Intervention de Sabrina Agresti-Roubache

Réunion du 19 décembre 2023 à 15h00
Lutte contre les dérives sectaires — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer, chargée de la citoyenneté, et auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargée de la ville :

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, le 12 juin 2001 était promulguée la loi tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, dite loi About-Picard.

Cette loi a défini notre régime juridique de lutte contre les dérives sectaires, en créant notamment le délit d'abus de faiblesse lié à un état de sujétion psychologique ou physique : c'est un acquis important, que nous devons préserver.

Près de vingt-trois ans plus tard, l'État se doit d'adapter son organisation et sa réponse pénale pour tenir compte des transformations du phénomène des dérives sectaires – voilà un impératif auquel personne ne peut se soustraire !

C'est la raison de ma présence devant vous aujourd'hui, avec ma collègue Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée chargée de l'organisation territoriale et des professions de santé, pour l'examen de ce projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires.

Aujourd'hui, il apparaît nécessaire d'adapter notre droit : sachez que le Gouvernement fera preuve d'une détermination sans faille pour mener ce combat et venir en aide aux victimes des mouvements sectaires.

C'est tout le sens de la stratégie nationale pluriannuelle de lutte contre les dérives sectaires, présentée en novembre dernier à l'issue d'une importante concertation interministérielle. Cette stratégie nationale compte treize objectifs et quarante mesures opérationnelles, parmi lesquelles on trouve le projet de loi que j'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite le dire avec clarté, car c'est ma conviction profonde : l'État lutte non pas contre les croyances, les opinions ou les religions, mais bien contre toutes les formes de dérives sectaires.

La République garantit la liberté de conscience. L'article X de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen proclame bien : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. » Nous y sommes profondément attachés.

En revanche, l'État protège ses citoyens contre le fléau des dérives sectaires, qui représente une menace pour notre cohésion sociale ; ces pratiques dangereuses font des milliers de victimes chaque année. Il s'agit d'ailleurs d'un fléau en constante évolution.

Je veux vous en donner un exemple : dans son dernier rapport d'activité, la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) alerte sur les solutions miracles proposées par certains pseudo-thérapeutes contre des pathologies cancéreuses : des injections de gui, du jus de citron, ou encore des interruptions de soins de médecine conventionnelle, qui peuvent se révéler particulièrement dangereuses. Voilà, mesdames, messieurs les sénateurs, ce à quoi nos compatriotes les plus vulnérables peuvent être exposés aujourd'hui !

Face à ces charlatans, dont les méthodes d'embrigadement évoluent sans cesse, nous ne pouvons laisser les victimes seules : il nous faut les protéger.

Permettez-moi de vous rappeler les grandes tendances qui caractérisent les dérives sectaires aujourd'hui.

Premièrement, ce phénomène ne cesse de prendre de l'ampleur depuis plusieurs années : les signalements à la Miviludes ont doublé depuis 2010. Les difficultés sociales et la crise sanitaire ont accru les vulnérabilités de certains de nos concitoyens. Tout cela n'est certainement que la partie émergée de l'iceberg.

Deuxièmement, le phénomène s'est transformé en tirant profit du développement du numérique et des réseaux sociaux. Outre les groupes à prétention religieuse qui continuent de sévir, de plus en de plus de petits groupes et de « gourous 2.0 » fédèrent de véritables communautés d'adeptes en ligne.

Je veux également citer le développement préoccupant de la sphère complotiste, dont les thèses prospèrent sur la toile. La crise du covid-19 nous en a donné l'illustration, comme je viens de vous le rappeler.

Face à ce constat inquiétant, le Gouvernement a mené une large concertation afin de faire émerger des propositions constructives. L'ensemble des parties prenantes ont été réunies en mars dernier au ministère de l'intérieur et des outre-mer pour l'élaboration de la stratégie que j'ai citée. Je tiens d'ailleurs à remercier ma prédécesseure, Sonia Backès, pour son engagement dans cette cause qui, je le sais, lui tenait tant à cœur.

