Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en présentant la proposition de loi du groupe socialiste sur le recours collectif, notre collègue Nicole Bricq vient d’exposer les raisons pour lesquelles il était désormais nécessaire d’introduire une procédure d’action de groupe dans notre droit.
Il faut saluer la constance de notre collègue dans ce domaine, ainsi que celle de son groupe, puisqu’une première proposition de loi, presque identique à celle que nous examinons aujourd’hui, avait déjà été déposée au début de l’année 2006.
L’objectif est ici d’apporter une réponse effective aux petits litiges répétitifs de consommation qui demeurent sans réparation, car les montants en jeu, trop faibles, n’incitent pas à engager une action individuelle devant les tribunaux.
Qui, en effet, n’a pas été confronté, dans sa vie quotidienne, à un petit litige de quelques euros avec un professionnel, après des relances infructueuses de son service consommateurs ? Pour autant, pourquoi engager une procédure longue et coûteuse devant les tribunaux pour seulement quelques euros ou quelques dizaines d’euros ?
J’ai la conviction que l’action de groupe, en mutualisant les frais de procédure, apporte une vraie réponse à ce problème. Non seulement elle permet la réparation de préjudices avérés, mais elle incite également, par son existence, à l’abandon des comportements à l’origine de tels préjudices.
Il n’est pas de bonne justice que des préjudices, même de faible montant, ne puissent trouver réparation.
Une telle situation atténue de façon injustifiée la responsabilité des professionnels fautifs, impose des coûts indus aux consommateurs et, plus profondément, porte atteinte à la confiance dans les relations commerciales, qui est le principe même d’une économie de marché fonctionnant correctement.
Notre regretté collègue Alain Peyrefitte n’écrivait-il pas, dans son essai intitulé La Société de confiance, que « le ressort du développement réside en définitive dans la confiance accordée à l’initiative personnelle, à la liberté exploratrice et inventive – à une liberté qui connaît ses contreparties, ses devoirs, ses limites, bref sa responsabilité, c’est-à-dire sa capacité à répondre d’elle-même » ?
À sa mesure, l’action de groupe peut contribuer à restaurer la confiance dans notre système économique et dans nos entreprises, souvent sujets de défiance aujourd’hui, en redonnant sa place au principe de responsabilité.
L’inscription de cette proposition de loi offre ainsi au Sénat l’occasion d’un débat en séance publique sur l’action de groupe, alors que le groupe de travail créé sur ce sujet en octobre 2009 par la commission des lois, dont nous étions, avec Richard Yung, les corapporteurs, a rendu ses conclusions le 26 mai dernier.
À cet égard, je tiens à souligner la convergence qui se dégage désormais sur la question de l’action de groupe. Chacun s’accorde en effet à reconnaître que son introduction dans notre droit est nécessaire, en vue de parachever la protection des consommateurs. Je sais que Richard Yung partage ce constat.
Il faut également rappeler que, depuis quelques années, tout concourt à avancer sur cette question : les travaux d’expert, les rapports officiels, mais aussi les initiatives législatives de tous horizons dans les deux assemblées, sans oublier le texte présenté à la fin de l’année 2006 par le ministre de l’économie et des finances de l’époque, Thierry Breton. Pour sa part, la commission des lois du Sénat avait organisé, au début de l’année 2006, une journée d’auditions publiques sur le sujet.
Aujourd’hui, toutes les réflexions ont été menées, et largement menées, comme l’ont illustré les travaux de notre groupe de travail. Il est donc temps d’agir, me semble-t-il.
Je commencerai par rappeler brièvement les raisons qui doivent conduire à introduire dans notre droit une action de groupe. Je parle ici – c’est un point essentiel – d’une action de groupe qui serait authentiquement « à la française », c’est-à-dire respectueuse des principes procéduraux de notre droit civil et des règles déontologiques de la profession d’avocat, afin de se prémunir efficacement contre toute évolution à l’américaine. En effet, nous avons tous à l’esprit les dérives spectaculaires des class actions d’outre-Atlantique, qui sont le principal frein à l’introduction de l’action de groupe dans notre droit.
Nous avons constaté que les dispositions existantes dans le code de la consommation ne permettent pas de réparer les préjudices individuels des consommateurs de faible montant : les actions dans l’intérêt collectif des consommateurs n’ont pas vocation à réparer les préjudices individuels, tandis que l’action en représentation conjointe, que nous évoquions précédemment, est loin d’avoir rencontré le succès escompté. Cinq actions, seulement, ont été menées depuis sa création, en 1992, et aucune n’a abouti.
