Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’Europe est-elle en crise ?
Oui, comme toujours, dirais-je, puisqu’elle est réputée progresser de crise en crise, ou plutôt de résolution de crise en résolution de crise.
D’ailleurs, le mot grec « » ne signifie-t-il pas « moment décisif ? » Oui, nous sommes de nouveau au temps des décisions, celles dont nous sommes en droit d’attendre qu’elles offrent à l’Europe de vraies stratégies pour le long terme.
Les coups de boutoir des mouvements spéculatifs, qui affectent les dettes souveraines des États de l’Union, doivent être clairement, financièrement et politiquement, découragés.
L’Union européenne ne peut plus se contenter de passer le cap irlandais après avoir franchi les écueils grecs, en se préparant à affronter de nouvelles tempêtes. Il y va de l’intérêt général, celui de l’Union, donc de tous ses membres, qu’ils soient immédiatement menacés ou non.
Commençons par cesser d’écouter avec une complaisance assez irresponsable ceux qui préconisent la fin d’un euro qu’ils n’ont jamais accepté. Ils font directement le jeu des spéculateurs, qui misent précisément sur toutes les formes d’agitation ou de déstabilisation monétaire. Ils ne voient pas que les dévaluations compétitives, qui nous ont tant affectés dans les années quatre-vingt, seraient d’aimables distractions à côté des drames dont l’euro nous a protégés et dont souffrent toujours les plus faibles.
Sauf pour Gribouille, il ne peut être question de repartir en arrière. Imaginons ce que deviendrait le poids de notre dette, déjà beaucoup trop lourd, si nous devions rembourser celle-ci en francs dévalués, à des taux qui s’envoleraient ! Les analystes sérieux ne peuvent imputer à l’euro ni la crise grecque, ni les difficultés de l’Irlande, ni même les déficits français.
Dès lors, euro il y a et continuera à y avoir, et nous devons regarder la situation en face.
Nous avons des politiques budgétaires nationales, que le pacte de stabilité et de croissance est censé contrôler. Ce pacte est de nature intergouvernementale et se révèle, à l’usage, trop peu contraignant.
Nous avons un budget européen dont les dépenses sont en principe de nature communautaire, mais dont les recettes restent pratiquement intergouvernementales, puisqu’elles sont votées à hauteur de 85 % par les parlements nationaux.
Certes, nous avons une politique commerciale et une politique de concurrence communes. Tout cela ne fait pas une politique économique commune, loin s’en faut.
Nous disposons d’une monnaie unique, quant à elle parfaitement communautaire.
Dans un domaine économique très inachevé, en friche, l’euro existe !
Sa mise en place a même représenté une réelle perte de souveraineté pour les États, puisque frapper monnaie constitue l’un des premiers privilèges de souveraineté. Malheureusement, cette démarche, authentiquement communautaire, a été engagée dans des conditions assez confuses et de manière insuffisamment assumée, quasi honteuse, devrais-je dire.
« L’Europe se construira petit à petit et par des réalisations concrètes », disait Robert Schuman. Nous y sommes. Une percée heureuse a été réalisée, presque par surprise. Mais il faut que l’armée suive, et rapidement si possible.
Le traité de Maastricht, qui a porté l’euro, aura bientôt vingt ans. Il est plus que temps de regrouper nos forces vers l’avant, autrement dit les éléments avancés, dangereusement exposés, le gros de l’armée restant dans ses quartiers. Nous n’avons plus le choix, car il ne peut être question de replier les éléments de pointe sur les bases arrière.
Prenons, par exemple, un sujet d’actualité assez controversé, les euro-obligations. Selon l’idée qui a été lancée par le président Juncker, elles seraient émises solidairement par les États de l’Union européenne. Voilà une démarche intergouvernementale : le taux de telles obligations et leur notation s’établiraient autour de la moyenne de ce qu’ils pourraient être pour chaque État participant au « collectif » de lancement.
Nous pouvons comprendre la réaction de l’Allemagne, qui préfère évidemment continuer à opérer seule et pour son compte avec un taux moindre et une meilleure notation.
La solution, en théorie économique, pourrait être de faire agir non pas l’ensemble des États, mais leur Union, c’est-à-dire de passer à une démarche communautaire.
Cependant, le budget de l’Union européenne, qui n’est pas vraiment communautaire, je le notais à l’instant, ne permet pas actuellement d’emprunter.
S’il était possible de faire sauter ce verrou, si l’Union européenne pouvait emprunter, c’est elle qui apporterait la meilleure garantie, sans dérapage de taux ni décote de notation. Ce serait l’alignement sur les meilleurs, et non plus sur la moyenne.
À nouveau, c’est non pas l’euro qui est en cause, mais le caractère inachevé de la démarche de la construction économique européenne.
Le Fonds européen de stabilisation financière marquait une volonté. S’il était nécessaire de le créer, il ne constitue pas la solution miracle.
Des mesures de supervision financières doivent être introduites pour éviter qu’un défaut de paiement n’entraîne des conséquences systémiques. Le fonds ne peut jouer son rôle hors d’une réforme profonde du pacte de stabilité, sans coordination et surveillance des politiques budgétaires des États. Il doit suffire à endiguer les crises, à l’expresse condition toutefois que tout ait été fait pour les prévenir.
