Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, à ce stade du débat, tout a été dit, ou presque. Le texte qui nous est proposé fait fond sur le constat d'un rendez-vous manqué ; ses auteurs reconnaissent en même temps que la complexité de la procédure d'action de groupe résulte d'un régime en patchwork qu'il convient d'unifier, ce à quoi ils s'emploient.
Nous avons d'ailleurs – ce n'est peut-être pas un hasard – exactement le même débat sur les lanceurs d'alerte, auquel s'applique également un régime en patchwork.
Le texte qui nous est soumis se veut un mariage de raison entre la proposition de l'Assemblée nationale et la directive européenne sur ce sujet. Je ne veux pas faire le griot, mais j'étais déjà très présente lors des débats préalables à l'adoption de la loi de 2014. De fait, les arguments qui étaient alors invoqués pour s'opposer à l'action de groupe sont toujours utilisés : protéger le secret des affaires et les entreprises, éviter les dérives à l'américaine, etc.
Dans leur ouvrage Économie des actions collectives, Bruno Deffains, Myriam Doriat-Duban et Éric Langlais détaillent les avantages économiques de l'action de groupe, particulièrement adaptée à la « réalité moderne », d'autant que les préjudices se multiplient et que la criminalité devient de plus en plus créative, à l'occasion notamment du développement des réseaux sociaux. Il est des situations où le justiciable a besoin d'engager une telle procédure, qu'il conviendrait de rendre plus facile d'accès et d'assortir d'une meilleure unicité de la réponse judiciaire afin de donner toute leur effectivité aux actions collectives.
C'est en raison des actions judiciaires menées dans les années 1960 et 1970 que la sécurité routière est devenue un enjeu pour les industriels de Detroit. D'un point de vue économique, il est parfois plus intéressant pour un industriel de supporter le risque limité et aléatoire d'une procédure que de rappeler un produit dont il connaît pourtant la dangerosité. En droit français, cela s'appelle la « faute lucrative », mise en lumière dans l'affaire du Mediator, qui a mis bien du temps à être réglée.
Pour lutter contre l'aléa moral, il faut pouvoir faire comprendre à un industriel ou un professionnel cynique que son calcul économique, consistant à privilégier un comportement dolosif parce qu'il sait qu'il n'aura pas à en payer le coût véritable, est vidé de son sens par le risque d'octroi de dommages et intérêts punitifs.
Nous sommes loin du compte ! En effet, la présente proposition de loi ne remet pas en cause certains vices de la loi Hamon et des lois subséquentes, qui imposent une double procédure : une action collective, pour établir le manquement, puis une procédure individuelle, pour liquider les préjudices.
Monsieur le garde des sceaux, quels moyens seront-ils déployés pour tenir le registre public des actions de groupe ? Par ailleurs, quel sort sera-t-il réservé aux actions collectives conjointes qui semblent échapper à l'inscription au registre ?
Certes, l'action de groupe n'a pas trouvé son public, mais la diffusion de l'information est bien réduite et l'accès à cette procédure bien complexe. Si le présent texte transpose la directive européenne, il le fait a minima ; on eût aimé une telle délicatesse de sylphide pour d'autres textes volontiers surtransposés !
Le texte se montre protecteur du secret des affaires en maintenant le régime d'opt-in en matière de charge de la preuve, régime dont vous savez mieux que moi qu'il pose des tas de problèmes. Tel n'est pas le choix qu'ont fait nos amis néerlandais ou portugais, voire québécois – ces derniers chers au cœur des Percherons –, ce qui offre à leurs pays un avantage compétitif indéniable pour attirer vers eux tous les demandeurs d'une action représentative. Le projet de loi manque là une occasion de hisser la place judiciaire française au premier rang des dispositifs européens d'action collective ; c'est vraiment dommage.
Les affaires du Mediator et des prothèses PIP, comme les procès de l'amiante, attestent la nécessité d'une procédure plus rapide : les demandeurs ont succombé depuis longtemps à leur empoisonnement alors que les procédures sont savamment enlisées. Tel est souvent le cas en matière environnementale, ou en matière sanitaire, mais aussi dans des affaires de fraude ou d'évasion fiscale. On sait très bien que les fraudeurs ont, pour se défendre, plus de moyens que la justice.
Décidément, ce texte est une occasion perdue. Il me semble d'ailleurs, monsieur le ministre, que cet échec est le symptôme d'une philosophie plus globale, au vu du mauvais sort qui vient d'être fait à la proposition de loi sénatoriale encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques, largement rabotée par l'Assemblée nationale : c'est un très mauvais signal qui est envoyé dans ces matières qui exigent la plus extrême vigilance, tant pour la défense des contribuables que pour la limitation des conflits d'intérêts !