Monsieur le président, monsieur le ministre d'État, monsieur le ministre délégué, mes chers collègues, à l'orée de nos débats, c'est à des considérations d'ordre général plutôt qu'à un examen des dispositions du texte que je voudrais m'attacher.
Vous me permettrez de céder un instant à la tentation que le grand Churchill diagnostiquait chez les notables vieillissants, la tentation de confondre leurs discours avec leurs souvenirs. Ici, je voudrais partir d'un souvenir personnel, mais très fort, qui remonte au mois de mars dernier.
J'étais à Madrid au moment de la commémoration du terrible attentat, dont chacun a le souvenir, qui a frappé cette ville en mars 2004. À cette occasion étaient réunis, dans le cadre d'un colloque sur le terrorisme, certainement quelques-uns des plus grands spécialistes mondiaux de la matière, ainsi que des représentants des Nations unies, dont le secrétaire général, Kofi Annan, et les membres du Groupe de haut niveau sur les menaces à la sécurité internationale et la réforme du système international, dont je faisais alors partie.
Les choses se déroulaient comme toujours dans ces colloques, c'est-à-dire que tout ce qui était dit était fort intéressant, mais singulièrement « doctrinal », jusqu'au moment où le roi d'Espagne est venu clôturer les travaux.
J'ai entendu dans ma vie beaucoup de discours, mais rarement de la qualité de celui que devait prononcer ce soir-là le roi d'Espagne.
Le roi, évoquant le terrible attentat qui avait frappé Madrid, a eu des mots tout à fait émouvants, personnels, pour décrire ce que ces destins interrompus signifiaient pour les familles : ces femmes, ces hommes partis à leur travail ce matin-là et morts sans que qui que ce soit en Espagne puisse jamais comprendre l'idéologie ayant présidé à cette tragédie.
Puis, allant au-delà, le roi d'Espagne a montré que c'était le peuple espagnol qui était visé par cet attentat. Allant encore au-delà, il a tenu à dire que c'était aussi la démocratie espagnole qui était là défiée. À partir de ce thème, il a montré, comme d'autres avant lui, mais peut-être avec plus de force encore, parce qu'il était alors la voix d'une nation meurtrie, que la première victoire des terroristes serait que la démocratie jette par-dessus bord, à la faveur d'attentats même aussi dramatiques, même aussi douloureux, les principes sur lesquels elle repose.
Nous ne devons pas oublier ce propos.
Au-delà même de la victoire morale que cela représenterait pour le terrorisme international organisé - parce que nous parlons bien de celui-là, ce soir, et non des autres formes de terrorisme, dont la menace paraît moindre par comparaison-, il faudrait bien mesurer ce qu'implique le fait pour des démocraties d'abandonner des principes sur lesquels elles reposent au nom de l'efficacité de la lutte contre le terrorisme.
J'évoquais à l'instant cette mission que j'avais accomplie pendant un an, avec d'autres, pour le compte des Nations unies. J'ai beaucoup voyagé, j'ai beaucoup écouté. Ce qui m'a le plus frappé, c'est l'accusation permanente d'hypocrisie portée contre les démocraties occidentales, leur double standard, pour reprendre l'expression anglo-saxonne la plus couramment utilisée : aux démocraties occidentales, si promptes à donner des leçons, des garanties à usage interne, la protection des droits fondamentaux, le respect des droits de l'homme. En revanche, pour le monde musulman, car on le pointe bien évidemment du doigt, ces suspects, ces accusés, on leur dénie tous les droits que, par ailleurs, on reconnaît aux criminels.
L'accusation de double standard, chacun le conçoit, n'est pas justifiée, mais y prêter le flanc est tout à fait désastreux, parce que cette accusation a un écho extraordinairement vif chez les jeunes musulmans. Or il faut penser que c'est parmi eux que le terrorisme d'Al-Qaida entend recruter : demain, ce sont ces jeunes qui serviront sa cause et, on le sait, jusqu'au sacrifice de leur vie.
Cela me paraît d'autant plus outrageant que, si l'on veut bien considérer les ravages du terrorisme, on voit que c'est d'abord chez les musulmans qu'ils sont causés.
Quand on regarde la carte mondiale des attentats, sur cet éventail qui va de l'Indonésie jusqu'à l'Afrique du Nord - je n'oublie ni l'Europe ni les États-Unis, mais je me situe délibérément dans le monde musulman -, on constate que, en nombre de victimes, indiscutablement le terrorisme frappe plus, et d'abord, les musulmans eux-mêmes.
