Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, j'ai l'honneur de soumettre au débat et à vos votes cette proposition de loi portant reconnaissance et réparation des personnes condamnées pour homosexualité en France entre 1942 et 1982.
Je remercie mes 102 collègues sénatrices et sénateurs qui ont cosigné cette proposition de loi, ainsi que les collègues élus à la fin du mois de septembre dernier qui ont manifesté leur soutien à cette initiative parlementaire.
La diversité politique des cosignataires montre que nous nous apprêtons à débattre dans un climat apaisé d'un sujet qui peut et qui doit faire consensus.
Cette proposition de loi s'appuie sur deux idées simples : la quête de la vérité et la recherche de la justice. Telles sont les valeurs qui m'ont servi de boussole dans le cheminement m'ayant conduit à la rédaction et au dépôt de ce texte.
Les lois mémorielles se donnent bien souvent pour mission de réconcilier un pays avec son histoire, tant il est vrai que le passé de chaque pays est fait de parts de lumières, dont il convient de tirer une légitime fierté, et de parts d'ombre, dont on gagne à reconnaître l'existence. L'histoire de notre pays, la France, n'échappe pas à cette règle.
Ils s'appelaient Henri de Montherlant, Roger Peyrefitte, Michel Chomarat ou Bernard Bousset. Certains étaient célèbres et, la plupart, anonymes. Ils aimaient la France. Ils la servaient. Ils la célébraient. Certains, comme Jean Desbordes, s'étaient engagés dans la Résistance. Ils chantaient la France, comme Charles Trenet.
Or, avec eux, comme avec des dizaines de milliers d'hommes et des centaines de femmes, la France ne fut pas douce. Elle fut au contraire cruelle.
La France a dépénalisé l'homosexualité en 1791 dans le code napoléonien, au lendemain de la Révolution française, devenant l'un des pays les plus progressistes en la matière. Nous le devons au juriste montpelliérain Jean-Jacques-Régis de Cambacérès.
Hélas, sous la Troisième République, de grands commis de l'État pressèrent le gouvernement de sévir contre l'homosexualité, si bien que cette parenthèse libérale fut de courte durée. Quelques années plus tard, en août 1942, ces grands commis de l'État virent en effet leurs vœux exaucés par le maréchal Pétain.
L'air du temps n'explique pas ce retour en arrière. À la même période, en Europe, la Suède, la Suisse ou encore la Pologne décriminalisaient les relations entre personnes de même sexe.
À rebours de son histoire, la France instaurait une majorité sexuelle de 21 ans pour les homosexuels, contre 13 ans pour les hétérosexuels.
D'apparence anodine, cette discrimination légitima jusqu'à la fin de la guerre la persécution, l'arrestation et la condamnation de dizaines de milliers d'hommes dans notre pays. Quelques centaines d'entre eux furent, hélas, déportés depuis la France vers les camps de rééducation et de concentration.
Longtemps éclipsés dans la mémoire collective, ceux qui étaient obligés de porter le triangle rose ont été progressivement réhabilités. Nous le devons aux travaux des historiens Florence Tamagne, Régis Schlagdenhauffen et Mickaël Bertrand, auxquels je tiens à rendre hommage.
À la Libération, alors que la plupart des lois de Pétain furent abrogées, le ministre de la justice de l'époque, François de Menthon, fit le choix de conserver cette loi réprimant l'homosexualité, tout en la défendant et en la justifiant dans l'ordonnance du 8 février 1945.
En 1960, la législation prohibant les relations homosexuelles fut même renforcée par l'adoption d'un amendement du député de Moselle Paul Mirguet, tendant à insérer ce qui est devenu l'alinéa 2 de l'article 330 du code pénal. Considérant l'homosexualité comme un fléau social qu'il convenait de combattre, Paul Mirguet réussit à convaincre une majorité de députés de doubler la peine pour outrage à la pudeur lorsqu'il s'agissait de rapports homosexuels, créant de fait une circonstance aggravante.
Cette nouvelle législation répressive entraîna une persécution des personnes homosexuelles, traquées dans les lieux de rencontre et parfois jusque dans l'intimité de leur logis à la suite d'une dénonciation. Elle permit également la constitution de fichiers d'invertis par la police nationale et fit l'objet d'une application zélée par les juges, puisque, jusqu'en 1978, quelque 93 % des condamnations liées à ces infractions se soldèrent par des peines d'emprisonnement.
En 1977, à l'occasion du médiatique procès du « Manhattan » et de la mobilisation d'intellectuels tels que Michel Foucault et Marguerite Duras qui s'ensuivit, le législateur envisagea enfin de remettre en cause ces dispositions iniques de notre arsenal pénal de l'époque.
Je salue le courage et la ténacité de l'une des victimes de cette triste affaire, le lyonnais Michel Chomarat, aujourd'hui âgé de 75 ans, qui, depuis des années, témoigne inlassablement pour lui et pour ses compagnons d'infortune.
En 1978, le Sénat, sur l'initiative de notre regretté collègue Henri Caillavet, sénateur du Lot-et-Garonne, proposa l'abrogation des deux infractions liées à l'homosexualité.
