Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, il appartient au législateur d’apprécier la cohérence de la loi au regard de l’interprétation faite des principes qu’il a posés et de la corriger s’il l’estime nécessaire.
Avec cette proposition de loi de notre collègue Bernard Saugey, visant à réformer le champ des poursuites de la prise illégale d’intérêts des élus locaux, nous sommes, me semble-t-il, typiquement dans ce rôle.
Chacun ici en convient, les élus locaux et les fonctionnaires se doivent de respecter une intégrité à toute épreuve sous peine non seulement de se discréditer, mais également de saper les fondements mêmes de l’État de droit et de la démocratie en général.
Cette conviction a d’ailleurs motivé l’adoption de plusieurs lois importantes, destinées à éviter le soupçon du « tous pourris » ressenti parfois par nos concitoyens ; je pense en particulier aux lois de 1992 et de 1993.
Comme l’a rappelé notre rapporteur, Anne-Marie Escoffier, le délit de prise illégale d’intérêts comme celui de favoritisme sont précisément classés dans le nouveau code pénal parmi les atteintes aux manquements au devoir de probité. Ils sont aussi intégrés dans un livre du code précité consacré aux « crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique » où l’on trouve pêle-mêle la trahison, l’espionnage, la violation d’un secret de défense nationale, l’attentat, le complot, le terrorisme et les groupes de combat notamment. C’est dire l’importance que le législateur a voulu accorder à ces chefs d’infraction.
Mais, dans sa volonté légitime de lutter contre des pratiques peu recommandables, le législateur a peut-être ratissé un peu large, au risque de ne pas faire de distinction entre des agents malhonnêtes, qui doivent être sanctionnés, et des élus et fonctionnaires agissant en toute bonne foi !
Comment est-ce possible ?
Pour s’en tenir ici au délit de prise illégale d’intérêts, l’article 432-12 du code pénal, loin de définir explicitement ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ne fixe aucun contour à la frontière infranchissable qu’il instaure, à juste titre, entre la sphère publique et la sphère privée.
Dans la mesure où le texte d’incrimination mentionne la prise d’un intérêt quelconque et n’opère aucune distinction quant à la nature de cet intérêt, l’interprétation par les juges s’est imposée.
De fait, cela a été rappelé, la Cour de cassation considère qu’un intérêt moral ou un intérêt indirect, par interposition de personne, suffit à caractériser le délit. Par ailleurs, peu importe que l’élu ou le fonctionnaire ait retiré ou non un avantage personnel, et il n’importe pas davantage que la collectivité ait été effectivement ou non lésée.
Cette interprétation est sans doute conforme à la finalité du texte d’incrimination, qui vise à éviter qu’une personne chargée d’une fonction publique ne se serve de cette dernière dans un intérêt personnel ou puisse seulement être soupçonnée de ne pas en user conformément à l’intérêt général.
Comme l’indiquait le 6 février 1810 le conseiller d’État rapportant devant le corps législatif les dispositions relatives au délit d’ingérence, « la considération qui environne les fonctionnaires naît principalement de la confiance qu’ils inspirent et tout ce qui peut altérer cette confiance ou dégrader leur caractère doit leur être interdit ».
Mais, en condamnant des élus pour avoir participé au vote de subventions destinées à des associations dont ils assuraient la présidence, la jurisprudence récente fait peser une épée de Damoclès au-dessus de la tête de tout élu ou fonctionnaire. Nul, si honnête et si intègre soit-il, ne peut se prétendre à l’abri de poursuites, sauf à vivre en ermite dans sa mairie !
Comme cela a été souligné, il résulte de cette pesante incertitude juridique un risque de paralysie de l’action publique locale et, surtout, un profond sentiment de malaise, dont témoignent les exemples concrets présentés par nos collègues de la commission des lois.
En réalité, la situation délictueuse s’arrête là où le soupçon n’a plus cours, et il appartient aux juges du fond de faire le partage entre les cas où la décision publique ne peut être soupçonnée de partialité et ceux où elle peut l’être.
Certes, fort heureusement, les magistrats savent faire la part des choses et prononcent des peines symboliques lorsque la probité de l’élu ou du fonctionnaire n’est pas en cause. Il n’en reste pas moins qu’une condamnation, fût-elle de principe, n’est jamais neutre.
Face à de telles approximations et incohérences, que faire ?
La marge de manœuvre est étroite tant il est vrai que, dans une matière aussi sensible, une réforme peut alimenter le soupçon d’autoamnistie et être mal accueillie par l’opinion publique. Il nous appartient donc de réagir sans la moindre ambiguïté et avec la plus grande fermeté : oui, la lutte contre toutes les formes de corruption est un préalable indispensable à l’autorité de l’État. Raison de plus pour refuser les amalgames les plus douteux ! Ne rien faire, c’est accepter que des élus ou des fonctionnaires soient injustement livrés à la vindicte publique et contribuer à alimenter le sentiment du « tous pourris ».
Sans doute faut-il d’abord, et avant tout, renforcer la prévention, c’est-à-dire l’information. La bonne connaissance du risque par les élus, quelle qu’en soit la nature, est en effet une condition sine qua non à la maîtrise de ce risque. Mais convenez, monsieur le secrétaire d'État, que les arguments juridiques ne manquent pas en faveur d’une révision de l’article 432-12 du code pénal ; cela a été suffisamment démontré. La rédaction de cet article n’est pas satisfaisante et entraîne des situations kafkaïennes, comme vous l’avez souligné vous-même !
La proposition de loi qui nous est aujourd’hui présentée vise donc à remplacer les termes « un intérêt quelconque », notion très aléatoire, par les termes « un intérêt personnel distinct de l’intérêt général », qui visent l’intérêt particulier ; je ne vois pas quel mauvais signal nous enverrions à l’opinion publique, ni même aux instances internationales.
Loin de diminuer la responsabilité des élus, le texte apporte plus de sérénité dans la gestion publique locale. On ne peut accepter que les élus désertent les associations où ils devraient siéger ès qualités comme représentants de leur collectivité par peur d’être poursuivis. Cela pose un vrai problème en termes de contrôle par la collectivité du bon usage des fonds par les associations qu’elle subventionne.
C’est pourquoi le groupe du RDSE votera à l’unanimité – ce n’est pas souvent le cas ! – ce texte, même s’il aurait peut-être souhaité une réflexion plus large sur les zones de fragilité des élus locaux. Gestion de fait, favoritisme, accident au cours d’une manifestation, marchés publics et délégations de service public, liquidation et reprise du passif d’une association subventionnée, reprise d’une activité en régie : la jurisprudence témoigne de la complexité de tous ces sujets.
C’est donc sans hésitation aucune que nous voterons ce texte.