Intervention de Jean-Baptiste Blanc

Réunion du 19 décembre 2023 à 14h30
Lutte contre les dérives sectaires — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Jean-Baptiste BlancJean-Baptiste Blanc :

Monsieur le président, mesdames les ministres, mes chers collègues, l’actualité souligne la pertinence de nos travaux. En effet, l’exploitation de femmes par un mouvement sectaire, au travers de pratiques tantriques, et l’enlèvement d’un enfant caché au sein d’un groupe nomade ont mis au jour le rôle de deux structures sectaires transnationales qui avaient échappé aux radars pendant de nombreuses années.

Dans ces deux cas, des groupes ont instrumentalisé nos libertés au détriment des intérêts de leurs membres, alors qu’elles ont été conçues au service de l’individu avant tout. La loi de 2001 avait déjà permis de souligner que de tels mouvements portaient atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. Dans le cadre de la République, l’individu doit rester un citoyen souverain ; aussi doit-il être protégé. Faut-il rappeler, à la suite de Lacordaire, que, « entre le faible et le fort, entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » ?

Nous espérions un projet de loi plus ambitieux. À l’occasion des assises nationales de la lutte contre les dérives sectaires, qui se sont tenues au mois de mars dernier, le Gouvernement a présenté une feuille de route pour les dix ans à venir.

Ces assises avaient été précédées par de nombreux rapports rédigés par les membres de nos deux assemblées, qui avaient trait aussi bien à la situation financière de ces mouvements et aux mineurs victimes des sectes qu’à la santé. Je pense en particulier au rapport issu des travaux de la commission d’enquête sur l’influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé, présidée par mon collègue sénateur du Vaucluse, Alain Milon, rapport qui ne trouve aucun écho dans le présent projet de loi.

La feuille de route annoncée semble se réduire à la taille d’un confetti, même si j’ai bien conscience qu’il reste encore neuf ans pour la réaliser !

Cette déception est particulièrement marquée pour ce qui concerne le choix du Gouvernement de se concentrer sur la seule réponse pénale.

Faut-il lier cette approche à la décision gouvernementale, prise voilà quatre ans, de rattacher la Miviludes au ministère de l’intérieur ? Je le pense. Aussi souhaiterais-je que le Gouvernement prenne conscience de ce tropisme réducteur et rende à la Miviludes le caractère interministériel et l’indépendance nécessaires à l’exercice de ses missions. C’est pourquoi je souscris à la proposition de la commission des lois d’accorder un statut législatif à la Miviludes.

Renforcer les moyens humains et financiers de la Miviludes, comme l’a souligné notre rapporteure, est plus que jamais nécessaire pour prévenir efficacement la menace sectaire nationale et internationale, au sein de laquelle les réseaux sociaux, les outils informatiques, notamment l’intelligence artificielle, et les « gourous 2.0 », qui expriment souvent des thèses conspirationnistes, jouent un rôle prédominant.

Au lieu de renforcer la Miviludes, le Gouvernement abandonne pourtant l’accompagnement des victimes aux membres de la société civile, qui n’ont pas obligatoirement les compétences professionnelles requises, en dépit de leur engagement.

Disposer d’une législation spécifique contre les dérives sectaires est également nécessaire, malgré l’existence d’un arsenal législatif de portée générale. L’argument selon lequel la législation existante serait suffisante avait déjà été avancé lors de l’élaboration de la loi de 2001.

Toutefois, répéter aujourd’hui une telle antienne ne sert à rien. En effet, après une vingtaine d’années d’application timide, la loi de 2001 a montré ses limites ; aussi le volet pénal doit-il réellement être amélioré. Il est ainsi urgent d’attribuer un code spécifique aux affaires où une dérive sectaire est liée à une infraction dite « ordinaire », afin que la Miviludes en soit informée.

L’article 1er, qui visait à créer une infraction autonome d’abus frauduleux de la situation de faiblesse résultant de l’état de sujétion d’un individu, a été supprimé par la commission. Sa rédaction était certes problématique, mais cette suppression revient à vider de sa portée la défense des personnes ainsi mises en sujétion. L’article 223-15-2 du code pénal, à la rédaction souvent mal comprise, resterait difficile à appliquer. Les victimes pourraient en pâtir. Il faudra donc, à l’évidence, revenir sur ce sujet.

Pour comprendre cette difficulté d’application, il convient de revenir brièvement sur la genèse de l’article 223-15-2 du code pénal réprimant l’abus frauduleux de l’état de faiblesse d’une personne. Selon cet article, plusieurs catégories de personnes sont considérées comme particulièrement vulnérables : le mineur, la personne âgée, la personne atteinte d’une maladie, d’une déficience physique ou psychique, ou encore la femme enceinte.