La stratégie nationale de lutte contre les dérives sectaires pour la période 2024-2027 est le fruit de ce travail d'une ampleur inédite.

Cette stratégie se structure en trois axes : le premier a trait à la prévention des risques de dérives sectaires ; le deuxième est centré sur un meilleur accompagnement de proximité des victimes ; le troisième est consacré au renforcement de l'arsenal juridique, dont ce texte constitue l'outil principal.

Le présent projet de loi a effectivement pour objet d'engager une réforme majeure de notre dispositif juridique en matière de lutte contre les dérives sectaires ; il aura des effets importants tant sur la répression des auteurs d'infractions que sur l'indemnisation et l'accompagnement des victimes.

Vous le savez, le Gouvernement a notamment pour ambition de voir définis deux nouveaux délits : à l'article 1er, le fait de placer ou de maintenir une personne dans un état de sujétion psychologique ou physique ; à l'article 4, la provocation à l'abandon ou à l'abstention de soins, ou à l'adoption de pratiques dont il est manifeste qu'elles exposent la personne visée à un risque grave pour sa santé.

La santé est en effet devenue un enjeu majeur de la lutte contre les dérives sectaires : 25 % des signalements à la Miviludes concernent désormais ce domaine ! Il est essentiel d'y répondre, notamment au travers de cette mesure.

Je laisserai à ma collègue Agnès Firmin Le Bodo, que je remercie chaleureusement d'être présente à mon côté aujourd'hui, le soin de vous présenter ce second délit et la nécessité de rétablir, comme nous vous le proposerons par un amendement du Gouvernement, l'article 4.

Par ailleurs, en cohérence avec la création d'un nouveau délit de sujétion psychologique ou physique, prévue à l'article 1er, nous avons proposé qu'une circonstance aggravante soit instaurée pour plusieurs crimes et délits – meurtres, actes de torture et de barbarie, violences, ou encore escroqueries – quand ils sont commis dans un environnement sectaire.

Rappelons qu'il n'existe pas à l'heure actuelle de circonstances aggravantes liées à l'emprise sectaire en matière pénale. Cette mesure doit donc permettre d'adapter la réponse pénale au phénomène sectaire en réprimant les agissements à la hauteur de ces méthodes d'emprise.

En complément, nous souhaitons que l'accompagnement des victimes soit renforcé, en donnant à plusieurs associations spécialisées la possibilité de se porter partie civile. Une procédure d'agrément par l'État sera mise en place pour établir la liste des associations autorisées à agir en défense des victimes.

Le projet de loi instaure par ailleurs une procédure de transmission obligatoire des condamnations et des décisions de contrôle judiciaire aux ordres professionnels de santé, qui permettra de faciliter la prise de sanctions disciplinaires à l'encontre des praticiens déviants.

Enfin, une meilleure association des services de l'État, notamment ceux de la Miviludes, permettra d'améliorer l'information des acteurs judiciaires sur les dérives sectaires. Ces services pourront être sollicités par les parquets ou les juridictions judiciaires, afin qu'ils leur fournissent des informations utiles, fondées sur leur expertise, qui seront de nature à les éclairer.

Je veux à présent vous présenter plus en détail les objectifs que nous cherchons à atteindre au travers de la création d'un nouveau délit d'assujettissement psychologique ou physique.

Nous souhaitons agir en amont de l'abus de faiblesse, en sanctionnant le fait même d'assujettir une personne par des pressions graves ou réitérées, ou par des techniques propres à altérer le jugement, lesquelles figurent déjà dans le droit pénal.

Ce nouveau délit permettra de cibler la mécanique néfaste de l'embrigadement sectaire, celle qui détruit des personnalités, isole des individus de leur environnement familial et ruine leur santé. Cette mécanique est bien la porte ouverte à tous les abus.

