Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi que j’ai l’honneur de rapporter devant vous ce matin s’inscrit dans une actualité brûlante qui nous fait toucher du doigt l’impérieuse nécessité de mesurer les conséquences de la jurisprudence la plus récente sur le délit de prise illégale d’intérêt. Une actualité qui donne raison à l’initiative prise par notre collègue Bernard Saugey de vouloir mieux définir le délit de prise illégale d’intérêt, prévu par l’article 432-12 du code pénal.
Nombreux sont les élus, les fonctionnaires, toutes les personnes exerçant une fonction publique, à s’émouvoir des conséquences que pourrait emporter la jurisprudence de la Cour de cassation, dans son arrêt du 22 octobre 2008 Ville de Bagneux, si elle devait être appliquée brutalement et sans discernement à des comportements qui n’auraient jamais eu l’intention de violer la loi.
Cette proposition de loi, loin de vouloir affaiblir le droit et protéger les élus et agents publics, vise donc tout au contraire à « sanctuariser » le devoir de probité, valeur fondamentale de notre République, à laquelle chacun de nous, citoyen comme élu, est viscéralement attaché. Elle veut concilier deux impératifs garants de notre vie démocratique : la neutralité qui s’impose à tout agent public et la sécurité juridique qui lui est due en contrepartie.
Tel était d’ailleurs l’objectif du délit de prise illégale d’intérêt, un délit qui s’inscrit dans un vieux principe déjà connu du droit romain, repris dans deux ordonnances de Saint-Louis et de Charles VI, puis dans le code pénal de 1810. Seul son nom en a été modifié, puisqu’au délit d’ « ingérence » s’est substitué celui de « prise illégale d’intérêt ». Quel que soit ce nom, il a toujours tendu à conforter la neutralité des personnes exerçant une fonction publique, qui se voient interdire la prise d’intérêts dans les affaires placées sous leur surveillance.
Aux termes de l’article 432-12 du code pénal, le délit n’est constitué qu’autant que les justiciables, en raison de leurs fonctions, ont pris, reçu ou conservé, « directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou une opération dont [ils ont], au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ».
Les mots utilisés pour caractériser le délit portent en eux toute l’ambiguïté que dénonce la proposition de loi.
La surveillance peut aller jusqu’à être interprétée comme une simple association au processus de décision et se réduire à de simples pouvoirs de préparation ou de proposition de décisions prises par d’autres, comme l’a jugé la chambre criminelle de la Cour de cassation par un arrêt du 14 juin 2000.
Quant à l’« intérêt quelconque », il peut être de nature matérielle ou morale, direct ou indirect, indépendant même de la recherche d’un gain ou de tout autre avantage personnel, et sans contradiction nécessaire avec l’intérêt communal.
Il faut bien admettre que, en élargissant ainsi la notion d’intérêt quelconque, le juge considère que « l’infraction est constituée, même s’il n’en résulte ni profit pour les auteurs ni préjudice pour la collectivité », l’élément moral du délit résultant de ce que l’acte a été accompli sciemment, sans qu’il y ait forcément intention frauduleuse.
On mesure dès lors l’épée de Damoclès au-dessus de la tête de ces agents publics soumis au quotidien à des processus de décision entrant pleinement dans le champ de cet article 432-12 du code pénal, d’autant que les sanctions ont été aggravées dans le nouveau code pénal qui, au-delà des cinq ans d’emprisonnement et des 75 000 euros d’amende, prévoit des peines complémentaires dès lors qu’il y a manquement au devoir de probité.
S’ajoutent ainsi une interdiction des droits civiques, civils et de famille pour une durée maximale de cinq ans, une interdiction d’exercer une fonction publique ou une activité professionnelle ou sociale dans le même cadre que celui qui a donné lieu à infraction, et ce à titre définitif ou pour cinq ans, la confiscation des sommes ou objets irrégulièrement reçus ou détenus, une incapacité électorale de cinq ans telle qu’introduite par la loi du 19 janvier 1995 dans l’article L. 7 du code électoral.
Certes, il faut bien admettre que, statistiquement parlant – Bernard Saugey l’a rappelé tout à l’heure –, le nombre des condamnations n’est pas excessif, puisqu’il s’établit à environ cinquante condamnations par an sur les trois dernières années de référence : quarante-quatre en 2005, dont quatorze à l’encontre d’élus ; cinquante et un en 2006, dont dix-neuf à l’encontre d’élus ; quarante-neuf en 2007, dont dix à l’encontre d’élus.