Ainsi, le débat sur l’action de groupe est arrivé aujourd’hui à maturité, avec l’appui, certes, des associations de consommateurs, mais également, comme Richard Yung et moi-même avons pu le constater au cours de nos auditions, des magistrats, avocats ou universitaires.
Le Gouvernement lui-même, monsieur le secrétaire d’État, ne m’apparaît pas fermé sur cette question, même s’il pose des préalables que l’on peut comprendre : développement de la médiation, réorganisation du mouvement consumériste, avancée des projets européens et sortie de la crise.
J’en veux pour preuve les déclarations que M. Luc Chatel, votre prédécesseur au portefeuille de la consommation, a faites à plusieurs reprises, y compris lors des débats parlementaires, ainsi que les propos que vous avez vous-même tenus à l’occasion des assises de la consommation, en octobre 2009. Nous pourrions ajouter à cette liste les toutes récentes déclarations de M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État à la justice.
Les craintes des représentants des entreprises, qui s’inquiètent des coûts supplémentaires que pourrait faire peser l’action de groupe sur la compétitivité des entreprises, fondées sur l’observation des dérives du système américain, doivent pouvoir être apaisées si l’on met en place, comme je l’ai indiqué, une procédure d’action de groupe « à la française », respectueuse des principes de notre droit et conçue précisément pour empêcher de telles dérives.
Il s’agit, avant toute autre préoccupation, de refuser le principe dit de l’opt out – principe dont la constitutionnalité est d’ailleurs plus que douteuse - selon lequel toute victime potentielle doit être intégrée au groupe en vue de son indemnisation, même à son insu.
Enfin, le contexte européen et international nous invite également à agir.
Plusieurs projets d’action collective sont en gestation au sein de la Commission européenne et, même s’ils évoluent actuellement lentement, notamment en raison du renouvellement récent de la Commission, qui semble vouloir joindre ces initiatives, la France aurait plus de poids dans les futures négociations européennes sur le sujet si elle se dotait de son propre dispositif.
Par ailleurs, il faut en être conscient, le risque de délocalisation des contentieux des affaires devient réel, ainsi que l’illustre, aux États-Unis, la class action lancée par des actionnaires de Vivendi, à laquelle des actionnaires français ont été admis à se joindre. Se doter d’une procédure nationale d’action de groupe réduirait, pour nos entreprises, le risque de subir des class actions devant des tribunaux étrangers, en particulier américains, très volontaires dans ce domaine.
Sur ces bases, quel dispositif le groupe de travail a-t-il envisagé ?
Avec Richard Yung, nous avons retenu différents principes.
Premièrement, nous proposons, dans un premier temps, d’ouvrir le champ de l’action de groupe tout en la limitant à certains types de dommages.
Le champ de la consommation constitue, par excellence, le domaine de l’action de groupe. Pourraient s’y ajouter le droit de la concurrence, pour les pratiques qui lèsent des consommateurs, ainsi que certaines infractions au droit financier et au droit boursier.
En dehors des nécessités de l’action de groupe, nous en appelons à l’application des principes généraux du droit de la responsabilité civile. Compte tenu de sa finalité, l’action de groupe viserait les seuls litiges contractuels imputables à un professionnel ayant causé un préjudice exclusivement matériel à une personne physique et relevant du juge judiciaire. Toutefois, pour des raisons d’équité et de commodité pratique, il n’apparaît pas pertinent de plafonner le montant des préjudices pouvant faire l’objet d’une action de groupe.
J’ajoute, au sujet du plafond, que la mutualisation des frais de justice qu’offre l’action de groupe est susceptible de profiter non seulement au consommateur mais aussi à l’entreprise, qui peut se défendre lors d’un seul et même procès, là où de nombreuses procédures auraient pu être engagées. C’est particulièrement vrai lorsque le litige répétitif porte sur des sommes excédant les quelques euros dont je parlais tout à l’heure.
Il faut savoir qu’aux Pays-Bas, ce sont les entreprises elles-mêmes, à travers le « MEDEF » néerlandais, si vous me permettez ce qualificatif, qui ont appelé à la création d’une action de groupe, pour éviter justement d’avoir à exposer les frais de multiples procès, un seul étant suffisant lorsque les préjudices sont les mêmes.
