Intervention de François-Noël Buffet

Réunion du 14 septembre 2010 à 14h30
Dissimulation du visage dans l'espace public — Adoption définitive d'un projet de loi

Photo de François-Noël BuffetFrançois-Noël Buffet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale :

Monsieur le président, madame le ministre d’État, mes chers collègues, le projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public dont nous sommes saisis est le fruit d'une longue réflexion au cours de laquelle un consensus est apparu sur au moins trois points.

Premièrement, si le port du voile islamique a constitué un point de départ, il n'a été, comme l’a souligné avec raison M. Jean-Paul Garraud, rapporteur du présent projet de loi à l'Assemblée nationale, qu’« un révélateur confirmant la place éminemment centrale du visage dans la vie sociale ». Aussi une interdiction doit-elle prendre en compte la dissimulation du visage et non le port de telle ou telle tenue.

Deuxièmement, le recours à la loi apparaît nécessaire car, même si la sanction de la violation d'une interdiction se limite à une contravention, donc relève de la matière réglementaire, on peut se demander, à l'instar du Conseil d'État dans son étude du 25 mars dernier, si une prohibition « aussi large et prenant des formes aussi diverses que la dissimulation volontaire du visage ne touche pas aux règles relatives aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ».

Troisièmement, il est impératif de prévoir la répression des auteurs de contraintes tendant à la dissimulation du visage d'autrui.

Le principal sujet de débat porte sur le caractère général ou limité de l'interdiction de cette dissimulation du visage.

Le Gouvernement a choisi la première option pour des raisons de droit et d'efficacité. À la suite de l'Assemblée nationale, et à la lumière des auditions auxquelles elle a procédé, la commission des lois du Sénat a approuvé cette orientation.

Avant d'examiner les fondements d'une interdiction à caractère général, je souhaiterais rappeler les raisons de l'incompatibilité de la dissimulation du visage avec les exigences de notre vie sociale.

La dissimulation du visage reste un phénomène exceptionnel au sein des sociétés occidentales. L'attention accordée au voile islamique tient sans doute à sa systématisation dans une frange réduite de femmes musulmanes.

À l'issue des auditions, trois séries d'observations peuvent être formulées.

On constate d’abord que la liberté effective de choix demeure difficile à apprécier même lorsqu'elle est revendiquée par la personne portant le voile intégral.

En outre, le port du ne constitue pas une prescription de l'islam et ne touche qu'un nombre très marginal de femmes musulmanes. Cependant, la focalisation de l'attention sur ce thème a pu être ressentie comme un mouvement de défiance à l'égard de l'islam dans son ensemble.

Enfin, comme l'a observé l'une des personnalités auditionnées, il faut « déconfessionnaliser » ce débat et le placer sur le terrain non de l'expression d'une conviction religieuse mais des exigences du « savoir vivre ensemble » dans notre société, des exigences qui s'imposent à chaque citoyen, quelle que soit par ailleurs sa confession.

Comme l'a rappelé Mme Élisabeth Badinter à l’occasion de nos auditions, l'échange social implique d'apparaître à visage découvert dans l'espace public. Selon elle, la dissimulation paraît contraire au principe de fraternité et, au-delà, au principe de civilité. Elle marque le refus d'entrer en relation avec autrui ou, plus exactement, d'accepter la réciprocité et l'échange, puisque cette dissimulation permet de voir sans être vu.

Ces considérations valent pour le voile intégral comme pour toute pratique qui conduirait à couvrir au quotidien son visage dans l’espace public. Notre collègue Yves Détraigne a évoqué lors de notre réunion de commission le malaise suscité sur un marché par des personnes circulant cagoulées. Le présent projet de loi répond à ces préoccupations, qui sont d'ailleurs partagées par certains de nos voisins, comme la Belgique et l'Espagne. Il vise une interdiction générale de la dissimulation du visage, sous réserve de certaines exceptions, et assortie d’une amende.

J’en viens donc aux fondements juridiques de l’interdiction.

Le choix d’une interdiction générale de dissimulation du visage dans l’espace public, s’il manifeste notre volonté d’exprimer une valeur essentielle du lien social, n’en comporte pas moins pour la personne une restriction de ses choix.