L'idée, aberrante, du choc des civilisations n'a donc pas sa place ici.
Au-delà même des valeurs qui les fondent, les démocraties ne doivent pas, dans la lutte contre le terrorisme, prêter le moins du monde le flanc à l'accusation de double standard que j'évoquais tout à l'heure : pour les uns les garanties, pour les autres le mépris des garanties ; pour les uns l'État de droit, pour les autres, Guantanamo.
Je prends exprès cet exemple, qui n'a rien à voir avec notre sujet, mais dont on sait ce qu'il a coûté et ce qu'il coûtera encore en termes de terrorisme aux démocraties occidentales en général et aux États-Unis en particulier. Cela vaut aussi pour les prisons irakiennes.
Cet enseignement, nous avons le devoir, nous, responsables politiques, de le garder en permanence à l'esprit.
Qu'il me suffise de citer sur ce point le secrétaire général des Nations unies, M. Kofi Annan, qui, au cours de cette journée pour moi mémorable, déclarait : « Porter atteinte aux droits de l'homme, aux libertés ne saurait contribuer à la lutte contre le terrorisme. Au contraire, cela permet aux terroristes d'atteindre plus facilement leur objectif en donnant l'impression que la morale est dans leur camp et en suscitant la haine et la méfiance précisément chez ceux parmi lesquels les terroristes sont le plus susceptibles de trouver de nouvelles recrues ».
Peut-on avec plus de force dire les enjeux de la lutte contre le terrorisme ?
Ces principes ont été rappelés, comme il convient, par les plus grandes instances juridictionnelles. Cela est vrai pour la Cour suprême des États-Unis, trop rarement saisie, on le sait, à la suite d'artifices de procédure. Cela est vrai aussi pour la Chambre des Lords, qui a eu l'occasion encore récemment de rappeler au respect des principes fondateurs de la liberté anglaise un gouvernement qui, sur ce point, se laissait aller à quelques tentations.
C'est vrai aussi du Conseil constitutionnel ; il ne se peut comparer bien évidemment aux deux grandes juridictions que j'évoquais précédemment, mais il joue son rôle, à sa place, dans nos institutions. Dans deux décisions de principe, que je crois connaître, puisque l'une date du 3 septembre 1986 et l'autre du 15 janvier 1995, alors que j'avais l'honneur de le présider, le Conseil a rappelé les mêmes principes. Il faut toujours les conserver présents à l'esprit quand il s'agit de la lutte contre le terrorisme.
À cet égard, et s'agissant de la nature même de l'acte terroriste, je dirais que, sous la forme actuelle du terrorisme ici considéré, la plus redoutable qui soit, celle du terrorisme international organisé, le fait pour un groupement organisé à des fins idéologiques de semer la terreur et la dévastation au sein de populations civiles et de causer délibérément la mort de victimes anonymes, dont le terroriste ne sait même pas qui elles seront, constitue, et je vous renvoie sur ce point au statut de la Cour pénale internationale, donc au traité de Rome de 1998, un crime contre l'humanité.
Là, nous ne sommes plus dans l'incertitude qui prévaut toujours lorsqu'il s'agit d'appliquer à des situations passées des concepts juridiques nouveaux, nous ne sommes pas dans un débat sur la rétroactivité. Non, nous sommes en présence de définitions qui s'appliquent exactement à ces situations.
Crime contre l'humanité, cela veut dire bien évidemment fermeté. Cela veut dire que la loi doit ici être utilisée avec toute sa force et même toute sa rigueur. Mais, attention, pour que la loi revête dans ce cas-là toute sa force, pour qu'elle soit porteuse de toute son autorité, pour qu'elle résonne partout dans les coeurs et dans les consciences, il faut qu'elle soit irréprochable !
Cela veut dire, en clair, monsieur le ministre délégué, mes chers collègues, que depuis les poursuites exercées, jusqu'aux condamnations prononcées, les procédures appliquées doivent toujours être irréprochables au regard du respect des libertés fondamentales.
C'est à la lumière de cette exigence, nécessaire et première, que le Parlement français doit apprécier les projets dont il est du devoir du Gouvernement - de tous les gouvernements - de le saisir. À cet égard, nous devons toujours faire preuve de fermeté dans la lutte contre le terrorisme et toujours témoigner la même fermeté quand il s'agit de la sauvegarde des libertés et des droits fondamentaux dans cette lutte contre le terrorisme. Ce sont les deux faces d'une même médaille.