Deuxièmement, pour éviter la multiplication d’actions abusives et, au contraire, appuyer celles qui sont légitimes, les associations de consommateurs, aujourd’hui un acteur incontournable, doivent exercer un rôle de filtre des actions de groupe, en détenant le monopole de leur introduction devant quelques tribunaux de grande instance spécialement désignés pour traiter ces contentieux de masse.
Pour exercer cette compétence, les associations devraient justifier d’un agrément renforcé, de façon que les pouvoirs publics, et également les consommateurs, soient assurés de leur compétence et de leur représentativité. En cas de pluralité d’associations engagées sur une même action, l’une d’entre elles pourrait jouer le rôle de chef de file.
Troisièmement, il conviendrait d’instituer une procédure en deux phases : une déclaration de responsabilité suivie, après publicité et constitution du groupe, d’une décision sur l’indemnisation des victimes qui se seraient jointes à l’action.
La première phase consisterait, après vérification de la recevabilité de l’action permettant d’écarter les requêtes abusives, en un jugement sur le principe de la responsabilité de l’entreprise, sur la base de cas exemplaires présentés par l’association, sans nécessité bien sûr d’avoir recours au mandat de plusieurs consommateurs. Cette procédure serait donc simple et peu coûteuse pour l’association, qui ne serait plus confrontée à la gestion d’une masse de dossiers, comme c’est le cas dans l’action en représentation conjointe.
Ce jugement serait susceptible des voies normales de recours. Une fois passé en force de chose jugée, il ferait l’objet de mesures de publicité appropriées décidées par le juge, à la charge du professionnel reconnu responsable, afin de le faire connaître aux victimes potentielles et de constituer le groupe avec celles qui le souhaitent, sur la base d’une adhésion volontaire. C’est le système dit de « l’opt in ».
La seconde phase serait celle de l’indemnisation, soit dans le cadre d’une médiation entre l’association et le professionnel se concluant par une homologation par le juge, soit par la détermination par le juge du montant de l’indemnité revenant à chaque consommateur, soit enfin par la définition par le juge d’un schéma d’indemnisation à appliquer à chaque cas individuel. La réparation pourrait être effectuée en nature, si toutefois l’objet du litige s’y prête.
Quatrièmement, il faudrait s’appuyer sur les dispositifs existants pour limiter les coûts de la procédure et financer les actions de groupe.
Le dispositif conçu par le groupe de travail ne nécessite pas la mise en place de mécanismes supplémentaires de financement des associations, de type « fonds de soutien aux actions de groupe ». Il n’y aurait pas pour les associations de frais particuliers de gestion des dossiers, cette tâche revenant in fine aux greffes concernés, ni de frais de publicité. La réalité du travail fourni par l’association et son conseil serait prise en compte au titre de l’article 700 du code de procédure civile pour les deux phases de la procédure.
Le groupe de travail exclut toute modification des règles déontologiques s’appliquant aux avocats, de même que toute dérogation dans le cadre des actions de groupe, tant sur la rémunération, qui n’a pas à être proportionnelle au résultat obtenu, que sur le principe du démarchage, qu’il faut, me semble-t-il, éviter à tout prix.
Cinquièmement, il conviendrait également, dans les domaines où intervient une autorité de régulation, d’articuler la procédure d’action de groupe avec les décisions de cette autorité.
Dans le domaine de la concurrence comme dans le domaine boursier, le juge saisi d’une action de groupe doit tenir compte des prérogatives de l’Autorité de la concurrence ou de l’Autorité des marchés financiers. Dans ces conditions, soit l’autorité est reçue à l’action civile comme amicus curiae lorsqu’elle n’a pas elle-même été saisie des faits, soit le juge sursoit à statuer lorsque l’autorité est appelée à rendre une décision sur lesdits faits.
Pour illustrer cette configuration, je reprendrai l’exemple, qui a fait grand bruit à l’époque, de la condamnation, en 2005, des opérateurs de téléphonie mobile par l’Autorité de la concurrence à une amende collective de 534 millions d’euros pour pratiques anticoncurrentielles. Les consommateurs lésés n’ont pas été indemnisés individuellement, alors qu’il aurait été préférable selon moi d’infliger une amende moins sévère aux opérateurs et d’affecter le reste de la somme à l’indemnisation des clients, laquelle pouvait, dans le domaine de la téléphonie, se faire en nature, par exemple, sous la forme de minutes de communication offertes.