Nous visons deux objectifs.

Premièrement, nous voulons renforcer un cadre juridique désormais insuffisant pour appréhender les nouvelles formes de dérives sectaires, ainsi que je l'ai déjà évoqué.

La disproportion entre le faible nombre de procédures judiciaires engagées et la recrudescence des signalements à la Miviludes le prouve. Les statistiques judiciaires font état d'une proportion importante de classements sans suite pour caractérisation insuffisante de l'infraction. Nous constatons également un faible nombre de condamnations, plus précisément 95 condamnations sur 361 affaires instruites de 2017 à 2022. Tout cela n'est évidemment pas satisfaisant.

Deuxièmement, nous souhaitons améliorer l'indemnisation des victimes, par une meilleure reconnaissance du préjudice corporel qui résulte de l'altération de la santé psychologique ou mentale des personnes sous emprise sectaire.

Assujettir une personne ne conduit pas forcément à un abus frauduleux ou à des atteintes sexuelles, mais cela aboutit fréquemment à une altération grave de la santé physique et, surtout, mentale de la victime. Les séquelles peuvent se manifester de multiples manières : syndrome post-traumatique, syndrome dépressif, perte d'autonomie, ou encore isolement social ou affectif extrême.

En l'état actuel du droit, la réparation par les tribunaux du préjudice sur la santé est plus qu'aléatoire. Cela n'est pas acceptable pour les victimes, qui doivent être bien mieux protégées.

C'est toute l'ambition de la disposition prévue à l'article 1er, que des membres de plusieurs groupes de votre assemblée proposent aujourd'hui de réintroduire dans le texte.

Madame la rapporteure, en commission des lois, vous avez souhaité enrichir le texte de dispositions nouvelles. Vous avez ainsi proposé de renforcer la protection des mineurs et de mieux lutter contre les dérives sectaires dans le domaine numérique. Vous proposez également de consacrer l'existence de la Miviludes dans la loi.

Vous savez combien je suis attachée à l'importance du travail parlementaire – j'étais moi-même commissaire aux lois à l'Assemblée nationale. Je salue ces évolutions, qui complètent utilement les propositions du Gouvernement, et je me réjouis qu'elles aillent dans le bon sens, celui de notre volonté commune de renforcer la lutte contre les dérives sectaires et de mieux protéger les victimes.

Au-delà de ces considérations, je souhaiterais également remercier toutes celles et tous ceux qui s'engagent publiquement en faveur de cette noble cause. Je pense bien sûr à l'ancien sénateur Nicolas About et à l'ancienne députée Catherine Picard, auteurs de la loi de 2001. Je pense aussi à Georges Fenech, ancien député et ancien président de la Miviludes, qui a été un acteur central de ce combat et dont la voix continue de porter.

Je remercie aussi l'ensemble des associations spécialisées qui agissent au quotidien pour venir en aide aux victimes et à leurs familles. Leur action est cruciale. Aussi, je vous le dis avec gravité : elles ont besoin de ce texte pour aider les victimes, toujours plus nombreuses, à sortir de cette spirale néfaste.

Ce sujet nous rassemble ; je m'en félicite.

Mesdames, messieurs les sénateurs, au travers de ce projet de loi, le Gouvernement entend renforcer sensiblement la capacité de l'État à agir efficacement contre les dérives sectaires. Ce projet de loi marque une étape importante de ce combat dans notre pays.

Nous devons répondre présents, car il s'agit d'un fléau qui nous concerne tous. Chacune et chacun d'entre nous peut en être victime, dans la mesure où nous avons toutes et tous nos faiblesses et nos fragilités, quelle que soit notre histoire personnelle.

Je souhaiterais terminer mon propos en citant les sages paroles du philosophe Sénèque dans De la colère : « Tous les hommes ne sont pas vulnérables de la même façon ; aussi faut-il connaître son point faible pour le protéger davantage. »

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