Convaincue par les arguments du sénateur Caillavet, qui souligna la nécessité de tenir compte de l'évolution des mœurs et des esprits, la Haute Assemblée de l'époque le suivit et vota sa proposition de loi.
Reprise par le député-maire et notre regretté collègue Michel Crépeau à l'Assemblée nationale, cette proposition de loi se heurta à l'hostilité de la majorité des députés. Il fallut attendre 1980 et l'action volontariste de Monique Pelletier, secrétaire d'État dans le gouvernement de Raymond Barre, pour que fut abrogée la circonstance aggravante d'homosexualité dans le cadre d'un outrage public à la pudeur.
Arrivée au pouvoir, la gauche amnistia dès 1981 les personnes condamnées pour homosexualité.
Enfin, le 4 août 1982, sur l'initiative du garde des sceaux Robert Badinter, du député du Territoire de Belfort Raymond Forni et de la rapporteure Gisèle Halimi, et avec le concours de notre ancien collègue sénateur de Haute-Saône Jean-Pierre Michel, la majorité sexuelle discriminante héritée de Vichy fut abrogée.
Le sociologue Régis Schlagdenhauffen estime que 10 000 à 50 000 personnes ont été condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982. Ses travaux sont corroborés par de nombreux universitaires, parmi lesquels Antoine Idier, Sébastien Landrieux, Romain Jaouen, Sherine Berzig ou Marc Boninchi.
Peu de ces condamnés – quelques centaines au mieux –, sont encore en vie à l'heure où je vous parle, mes chers collègues.
Pour toutes les personnes condamnées, le prix à payer fut lourd. Les condamnations, qu'elles soient assorties d'amendes ou de courtes peines de prison, constituaient des taches indélébiles, y compris pour les plus légères. Ces sanctions pénales allaient en effet de pair avec l'opprobre social, l'ostracisation et le rejet des prévenus par leur famille. Elles entraînèrent également bien souvent le licenciement ou la ruine de la carrière professionnelle de ces personnes.
Ces pertes sociales, morales et financières ne sauraient être évaluées. Ces peines infamantes ont marqué à vie des existences. Elles firent voler en éclat des vies et des familles. « Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre », disait Victor Hugo. Nombre de ces hommes continuèrent à exister en ayant perdu le goût de la vie.
Ces condamnations poussèrent au suicide certains malheureux, acculés à la mort par une presse peu scrupuleuse qui étalait leur identité ou publiait les photos des devantures des commerces dans lesquels ils travaillaient. Aucune loi ne sera certes en mesure de réparer ce préjudice, mais nous pouvons tâcher de nous y employer, mes chers collègues.
Tel est l'objet de cette proposition de loi, qui, dans son article 1er, reconnaît la responsabilité de la France dans les répressions subies. Si le rapporteur semble souscrire à l'objectif de cet article, il souhaite toutefois faire commencer la reconnaissance en 1945, estimant que la République française ne peut être tenue pour comptable des agissements du régime de Vichy.
Nous peinons à partager le raisonnement juridique du rapporteur, puisque la République a, hélas, repris à son compte et conservé la loi adoptée sous le régime de Pétain.
Nous peinons également à partager son raisonnement politique, puisque le jour de la libération de Paris, le 25 août 1944, à l'hôtel de ville, pressé par Georges Bidault de proclamer la République, le général de Gaulle lui répondit qu'elle n'avait jamais cessé d'exister.
Plus récemment, le 16 juillet 1995, abandonnant toutes les circonvolutions de ses prédécesseurs à l'Élysée et même de certains de ses compagnons du Rassemblement pour la République (RPR), le regretté Jacques Chirac, président de la république, prononça un discours historique, fondateur, reconnaissant la responsabilité de la France dans la persécution des juifs pendant l'Occupation.
L'article 2 de la proposition de loi prévoit la répression de la négation et de la contestation de la déportation pour motif d'homosexualité.
L'article 3 instaure un dédommagement pour les victimes condamnées, dont je précise qu'il ne concernerait que quelques centaines de personnes.
Mes chers collègues, je forme le vœu que, sur un tel sujet, l'esprit de concorde guide vos votes.
Il est des lois qui ne souffrent ni la controverse ni la polémique. J'ai le sentiment que celle-ci en fait partie. Plus qu'un symbole, son adoption permettra peut-être de refermer les plaies des personnes condamnées, non pas pour ce qu'elles faisaient, mais pour ce qu'elles étaient.
Inquiéter et condamner quelqu'un pour son intimité, pour son identité, c'est porter atteinte à sa dignité. Réparer ces injustices, panser ces blessures, apaiser la mémoire de ceux qui en ont pâti et qui sont morts, c'est faire preuve d'humanité.
« Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute », disait Alphonse de Lamartine.
Comme Lamartine, soyons tous et toutes de la couleur de ceux qu'on persécute, mes chers collègues.
Comme Lamartine, soyons tous et toutes de la religion de ceux qu'on opprime.
Comme Lamartine, soyons tous et toutes de l'orientation sexuelle de ceux que la France a condamnés !