À cet égard, il faut d’urgence concrétiser les propositions adoptées par le Conseil des ministres du mois d’octobre dernier qui visaient en particulier à obliger les États à se doter d’un cadre budgétaire pluriannuel – la France est engagée dans cette voie –, à accélérer les procédures contre ceux qui ne respectent pas le pacte, à conditionner les financements communautaires à son application. Oui, il faut trouver le bon équilibre entre l’autonomie budgétaire des États et une nécessaire discipline collective.
Le choix de ne pas appliquer de sanctions à la France et à l’Allemagne, en 2003, a porté un coup à la crédibilité du pacte, il faut bien le dire. La crise de 2008-2009 a souligné l’inadaptation de ce dernier en révélant que les dangers pouvaient provenir du secteur privé, comme du dérapage des finances publiques. Enfin, le choix de la solidarité avec la Grèce ou l’Irlande, qu’il fallait faire et assumer, confirme que les difficultés financières d’un État sont désormais bel et bien devenues l’affaire de tous.
Dans un tel contexte, une réforme du pacte, même si elle est incontournable, ne représente elle-même qu’une solution de court terme.
Elle maintiendra les apparences de la souveraineté, mais en corsetant les choix de politique économique. Elle accordera un rôle central à des experts, au détriment de la légitimité démocratique. Enfin, elle continuera à se focaliser sur les seuls comptes publics, en perdant de vue les risques majeurs liés aux disparités de compétitivité des États et aux endettements privés.
Au-delà du pacte, il faudra bien accepter d’aller vers une souveraineté partagée. Celle-ci supposera des choix collectifs prenant en compte la conjoncture et la situation de chaque pays. Pour instaurer une confiance réelle entre les États, elle exigera un système crédible d’incitations et de sanctions financières. Elle devra couvrir l’ensemble du champ de l’économie. L’engagement de tous dans ce sens préfigurerait enfin ce « gouvernement économique européen », objet jusqu’à présent de tant de sympathiques, mais vaines incantations.
Je ferai quelques observations à ce point de mon exposé.
Qui dit « rigueur partagée » commence par dire « rigueur », monsieur le ministre. Cette dernière va devoir être comprise et acceptée par tous les Européens.
Des décisions aussi lourdes pour l’avenir ne peuvent plus être arrêtées simplement dans le secret des Chancelleries et de réunions à haut niveau. Les Parlements, le Parlement européen comme ceux de nos États – le vote des budgets nationaux reste bien l’une de leurs prérogatives essentielles –, doivent y être associés. Le débat de ce jour nous engage dans cette voie qu’il ne faudra donc plus quitter.
Comme les enjeux sont lourds et la matière compliquée, ne faut-il pas en outre envisager immédiatement, monsieur le ministre, un grand effort de pédagogie, qui serait mené conjointement par les pouvoirs législatifs et exécutifs nationaux et communautaires ?
Qui, parmi nos concitoyens, sait ce que signifie et ce que suppose une supervision financière, ce qu’impliquent une coordination et une surveillance des budgets nationaux ?
J’en viens à l’affaire du budget européen pour 2011.
Vous l’avez dit, monsieur le ministre, mercredi, en séance plénière, le Parlement européen devrait approuver, nous l’espérons en tout cas, le compromis préparé la semaine dernière sur le budget européen.
Le Conseil qui se tiendra le lendemain pourrait alors en prendre acte. Ce serait tant mieux, car une impasse budgétaire aujourd’hui compromettrait, notamment, le lancement du service européen pour l’action extérieure et le financement d’ITER, c'est-à-dire le réacteur thermonucléaire expérimental international, sans arranger, loin de là, tout le reste.
Notons donc que cette autre « crise annoncée » va sans doute pouvoir se dénouer, mais elle laissera ouvert le débat délicat sur la nature du budget européen, sur son financement à partir de ressources propres, sur le nécessaire recentrage de ses dépenses sur les compétences de l’Union européenne, débat qui va interférer avec celui qui s’engage sur les perspectives financières 2014-2020, autre grand et beau sujet.
Je ne développerai pas ces thèmes, monsieur le ministre, mais je suis évidemment à votre disposition pour les aborder, en tant que rapporteur spécial de la commission des finances.
Si les parlements nationaux doivent désormais accepter un regard communautaire sur les budgets nationaux, le Parlement européen devra lui aussi admettre celui des parlements nationaux sur toutes les questions touchant à un budget européen dont, après tout, nous votons toujours l’essentiel des dépenses.
À nous de dégager les voies qui permettront aux parlements nationaux et au Parlement européen de vivre ensemble leurs responsabilités européennes respectives, responsabilités consacrées de part et d’autre par le traité de Lisbonne. De leur capacité à nouer un dialogue constructif et équilibré dépendra une bonne prise en compte des intérêts nationaux et de l’intérêt commun.
Plus que jamais, l’Europe, c’est nous ! À nous de revenir à l’essentiel, de retrouver le sens de l’avenir et l’esprit communautaire. À nous de conforter, comme vous venez de le faire à Fribourg, monsieur le ministre, un couple franco-allemand qui ne soit ni dominateur ni donneur de leçons, un couple franco-allemand qui rappelle simplement à tous pourquoi et au service de quelles valeurs a été lancée la construction européenne.