Intervention de Bernard Vera

Réunion du 23 mars 2006 à 9h30
Offres publiques d'acquisition — Adoption définitive d'un projet de loi en troisième lecture

Photo de Bernard VeraBernard Vera :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd'hui, pour la troisième fois, du projet de loi de transposition dans notre droit national de la directive concernant les offres publiques d'acquisition.

Une bonne partie du débat a déjà eu lieu et les quelques points restant en discussion sont, sans surprise, ceux qui ont constitué, dès l'origine, les points les plus critiquables de ce projet de loi d'inspiration profondément libérale.

Le texte sur les offres publiques d'acquisition, adopté par le Parlement européen au terme d'une fort longue procédure, est un texte de caractère consensuel.

Âprement débattu, amendé, corrigé, modifié, pour parvenir à ce qui constitue l'essence même d'un texte européen, c'est-à-dire un compromis entre des attentes et des points de vue divergents, il constitue un socle minimal a priori acceptable par tous les pays de l'Union.

L'adoption de la directive concernant les OPA a une fois encore montré une contradiction majeure : comment faire accepter une nouvelle concession à la logique libérale de l'organisation économique dans une société où monte l'exigence de droits nouveaux et renforcés pour les salariés, incluant la possibilité d'intervenir sur le devenir de leur entreprise. Car c'est bien à ces questions que nous sommes confrontés.

L'implication des salariés dans les choix de gestion des entreprises est encore aujourd'hui particulièrement limitée. Le miroir aux alouettes d'une participation « assouplie » ne résoudra pas le problème posé par le fait que l'entreprise privée ne reconnaît de pouvoir qu'aux détenteurs d'actions, en particulier à ceux dont la part de capital détenue est suffisante pour influer sur la gestion, la stratégie et le développement de l'entreprise.

Rendre plus « transparentes » les OPA est sans doute louable, mais l'essentiel demeure : la démocratie sociale et la capacité d'intervention des salariés dans la gestion des entreprises restent limitées ou, le plus souvent, à l'état de voeu pieux.

Qu'au fil des trois lectures de ce projet de loi, la majorité n'ait pas cru devoir ajouter au texte qui nous était soumis le moindre amendement tendant à donner des droits nouveaux aux salariés et à leurs représentants s'agissant de la mise en oeuvre et du suivi des OPA, des compétences des représentants du personnel ou de celles des comités d'entreprise, illustre assez bien la conception que le Gouvernement s'est faite de cette transposition.

Un jour, pourtant, il faudra bien choisir entre les « inquiétudes » des 6 millions d'actionnaires de notre pays dont la moitié sont les salariés d'entreprises placées sous le signe de la participation et dont la majorité ne participe que de très loin à la gestion des entreprises, et les inquiétudes, autrement plus légitimes et essentielles, des 15 millions de salariés du secteur dit concurrentiel.

Les questions soulevées par les OPA ne touchent pas seulement aux règles qui sont posées par le code de commerce, par le code monétaire et financier, ou à celles qui sont définies par le règlement de l'Autorité des marchés financiers. Des questions d'une autre nature se posent : en quoi ces opérations mettent-elles en cause l'équilibre économique même des entreprises visées, quelles incidences sont-elles susceptibles d'avoir sur l'emploi et sur la situation de milliers de familles et de bassins d'emploi entiers ?

Il n'y a pas très longtemps, la presse économique se faisait l'écho des nombreuses opérations d'acquisition pilotées par les groupes industriels et commerciaux originaires de notre pays. Pour certains aspects, la France se plaçait même en chef de file de la course aux acquisitions, produit de la mondialisation telle que comprise par la plupart des dirigeants d'entreprise.

Cette conception est connue. Il s'agit de tirer les plus grands profits possible de l'appareil de production existant pour dégager des marges financières permettant d'acquérir des entreprises, au motif que ces acquisitions produiront des profits encore plus significatifs.

Cela ne fonctionne pas toujours. Nous avons quelques témoignages, avec France Télécom ou EDF, mais aussi avec des groupes comme Carrefour ou Vivendi, d'opérations finalement peu profitables dont le coût d'amortissement a consommé sur la durée une part importante des marges d'exploitation.

L'autre aspect est que la dernière période a été marquée par une « vulnérabilisation » de la plupart de nos grandes entreprises.

La soudaine inscription du présent projet de loi à l'ordre du jour des travaux du Parlement a suivi de peu l'annonce de l'OPA « virtuelle » de Pepsico sur le groupe Danone et a été marquée par l'offre de Mittal sur Arcelor, sur laquelle nous ne pouvons manquer de revenir.

En effet, au fil des jours, plusieurs éléments essentiels de cette affaire ont été découverts.

Tout d'abord, le groupe Arcelor n'est plus une entreprise de droit français, bien que près de la moitié de ses salariés travaille sur le territoire français.

À l'occasion de son regroupement avec le Luxembourgeois Arbed et l'espagnol Aceralia, Usinor Sacilor a transféré son siège social au Grand-duché de Luxembourg.

Par ailleurs, le parlement luxembourgeois, largement dominé par les partis démocrates chrétiens et libéraux, vient de refuser à l'État luxembourgeois toute implication dans le processus en cours entre Arcelor et Mittal, alors même que cet État dispose d'un peu plus de 5 % du capital d'Arcelor.

En clair, les entreprises de notre pays auront, c'est à craindre, de moins en moins de moyens de défense contre les OPA hostiles qui ne manqueront sans doute pas de se produire dans les mois et années à venir.