Il est loisible au législateur que nous sommes d’apporter des limitations à l’exercice des libertés pour des raisons d’intérêt général qu’il nous revient d’apprécier.

Cependant, nous ne pouvons porter atteinte à une liberté protégée par la Constitution que sur le fondement d’une autre exigence constitutionnelle, puisqu’il nous appartient, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de concilier différentes valeurs constitutionnelles.

Aussi le projet de loi ne serait-il conforme à la Constitution que si aucune liberté constitutionnelle n’était en cause ou, dans le cas contraire, si l’interdiction introduite par le législateur se fondait sur des exigences occupant un rang similaire dans l’ordre juridique.

De l’analyse de ces conditions dépend donc la constitutionnalité de ce texte.

L’interdiction de dissimulation du visage porte-t-elle atteinte à des principes de caractère constitutionnel ?

En premier lieu, comme l’a d’ailleurs rappelé le Conseil d’État dans son étude, il n’existe pas de principe constitutionnel protégeant la liberté de choix du vêtement.

Le projet de loi ne semble pas, par ailleurs, porter atteinte au droit au respect de la vie privée, dans la mesure où l’interdiction ne concerne que l’espace public.

Cependant, le choix du vêtement n’est pas seulement affaire de goût, l’expression d’une liberté personnelle dont on peut douter qu’elle serait protégée par le Constitution. Il peut aussi mettre en jeu la manifestation d’une conviction religieuse. Tel serait le cas du port du voile intégral.

À ce titre, l’interdiction prévue par le projet de loi pourrait apparaître comme contraire à la liberté de manifester ses convictions, notamment religieuses, protégées par l’article X de la Déclaration de 1789 et l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Toutefois, une certaine prudence s’impose à la lumière de deux considérations.

Tout d’abord, peut-on se prévaloir de la liberté d’exprimer ses convictions religieuses pour porter une tenue qui ne correspond à aucune prescription religieuse, comme l’ont rappelé à plusieurs reprises les plus hautes instances de l’islam ?

En outre, l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales « ne garantit pas toujours le droit de se comporter d’une manière dictée par une conviction », selon les termes mêmes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et il ne confère pas aux individus le droit de se soustraire à des règles générales qui se sont révélées justifiées.

Cependant, en dépit des incertitudes sur le caractère constitutionnel de la liberté de dissimuler son visage dans l’espace public, il semble préférable, et sans doute plus sûr juridiquement, de fonder l’interdiction posée par le projet de loi sur un principe à caractère constitutionnel.

Il apparaît que l’ordre public constitue le fondement le plus incontestable de l’interdiction visée par le projet de loi.

L’ordre public, dans sa dimension traditionnelle, comprend la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques. Il sous-tend d’ailleurs plusieurs des restrictions actuellement retenues par le droit en vigueur afin de garantir l’identification de la personne pour l’accès à certains lieux publics ou la réalisation de certaines démarches.

La référence à l’ordre public doit être cependant assortie d’une double exigence : en premier lieu, les restrictions aux droits et libertés doivent être justifiées par l’existence ou le risque de troubles à l’ordre public ; en second lieu, ces restrictions doivent être proportionnées à la sauvegarde dudit ordre public.

Sans doute l’objectif de prévention des infractions est-il susceptible de justifier la possibilité d’identifier à tout instant le visage d’une personne dans l’espace public. Il reste cependant délicat de fonder sur l’ordre public matériel, compte tenu des limites fixées par la jurisprudence constitutionnelle, une interdiction à caractère général.

Aussi apparaît-il nécessaire d’élargir la notion d’ordre public à sa dimension « immatérielle ».

Cet ordre public immatériel ne saurait toutefois se confondre avec la moralité publique, notion dégagée par la jurisprudence administrative qui ne permettrait pas, de toute façon, de justifier une interdiction à caractère général.