Il faut ajouter que, avec pragmatisme, le législateur a prévu des atténuations, mais pour les seules communes de 3 500 habitants ou moins, sous réserve que, dans tous les cas, l’ensemble des décisions soient prises en toute transparence.
Il n’en reste pas moins que, en dépit de cet assouplissement, la rigueur des sanctions même atténuées a des conséquences lourdes sur les agents publics, marqués par un soupçon indélébile aux conséquences très importantes, y compris sur le plan psychologique.
Enfin, il n’aura échappé à personne que le Conseil constitutionnel, dans sa toute récente décision du 11 juin 2010, a déclaré contraire à la Constitution l’article L. 7 du code électoral relatif à l’interdiction d’inscription sur la liste électorale, décision qui vient conforter la position de l’auteur de la proposition de loi et celle de votre rapporteur.
Le contenu de cette proposition de loi avait été présenté dans un amendement par notre collègue Pierre-Yves Collombat lors de l’examen de la loi de simplification et de clarification du droit et d’allégement des procédures du 12 mai 2009 ; mais, cette disposition, considérée comme inopportune dans ce texte, n’avait pas été retenue. Bernard Saugey l’a expliqué et a rappelé que la présente proposition de loi, même si elle émane de lui, a été élaborée en parfait accord avec Pierre-Yves Collombat.
Cette double démarche, tant de M. Collombat que de M. Saugey, montre à l’évidence l’intérêt du texte qui nous est soumis.
Derrière cette proposition de loi, il y a le devoir exigeant, impératif de concilier en pratique deux points de vue : celui de la loi et celui du juge avec l’interprétation extensive qu’il fait de ladite loi. C’est un devoir exigeant, impératif, si l’on veut éviter un blocage inévitable de toute action administrative.
Monsieur le secrétaire d’État, les élus que nous sommes tous ici savent ce que veut dire « prendre ses responsabilités ».
Je suis conseiller général, membre de la commission d’appel d’offres relative aux transports scolaires. Je délibère donc pour choisir les transporteurs qui assurent le transport des élèves. Heureusement que mes petits-enfants ne bénéficient pas de ce transport, sinon…
Je demande et j’obtiens, toujours en qualité de conseiller général, des subventions pour les associations et les clubs sportifs de mon canton. Heureusement, encore une fois, que mes petits-enfants ne jouent ni au football ni au basket dans les clubs de mon canton ; sinon, je serais prise en défaut et coupable de prise illégale d’intérêt.
N’y a-t-il pas aussi quelque hypocrisie à croire que, parce que l’on ne prendra pas part aux délibérations de l’exécutif ou que l’on quittera momentanément la salle des délibérations pour ne participer ni aux débats ni au vote, on sera à l’abri d’une potentielle prise illégale d’intérêt ?
Chacun, à la commission des lois, s’est accordé à reconnaître, d’abord l’absolue nécessité de maintenir la répression du délit de prise illégale d’intérêt – nous y insistons – mais aussi, en contrepartie, la tout aussi nécessaire obligation de clarifier la notion d’ « intérêt quelconque ». Chacune et chacun a pu illustrer d’exemples vécus sur son territoire les excès auxquels pourrait conduire une application immodeste de la loi.
C’est pourquoi la commission, à l’unanimité, a voulu concentrer la répression sur les comportements relevant des manquements à la probité. Le texte retenu, intransigeant sur le respect du critère incontournable et essentiel de probité, se veut doublement protecteur de la neutralité de l’agent public en réprimant les actes qui s’en écarteraient et en stigmatisant le risque délictuel.
Monsieur le secrétaire d’État, les élus, dépositaires de l’autorité publique, les personnes chargées d’une mission de service public ou encore les personnes investies d’un mandat électif public se veulent, et sont dans leur grande majorité – il suffit de revenir au nombre de condamnations évoqué tout à l’heure –, exemplaires. Apportons-leur la preuve de la confiance que nous leur faisons. Disons-leur à toutes et à tous notre volonté de les aider à faire fonctionner harmonieusement nos institutions, notre volonté de ne pas paralyser l’action administrative, surtout à un moment où se multiplient les structures locales, où se développe l’intercommunalité et où les associations sont plus que jamais nécessaires.
La proposition de loi de Bernard Saugey a été considérée par l’ensemble des membres de la commission comme un texte d’équilibre et de bon sens, un texte raisonnable. Seul son intitulé a été modifié pour mieux identifier les bénéficiaires de ces dispositions. Sous réserve de cette modification, le texte a été adopté à l’unanimité par la commission : mes chers collègues, je vous propose de suivre son avis.