À partir de là, et j'irai vite, car j'ai peu de temps, c'est à deux niveaux que cette exigence doit se manifester, et nous aurons l'occasion de les reprendre en détail au cours des débats.
Le premier niveau, qui sera évoqué tout à l'heure par mon ami Louis Mermaz, concerne le respect des principes constitutionnels, ce qui va de soi.
Le second niveau d'exigence, auquel je demande que chacun prête attention, peut être résumé en une interrogation non seulement nécessaire mais majeure dans un État de droit : le renforcement des pouvoirs des forces de police et des prérogatives de l'autorité administrative, qui, par leur nature même, s'exercent contre les citoyens, leurs libertés et leurs droits, même s'il ne constitue pas une violation des droits fondamentaux au sens constitutionnel du terme, doit-il pour autant toujours aboutir à des restrictions ? En d'autres termes, ces pouvoirs accrus sont-ils indispensables à la mission ? Sont-ils même nécessaires ?
On ne peut pas, dans une grande démocratie, ouvrir ainsi la voie à des restrictions de libertés qui ne seraient pas strictement indispensables.
Une autre interrogation résume bien, me semble-t-il, la relation entre les principes d'une grande démocratie et les exigences de la sécurité. Je crois que nous devons la faire nôtre. Elle a été formulée par un juriste exceptionnel, qui a marqué son temps et auquel nous devons d'ailleurs ce très grand progrès dans l'histoire que fut l'instauration du tribunal de Nuremberg. Il s'agit du grand juge américain Frankfurter.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'Attorney general des États-Unis sollicitait des pouvoirs d'exception pour telle ou telle mission, le juge Frankfurter lui tenait le discours suivant : « C'est à vous de justifier que vous n'êtes pas capable d'accomplir votre mission avec les pouvoirs dont vous disposez déjà actuellement. En effet, le respect des libertés fondamentales des citoyens est le premier principe d'une grande démocratie. Par conséquent, vous ne pouvez solliciter de pouvoirs exceptionnels que si et seulement si ces pouvoirs sont réellement indispensables. Des raisons de commodité, de facilité ou d'aisance ne sauraient en aucun cas suffire à les justifier. »
Voilà un sujet sur lequel nous devrons réfléchir au cours du débat.
J'ai, pour ma part, une véritable incertitude, lorsque je regarde - et je ne peux pas m'empêcher de le faire - l'extraordinaire cadence des modifications législatives intervenues dans le domaine.
En matière de terrorisme, nous nous trouvons actuellement dans une situation dont l'origine remonte en fait à l'année 2001.
Ainsi, depuis dix ans, c'est la huitième fois que le Parlement est saisi d'un texte portant sur la lutte contre le terrorisme - et la troisième fois pour ce qui concerne les années les plus récentes !
Depuis 1993 - donc en douze ans -, le régime de la garde à vue a déjà fait l'objet de six modifications, dont trois depuis le 11 septembre 2001. Et voilà que l'on nous en propose une nouvelle !
Je connais la qualité, je dirais même l'excellence des services chargés des libertés publiques, tant au ministère de l'intérieur qu'à la Chancellerie. Je ne peux pas m'empêcher de m'interroger. Ne faudrait-il pas présenter au Parlement un système juridique cohérent, pensé et efficace, qui serait suffisant ? Est-il réellement indispensable de revenir ainsi constamment à la charge ?
Sauf erreur de ma part, nos amis espagnols n'ont pas modifié leur régime de garde à vue, qui est actuellement de cinq jours, et cela depuis 1989. Alors qu'ils ont été atteints -ravagés, dirais-je même - par le terrorisme, ils n'ont jamais jugé nécessaire de procéder à de telles réformes.
Par conséquent, défions-nous ! D'abord, pour les raisons que je viens d'évoquer. Ensuite, parce qu'une accusation est souvent portée et prospère de façon désastreuse là même où doit être menée la véritable bataille contre le terrorisme : dans l'esprit de certains jeunes gens. Je pense à ceux qui n'ont pas nécessairement compris quels étaient les fondements structurels de la démocratie. Nous devons nous montrer exemplaires, afin de leur prouver que la démocratie existe seulement dans le respect des libertés. C'est avant tout dans leur conscience, dans leur esprit, que nous pourrons gagner une telle bataille.
Telles sont les réflexions dont je voulais faire part à la Haute Assemblée. Nous reviendrons plus en détail, au cours du débat, sur les dispositions que vous nous présentez, monsieur le ministre d'État.