Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat que nous menons aujourd’hui sur la PAC est décidément dans l’air du temps : si la crise économique et sociale fait toujours la une de l’actualité, au risque d’occulter la crise écologique, force est de reconnaître que la PAC est, elle aussi, en crise, et ce depuis de nombreuses années ! En témoigne ce paradoxe : les agriculteurs, qui exercent l’un des plus beaux métiers du monde car leur fonction première est de nourrir les autres, sont aujourd’hui regardés avec suspicion. La crise de confiance est là, l’image stéréotypée de « l’agriculteur-pollueur » a, hélas ! fini par s’imposer !
Deux présupposés devraient faire consensus entre nous, quels que soient nos points de vue légitimement différents sur la situation.
Le premier est que les agriculteurs sont des acteurs économiques comme les autres, ni meilleurs ni pires : ils exercent leur activité dans le cadre économique qui leur a été tracé, tout en cherchant légitimement à optimiser leurs revenus. Nous dénonçons donc toute stigmatisation d’une profession dont les pratiques ne font que s’inscrire dans les orientations de la politique agricole !
Le second est que l’agriculture est une activité particulière, radicalement différente des autres activités économiques.
Plusieurs raisons militent en ce sens.
Tout d’abord, la production de la nourriture revêt une dimension stratégique indiscutable, historiquement vérifiée : si, comme l’a théorisé Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », le concept d’« arme alimentaire » relève de la même logique, parfaitement détestable.
Ensuite, la production agricole et les revenus des agriculteurs ne peuvent rester fonction des seules lois du marché : la formation des prix en agriculture est soumise à de multiples aléas, notamment climatiques ; il en résulte des fluctuations considérables des prix agricoles, qui sont souvent erratiques et perturbent la production et les revenus des agriculteurs.
Au regard de ces considérations, la production agricole a impérativement besoin de régulation, c’est-à-dire de politique, et ne saurait, par conséquent, se voir abandonnée à la seule « main invisible » du marché.
Toutefois, dès lors que l’on défend la nécessité d’une politique agricole, il faut bien définir les enjeux de celle-ci, avant d’évoquer les outils à mettre en œuvre pour espérer obtenir des résultats.
Or, manifestement, les enjeux d’aujourd’hui ne sont plus ceux de la PAC des années 1960, dont la priorité de premier rang était de produire plus afin de résorber le déficit alimentaire structurel de l’Europe, un objectif dépassé dès le milieu des années 1980 ! Il en résultait logiquement la mise en place d’un système de soutien des prix, faisant baisser le coût relatif des intrants, dont l’usage se trouvait ainsi stimulé, par rapport à celui des produits agricoles, afin de pousser les rendements au maximum.
Mes chers collègues, nous sommes en 2009, le monde a changé en profondeur et nous nous trouvons confrontés à quatre enjeux, qui sont stratégiques.
Tout d'abord, il faut impérativement inscrire la nouvelle PAC dans la problématique agricole et alimentaire mondiale, comme le soulignait Edgard Pisani lors du colloque sur l’agriculture que j’ai eu l’honneur de présider le 9 avril dernier au Sénat.
En effet, pour l’ancien ministre de l’agriculture et père de la PAC de 1962, le problème alimentaire sera la question numéro°1 des prochaines décennies : hausse de la population mondiale, diminution des surfaces cultivées, concurrence inacceptable des agrocarburants, accumulation des excédents agricoles des pays industrialisés, déversés à coups de subventions, qui viennent ruiner les agricultures vivrières et paysannes des tiers-mondes, tels sont les défis majeurs à relever.
Pour l’Europe, cela signifie concrètement qu’il faut résister à la tentation de continuer à accroître notre production agricole, notamment céréalière, sous le mauvais prétexte de nourrir le monde, plus particulièrement les pays sous-développés au sein desquels sous-alimentation et famines sévissent. Deux arguments vont dans ce sens.
Tout d’abord, la souveraineté alimentaire reste un principe intangible et le concept d’« arme alimentaire » ne fait pas partie de la culture européenne !
Ensuite, l’agriculture vivrière demeure la base du développement : ce qui a été vrai autrefois dans nos pays industrialisés reste d’actualité dans les pays sous-développés ! L’Europe ne peut plus être la complice du désastre actuel, qui voit les villes de ces pays nourrir les campagnes à travers des importations et d’autres excédents agricoles bradés à coups de subventions. Il n’y a pas pire pour bloquer le développement, pourtant vital, de « l’agriculture vivrière et paysanne » dans les pays concernés !
