la souveraineté énergétique. Mais il est des sujets dont la complexité justifie peut-être que nous différions quelque peu les décisions définitives, même lorsque l’on pense disposer de propositions judicieuses. La reconnaissance biométrique en fait partie.
Je rappelle que vous venez de voter le cadre juridique de l’expérimentation du recours à l’intelligence artificielle (IA) pour concourir à la sécurisation des jeux Olympiques en 2024. Dans ce cadre, le Gouvernement et le Sénat ont fait preuve de prudence et de mesure.
Le Gouvernement, d’abord, qui a proposé un texte extrêmement encadré, avec des garanties nombreuses, une durée très limitée, des finalités de recours à l’IA réduites et l’exclusion de la reconnaissance faciale.
Votre assemblée, ensuite, qui, après avoir envisagé l’élargissement du périmètre de cette expérimentation à la reconnaissance faciale, a finalement jugé plus opportun, sur proposition du sénateur Daubresse, de renvoyer ce sujet à une discussion de fond.
Certes, un important travail transpartisan avait été mené sous la férule des sénateurs Marc-Philippe Daubresse, Arnaud de Belenet et Jérôme Durain, dont je salue l’implication et la hauteur de vue. Mais le Gouvernement est d’avis que l’équation n’a pas fondamentalement changé par rapport à l’examen de la loi relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions, voilà quelques mois, et que les objections qui y ont été formulées demeurent.
En effet, il nous semble important de nous interroger sur la temporalité de cette proposition de loi d’un point de vue politique, juridique et opérationnel.
D’un point de vue politique, d’abord. Légiférer maintenant sur la reconnaissance biométrique, précisément alors que va s’engager la négociation entre le Conseil et le Parlement européen sur le projet de règlement sur l’intelligence artificielle (RIA), dont le périmètre est encore assez mouvant, risquerait d’affaiblir notre position de négociation. En effet, il pourrait exister un décalage inévitable entre nos positions à Bruxelles et le texte voté à Paris.
Du point de vue de la cohérence et de la lisibilité de notre droit, ensuite. Cette concomitance de calendriers nous obligera en tout état de cause à revenir sur une législation nationale à peine votée, le règlement devant être adopté au niveau européen d’ici à la fin de l’année et traduit en droit interne en 2025 au plus tard. Cette configuration est loin d’être optimale en termes de prévisibilité de la norme, a fortiori pour une expérimentation dont la durée est fixée à trois ans, vous en conviendrez.
Je sais combien votre assemblée a été sensible à la nécessité d’offrir à nos acteurs industriels un cadre juridique stabilisé et clair, permettant à la France de disposer de solutions souveraines. Légiférer maintenant reviendrait cependant rater la cible, car les entreprises se montreront réticentes à investir dans une exigeante démarche de compliance si elles craignent que le cadre puisse encore beaucoup évoluer un ou deux ans après.
D’un point de vue opérationnel, enfin, le tempo de la proposition ne nous paraît pas le plus opportun. Toutes nos forces sont mobilisées vers la sécurisation des jeux Olympiques. Depuis que vous avez donné mandat au Gouvernement pour expérimenter l’IA, le ministère de l’intérieur travaille jour et nuit, d’ailleurs en très bonne intelligence avec la Cnil, afin d’être au rendez-vous de cette expérimentation.
Celle-ci est complexe et soulève des questions opérationnelles importantes avec des défis de coordination entre tous les acteurs de la sécurité des futurs grands événements – État, communes, RATP, SNCF. Il ne paraît ni opportun ni possible de distraire les forces de sécurité de ce chantier majeur pour s’investir dans la reconnaissance faciale, dont je rappelle que le Gouvernement n’avait, de son propre chef, pas proposé l’utilisation à l’occasion des jeux Olympiques.
L’expérimentation proposée dans ce texte serait nécessairement décevante : sur les trois années dont il disposerait, le Gouvernement n’aurait en réalité ni le temps ni les ressources pour s’y engager pleinement. D’autant qu’il aurait un peu le même raisonnement que les entreprises nationales dans ce domaine : entre un RIA en fin de négociation, appelé à devenir rapidement la référence européenne, et un cadre français dont l’extinction est prévue à court terme, les deux ne disant pas exactement la même chose, le bon sens commandera de faire plutôt application des règles européennes.
En outre, en cette matière, le recours à la biométrie à des fins de police administrative et judiciaire ne peut se prendre de manière isolée en ce qu’il s’inscrit dans une stratégie plus large de politique de sécurité. La biométrie ne constitue qu’une brique devant s’intégrer dans une doctrine opérationnelle et dans un cadre juridique d’action des forces de sécurité intérieure.
Je crois que les auditions que vous avez menées, dans le cadre tant de votre rapport de l’an dernier que de l’examen de ce texte par votre commission sous la conduite du rapporteur, vous l’ont très probablement confirmé : il est difficile, voire impossible, de se prononcer dans l’absolu sur le recours à la biométrie sans avoir une vision claire de toute la chaîne stratégique et de l’ensemble du cadre technique.
Ainsi, s’il est en théorie intéressant d’appliquer la reconnaissance faciale via des caméras pour vérifier si un individu dangereux se trouve dans un lieu où il n’est pas censé être, cela soulève en pratique des questions extrêmement lourdes. Les réponses à y apporter doivent conditionner la conception de la norme et non l’inverse : qui décide de la liste des gens dangereux ? Quelles caméras dans un contexte où les communes et les acteurs privés disposent de 98 % du parc dans notre pays ? Quels services peuvent mettre en œuvre cette technologie ?
Un cadre juridique qui serait trop en décalage avec la « vraie vie » des services de sécurité et d’enquête risque de rater sa cible, car les possibilités qu’il offrira ne répondront pas aux besoins de terrain. À cet égard, si je salue le travail du rapporteur, il me semble que l’État est le mieux à même de déterminer les éléments de doctrine opérationnelle, ce qui permettrait en outre de bénéficier du regard du Conseil d’État et de la Cnil.