Il pourrait être défini, selon les termes du Conseil d’État, comme le « socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société, qui, comme par exemple le respect du pluralisme, sont à ce point fondamentales qu’elles conditionnent l’exercice des autres libertés, et qu’elles imposent d’écarter, si nécessaire, les effets de certains actes guidés par la volonté individuelle. Or, ces exigences fondamentales du contrat social, implicites et permanentes, pourraient impliquer, dans notre République, que, dès lors que l’individu est dans un lieu public au sens large, c’est-à-dire dans lequel il est susceptible de croiser autrui de manière fortuite, il ne peut ni renier son appartenance à la société, ni se la voir dénier, en dissimulant son visage au regard d’autrui au point d’empêcher toute reconnaissance ».

Comme l’ont souligné tous les juristes que nous avons auditionnés, cette notion élargie de l’ordre public immatériel n’est pas inédite. Elle inspire, par exemple, les positions prises par le Conseil constitutionnel à l’égard de la polygamie. Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel a en effet estimé que « les conditions d’une vie familiale normale sont celles qui prévalent en France, pays d’accueil, lesquelles excluent la polygamie ».

Par ailleurs, le Conseil a aussi admis implicitement le « respect des valeurs républicaines », posé par la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, comme critère de la représentativité des organisations syndicales.

« Vie familiale normale », « valeurs républicaines » : l’ordre public renvoie à des principes qui n’ont pas nécessairement de transcription explicite dans notre Constitution. En revanche, associé au respect de la dignité de la personne humaine, il trouve une base constitutionnelle encore plus assurée.

La sauvegarde de la dignité a en effet été consacrée par le Conseil constitutionnel comme principe de valeur constitutionnelle, sur le fondement du préambule de la Constitution de 1946, ainsi que par la Cour européenne des droits de l’homme. Le respect de la dignité peut correspondre à une exigence morale collective, fût-ce aux dépens de la liberté de choix de la personne.

Or il existe un large consensus dans notre société pour reconnaître dans le visage un élément essentiel de l’identité de la personne, laquelle est une composante même de sa dignité.

En outre, la dissimulation du visage ne porte pas seulement atteinte à la dignité de la personne dont le visage est couvert ; elle met aussi en cause sa relation à autrui et la possibilité même de la réciprocité d’un échange. À ce titre, elle heurte frontalement les exigences de la vie collective.

L’ordre public « sociétal », ainsi fondé sur un principe de valeur constitutionnelle, peut justifier une interdiction à caractère général. Cette interdiction est par ailleurs acceptable dès lors que le dispositif prévu par le projet de loi répond aux conditions d’équilibre souhaitables.

D’une part, il distingue clairement la dissimulation du visage, sanctionnée d’une amende d’un montant maximum de 150 euros prévue pour les contraventions de la deuxième classe, éventuellement assortie de l’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté, du délit de dissimulation forcée du visage, passible, lui, d’un an d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.

D’autre part, l’interdiction de dissimulation du visage comporterait plusieurs exceptions, comme l’autorisation de la loi ou du règlement, les raisons de santé, les motifs professionnels ou les pratiques sportives et les fêtes ou manifestations artistiques ou traditionnelles.

Enfin, les dispositions relatives à l’interdiction de dissimulation du visage ne s’appliqueraient qu’à l’issue d’un délai de six mois, afin de favoriser une meilleure information sur le texte et la portée de la loi et ainsi rendre moins nécessaire la coercition.

Faut-il rappeler, à ce sujet, que, dans l’étude d’impact réalisée sur ce projet de loi, il est impérativement recommandé de mener ce très nécessaire travail de pédagogie ? La volonté de faire respecter des principes et des valeurs qui nous sont chers ne nous dispense pas, bien au contraire, de mener ce travail d’explication. Nous devons d’abord privilégier l’acceptation sociale la plus large possible avant de laisser la loi s’appliquer dans toute sa rigueur aux personnes les plus récalcitrantes, et c’est parfaitement légitime.

Monsieur le président, madame le ministre d’État, mes chers collègues, la commission des lois a estimé que les différentes garanties apportées par le projet de loi répondent au nécessaire équilibre entre le respect des libertés publiques et les exigences de la vie en société. Elle a ainsi adopté le texte proposé par le Gouvernement sans modification.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion