Intervention de Pierre-Yves Collombat

Réunion du 24 juin 2010 à 9h00
Prise illégale d'intérêts des élus locaux — Adoption d'une proposition de loi

Photo de Pierre-Yves CollombatPierre-Yves Collombat :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Bernard Saugey et notre rapporteur, que je remercie, ont parfaitement exposé l’objet de cette proposition de loi : clarifier en la précisant la notion d’intérêt délictueux afin de sécuriser l’action de ceux auxquels a été confiée la gestion des affaires publiques, sans baisser la garde s’agissant de leurs éventuels manquements au devoir de probité.

Je me bornerai donc à revenir sur quelques points qui me semblent essentiels et qui expliquent l’adhésion totale de mon groupe au texte qui nous est soumis.

Premier point, le délit de « prise illégale d’intérêt » concerne une catégorie bien particulière de personnes, les « dépositaire[s] de l’autorité publique ou chargée[s] d’une mission de service public » ou « investie[s] d’un mandat électif public ». Peu de nos concitoyens, donc, y sont exposés, ce qui invalide a priori toutes les objections à la proposition de loi au nom de « l’égalité des citoyens devant la loi », l’un des tantras habituellement récités dès lors qu’il est question de la responsabilité des élus. En l’espèce, la question est d’assurer non pas un traitement égal à des égaux, mais des traitements inégaux à des personnes que leur position place dans des situations inégales.

D’où mon deuxième point : inséparable de la fonction, le délit de prise illégale d’intérêt, en bonne logique, ne devrait pas pouvoir être apprécié in abstracto, sans tenir compte des conditions d’exercice réelles de ladite fonction.

Or, qu’impose la fonction des élus ? Assurer la surveillance toujours, le fonctionnement parfois, d’organismes directement liés à la collectivité qu’ils gèrent et qu’ils représentent ès qualités dans ces organismes : établissements publics, associations, sociétés d’économie mixte, offices d’HLM… Les élus n’ont donc le choix qu’entre deux chefs d’accusation potentiels alternatifs : le défaut de surveillance, en cas de dérive des organismes dont ils sont censés assurer la surveillance, ou la prise illégale d’intérêt.

Tout cela pouvait passer pour simple jeu de l’esprit, sans conséquence pratique, jusqu’à l’arrêt Ville de Bagneux, déjà évoqué. Comme cela a été rappelé, dans cette affaire, quatre élus municipaux de la commune de Bagneux – le maire, deux adjoints et un conseiller municipal, ce qui montre que la question concerne tous les élus et ne peut être réglé par le simple biais d’une démultiplication des délégations –, quatre élus, donc, ont été condamnés pour prise illégale d’intérêt pour leur participation aux délibérations et aux votes attributifs de subventions à diverses associations. Parmi celles-ci, les associations municipales et intercommunales qu’ils présidaient ès qualités, sans indemnité particulière et en vertu des statuts mêmes des organismes.

Je conseille donc aux élus d’apprendre par cœur et de se réciter tous les matins le dernier attendu de l’arrêt : « [...] l’intérêt matériel ou moral, direct ou indirect, pris par des élus municipaux en participant au vote des subventions bénéficiant aux associations qu’ils président entre dans les prévisions de l’article 432-12 du code pénal ; qu’il n’importe que ces élus n’en aient retiré un quelconque profit et que l’intérêt pris ou conservé ne soit pas en contradiction avec l’intérêt communal » !

Si cela ne s’appelle pas marcher sur la tête, je voudrais bien que l’on m’explique ce dont il s’agit ! L’arrêt Ville de Bagneux concerne seulement les associations, mais il pourrait s’appliquer, à la virgule près, à tout organisme extérieur d’une collectivité, voire aux EPCI dont elle est membre.

Ainsi, lors du vote de la dotation de compensation de l’impôt économique transféré ou de la dotation de solidarité communautaire, tous les membres du conseil communautaire, par définition intéressés en tant que délégués communaux, pourraient être inculpés pour prise illégale d’intérêt ! Cet arrêt pourrait également s’appliquer aux conseillers généraux votant une subvention relative à leur commune, voire, si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, le budget du département, condition de l’octroi de subventions communales.

Le fait que des élus, siégeant ès qualités au conseil d’administration de la régie départementale des transports, sans rémunération, poursuivis pour leur participation à la commission d’appel d’offres où ladite régie soumissionnait, puissent se voir demander par un juge d’instruction si leurs enfants bénéficiaient du transport scolaire départemental montre qu’aucun délire n’est exclu.

La manière la plus simple de s’en prémunir, celle choisie par cette proposition de loi, est de préciser ce qu’il faut entendre par « prise illégale d’intérêt » : non pas la satisfaction d’un « intérêt quelconque », mais celle d’un « intérêt personnel distinct de l’intérêt général ».

Troisième point, cette modification, qui concerne exclusivement l’article 432-12 du code pénal, laisse inchangée toute la section 3, chapitre II, titre III, livre IV, relative au « manquement aux devoirs de probité » du code pénal. Sont également inchangés les articles 432-10, 432-11, 432-13 et 432-15, qui portent respectivement sur la concussion, le trafic d’influence, le pantouflage, la soustraction et le détournement de biens.

Au sein de l’article 432-12, cette modification ne concerne pas les cas où existe un intérêt personnel propre, même légitime, de l’élu, question abordée par les alinéas 2 à 5. Ces alinéas ne s’appliquent d’ailleurs qu’aux élus municipaux des communes de moins de 3 500 habitants. Il y aurait pourtant beaucoup à dire. Mais nous n’en dirons rien !

J’en ai moi-même fait l’expérience en tant que maire d’une commune de moins de 3 500 habitants. Devenu sénateur, j’avais l’intention de louer des locaux municipaux pour faire un bureau. J’ai alors sollicité l’avis du service central de prévention de la corruption sur ce point. Il m’a été déconseillé de réaliser ce projet, et j’ai évidemment suivi l’avis de ce service dont le rôle est essentiel. Malgré la présence d’un intérêt légitime, si l’on s’en réfère à la procédure, cela était impossible.

Quatrièmement, il serait assez étrange de refuser cette modification de bon sens proposée ici, alors que des pratiques autrement plus attentatoires à la moralité publique prospèrent sans susciter d’émoi particulier : si l’ancien employé d’une entreprise spécialisée dans la gestion des services d’eau, d’assainissement ou d’ordures ménagères, devenu maire, ne peut pas participer à l’instruction des affaires relatives à l’association qu’il préside ès qualités, il peut parfaitement, en toute légalité, concéder ces services municipaux, en respectant le formalisme de l’appel à concurrence, à son ancien employeur. On pourrait appeler cela du « pantouflage à l’envers », le pantouflage proprement dit étant réprimé, ou plutôt limité, par l’article 432-13 du code pénal.

Je rappelle ce paradoxe déjà souligné en 2000 par le rapport du service central de prévention de la corruption : « Comment, malgré un cadre juridique si rigoureux, un sentiment de suspicion peut-il se faire jour ? Comment le “pantouflage” en vient-il à être stigmatisé même lorsqu’il ne constitue pas une infraction ? ». « Même lorsqu’il ne constitue pas une infraction » : l’expression parle d’elle-même ! Je conseille donc la lecture de ce rapport aux âmes particulièrement chatouilleuses sur le chapitre de la moralité publique, ou plus exactement des « émotions médiatiques ».

Cinquièmement, pour apprécier l’effet pratique et humain de la législation, on ne peut se contenter de dire que la répression du délit de prise illégale d’intérêt est « mesurée ». C’est le seul point sur lequel je ne suis pas entièrement d’accord avec notre rapporteur.

D’abord, les statistiques fournies par la Chancellerie sont pour l’essentiel antérieures à l’arrêt Ville de Bagneux, qui change entièrement la donne.

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