Le présent projet de loi n'aura donc probablement aucune incidence sur le déroulement de l'OPA de Mittal sur Arcelor, d'autant que nous sommes en présence de deux sociétés de droit européen.

Il ne semble pas qu'il en aura beaucoup plus pour une autre affaire qui anime l'actualité économique depuis quelques semaines : l'OPA de l'opérateur électrique italien Enel sur le groupe Suez.

Quelques points doivent être relevés sur cette nouvelle opération.

Tout d'abord, le groupe Suez représente un ensemble d'activités d'une tout autre portée.

La nébuleuse Suez comprend des entités comme l'ex-banque d'Indochine, qui, s'étant rapprochée de Suez pour constituer la banque Indosuez, réalisa de multiples placements fonciers, immobiliers et patrimoniaux.

Elle comprend aussi l'ensemble considérable des activités, allant des travaux publics à la gestion de parkings souterrains, que représentait le groupe de la Lyonnaise des eaux associé à la société Dumez.

Ce sont donc des dizaines de milliers d'emplois qui sont en jeu et dont nombre d'entre eux concernent la collectivité nationale puisque les activités portent singulièrement sur les marchés publics de travaux, de construction de logements et d'infrastructures, sur la réalisation de réseaux d'adduction d'eau, sur l'exploitation de services de transmission de données ou de services publics affermés.

Par ailleurs, ces dernières années, le groupe Suez a d'ailleurs mené des opérations particulièrement significatives d'acquisition d'entreprises.

Aujourd'hui, c'est donc un opérateur italien qui se lance à l'assaut de Suez, pour mener une guerre commerciale sur le marché français de la fourniture d'électricité, guerre rendue possible par les textes européens.

Face à cette situation, le Gouvernement avait la possibilité de constituer un véritable pôle public de l'énergie. Le « patriotisme économique » commandait d'organiser ce regroupement avec la coopération des capacités énergétiques françaises. Vous avez préféré opter pour une fusion entre Suez et Gaz de France, dont le capital vient d'être ouvert et le statut modifié. Vous avez ainsi choisi de privatiser de fait GDF en le noyant dans le groupe privé Suez et en mettant ces deux sociétés en concurrence avec EDF.

Tant pis si l'article 24 de la loi du 9 août 2004, relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières, dispose que « Électricité de France et Gaz de France sont transformés en sociétés dont l'État détient plus de 70 % du capital. Sauf dispositions législatives contraires, elles sont régies par les lois applicables aux sociétés anonymes. »

En tout état de cause, cette situation illustre le peu de sens et de portée qu'il convient de donner au contenu du projet de loi dont nous débattons encore aujourd'hui.

L'affaire Suez-Gaz de France a au moins le mérite de montrer à quel point le concept de « patriotisme économique » est vide de sens dès lors qu'il n'existe plus, de longue date, de maîtrise publique sur des pans essentiels de l'activité économique du pays.

L'offre de Mittal sur Arcelor n'a pas consacré le « retour des États » dans la gestion de l'économie. Elle démontre en revanche qu'un libéralisme sans rivages et sans retenue constitue un obstacle à tout développement cohérent des activités économiques et que la seule recherche de la rentabilité financière nuit gravement à l'emploi et au maintien de ces activités.

Depuis plus de vingt ans, une véritable bataille idéologique, largement relayée au plus haut niveau institutionnel, tant à la Commission européenne qu'à l'échelon des États ou des parlements nationaux, s'est déroulée pour faire accepter l'idée que toute maîtrise publique d'un quelconque outil de production, du moindre établissement de crédit ou de la plus discrète des compagnies d'assurance, constituait un mauvais choix et qu'il convenait de procéder à la dissolution de ce pan du secteur public.

L'État français ne dispose plus aujourd'hui d'outils capables de mener une politique industrielle digne de ce nom.

La large privatisation du secteur financier a conduit à réduire quasiment à la seule Caisse des dépôts et consignations l'outil d'intervention dont dispose encore l'État.

À notre sens, la lutte contre les OPA hostiles a besoin d'autres moyens que ceux qui nous sont proposés par le présent texte.

À la prévention par la transparence des opérations, nous préférons, et de loin, l'application d'un principe de précaution qui tendrait, notamment dans un certain nombre de secteurs d'activité essentiels en termes de services rendus à la population, à assurer la maîtrise d'une part croissante du capital de nos entreprises les plus importantes par des personnes morales de droit public.

De la même manière, de nouveaux droits et pouvoirs des salariés doivent s'étendre à toutes les décisions essentielles concernant la gestion des entreprises, les choix industriels et d'investissements, les opérations stratégiques de rachat, de fusion ou de cession d'activité.

Sans ce principe de précaution, sans cette politique déterminée de maîtrise publique renforcée de notre appareil productif et sans extension des droits d'intervention des salariés dans la gestion de leur entreprise, la notion de « patriotisme économique » n'est qu'un simple affichage.

De fait, le contenu du projet de loi nous semble très éloigné de ce qu'il conviendrait de faire. Il n'est qu'une manifestation de plus de la soumission du politique à la seule loi du marché.

Quand le devenir de milliers de salariés de notre pays ne dépend plus que du contenu du règlement de l'Autorité des marchés financiers, comment pourrait-il en être autrement ?

Pour toutes ces raisons, le groupe CRC ne votera pas le texte qui nous est soumis.

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