C’est la loi de 2001, votée à l’unanimité, qui a élargi la protection des personnes vulnérables à celles « en état de sujétion psychologique ou physique », cette protection ne se limitant pas à celle de leurs biens. En outre, l’alinéa 2 de l’article 223-15-2 du code pénal dispose que, si l’infraction est commise par le dirigeant d’un groupement créant, maintenant ou exploitant une telle sujétion, les peines sont alors aggravées. Cet alinéa introduit surtout l’idée que la sujétion peut être créée.

La difficulté de distinguer les personnes intrinsèquement vulnérables de celles dont la vulnérabilité est due aux pressions exercées par le dirigeant d’un groupe abusant de leur faiblesse a été mise en évidence par les différentes décisions de justice rendues depuis 2001.

Certaines décisions exigent, à tort, que soit démontrée l’existence d’une vulnérabilité préexistante, alors que la loi précisait clairement que cet état pouvait être créé. Cette confusion découle de la façon dont la sixième catégorie de personnes vulnérables a été inscrite dans le code pénal par le législateur, animé par la volonté de protéger les biens de ces personnes.

C’est le déplacement de cet article du code pénal depuis le titre relatif à la protection des biens vers celui concernant les atteintes aux personnes qui a entraîné cette confusion. On a ainsi occulté l’intention d’assujettissement des personnes par les groupements cités dans cet article du code pénal, à l’encontre de l’esprit de la loi de 2001, qui rappelait l’atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales commise par un tel groupement.

L’article 1er du projet de loi visait à préciser quelque peu la situation de la personne assujettie en instituant un délit autonome permettant de réprimer les agissements ayant pour effet de créer cet état, ce qui était réclamé par les praticiens défendant les victimes de tels abus.

Toutefois, la suppression de cet article, du fait de sa rédaction problématique, peut-être hâtive, fait qu’il s’agit, à ce stade, d’un rendez-vous manqué.

Les dossiers d’emprise sectaire que je souhaite évoquer impliquent l’existence de la dimension de groupe mentionnée à l’article 223-15-2 du code pénal.

La cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires définit cette dimension comme une forme archaïque de gouvernement, au sein de laquelle le manipulateur cumule les trois pouvoirs normatif, exécutif et judiciaire. Cela crée une forme de toute-puissance qui légitime la soumission de l’adepte, tout en masquant la coercition à l’œuvre.

Cette dimension de groupe évite la confusion avec les conflits intraconjugaux. La réflexion sur la gouvernance interne des groupes de nature sectaire montre que la rédaction de l’article 1er du projet de loi aurait pu être retravaillée pour que cet article soit adopté, car il touche au fondement du paradigme démocratique.

Il importe de ne pas édulcorer, dans le présent texte, le caractère spécifique de l’emprise exercée par le groupe ; je souhaite vous mettre en garde contre ce danger, mes chers collègues. La Cour de cassation a très justement qualifié le groupe sectaire d’« institution », ce qu’il est réellement aux yeux de l’adepte assujetti.

Si les apports de la commission au présent projet de loi vont dans le bon sens, l’instauration de l’infraction de mise en état de sujétion, ou d’assujettissement, constitue, à mon sens, un outil indispensable, même si ce n’est qu’une des multiples facettes du sujet.

Mesdames les ministres, ce projet de loi est un rendez-vous manqué, car il a été rédigé de manière précipitée et n’est pas à la hauteur des enjeux décrits.

Il est nécessaire d’adapter les outils de lutte contre les dérives sectaires qui ont trait à la santé, à l’alimentation ou au développement personnel, qui utilisent le numérique et qui touchent les mineurs. Dans ce dernier cas, l’histoire d’Alex, jeune Anglais retrouvé après six années d’errance, illustre cette nécessité.

Le Sénat a travaillé avec sérieux et a amendé le projet de loi – seize amendements ont été adoptés en commission et d’autres le seront, sans doute, au cours de cette séance. Je profite d’ailleurs de l’occasion qui m’est offerte pour saluer le travail de notre rapporteure.

Toutefois, le sujet des dérives sectaires méritait mieux qu’une réaction précipitée. Il convient de protéger, selon les chiffres de la Miviludes, quelque 500 000 adeptes de mouvements sectaires et 80 000 enfants élevés dans un tel contexte, mais surtout de sensibiliser et de protéger tous ceux qui sont approchés par de tels mouvements chaque jour.

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