En outre, l’Europe doit cesser de fonctionner comme un « aspirateur mondial à protéines », en raison de l’abandon massif de l’herbe au profit du couple maïs-soja dans nos élevages. La reconquête de notre souveraineté alimentaire passe par une remise à plat de nos systèmes de production, en valorisant d'abord la production à l’herbe et en développant les cultures d’oléoprotéagineux.
Un deuxième enjeu porte sur la réduction massive de la pression insoutenable exercée par l’agriculture productiviste sur l’environnement, comme le Grenelle l’a officiellement reconnu. Il s'agit de la pollution diffuse en nitrates et pesticides et de l’épuisement des nappes phréatiques, qui rendent nécessaire l’intervention des collectivités territoriales, aux frais des contribuables ; des atteintes à la biodiversité, à travers l’artificialisation des milieux et l’emploi massif de pesticides dont l’efficacité marginale ne cesse de décroître ; de la dégradation des sols, asphyxiés et appauvris en humus ; de la pollution de l’air par les pesticides ; du bilan énergétique global de l’agriculture, toujours plus négatif en raison de la substitution permanente capital-travail, qui se traduit par une mécanisation croissante et un usage massif des intrants de synthèse, gros consommateurs de pétrole. Nombre d’indicateurs ont ainsi viré au rouge !
C’est pourquoi la PAC nouvelle se doit impérativement d’enclencher le basculement vers une agriculture nouvelle : nous proposons que 30 % des cultures soient « bio » d’ici à 2020, le reste de la production étant réalisé en HVE, c'est-à-dire en haute valeur environnementale.
À cet égard, il ne s’agit surtout pas de créer un énième label, qui brouillerait inévitablement la perception, déjà bien confuse, des produits par le consommateur, mais d’évaluer la durabilité des exploitations agricoles sur la base d’instruments précis, validés scientifiquement.
Des outils existent déjà dans notre pays. Je fais référence aux IDEA, les indicateurs de durabilité des exploitations agricoles, qui sont développés par votre administration, monsieur le ministre.
Toutefois, le versement d’argent public au titre de la PAC devra enfin intégrer prioritairement des critères de durabilité : d’expérience, on sait que récompenser contractuellement la vertu est le seul moyen crédible – hormis la contrainte réglementaire normative, mais celle-ci manque par définition de progressivité – de faire évoluer en profondeur les systèmes de production agricole.
Le troisième enjeu porte sur la qualité des produits. La liste des crises alimentaires qui relèvent de la santé publique et sont provoquées par le développement des élevages hors-sol concentrationnaires continue de s’allonger : veaux aux hormones, poulets à la dioxine, bovins affectés par l’ESB, l’encéphalopathie spongiforme bovine, et, aujourd’hui, menace d’une pandémie de grippe porcine...
Il en résulte une véritable érosion de la confiance des consommateurs dans la qualité des produits, que les teneurs en pesticides mesurées dans certains vins et dans les fruits et les légumes tendent à renforcer. Pour rétablir cette confiance, il ne suffit pas de réglementer : il faut favoriser, à travers la politique agricole, une « désintensification » globale des systèmes de production, au profit de la qualité !
Le quatrième et dernier enjeu concerne l’emploi et l’aménagement du territoire.
Le mouvement structurel de concentration des exploitations a historiquement vidé nos campagnes. Depuis des décennies, l’agriculture conventionnelle n’est plus un secteur porteur d’emplois et ne constitue plus le point de fixation d’autres activités artisanales et de services. Les déséquilibres naturels entre les régions agricoles, paradoxalement accentués par la PAC, n’ont cessé de se creuser !
C’est pourquoi la nouvelle politique agricole doit mieux valoriser, contractuellement, les externalités positives d’une agriculture paysanne riche en emplois, productrice de paysages et génératrice d’autres activités de proximité non délocalisables.
Au regard de ces quatre enjeux stratégiques, force est de reconnaître que la PAC actuelle est hors sujet : les subventions déversées sur l’agriculture sont devenues globalement illégitimes.
En témoigne un premier pilier de la PAC qui mobilise l’essentiel des aides publiques et qui est totalement « découplé » des quatre enjeux précités ! Sa déclinaison à la française à travers les DPU, les droits de paiement unique, octroyés sur la base des références 2000-2002, est emblématique d’une situation ubuesque, dans laquelle l’octroi de ce qu’il faut bien appeler des rentes de situation a remplacé la politique agricole, pourtant si nécessaire !