Cher collègue Simon Loueckhote, c'est un honneur pour moi d'être celui que le groupe socialiste a désigné pour vous répondre sur cette motion tendant à opposer la question préalable.
Vous êtes un homme de conviction et, à ce titre, chacun vous respecte dans cette assemblée. Si vous pensez ce que vous nous avez dit - et nous n'avons aucune raison d'imaginer qu'il en soit autrement -, je comprends que vous souffriez, que vous soyez malheureux de la situation qui se crée.
Mon intention, en montant à cette tribune, n'est pas de régler des comptes, ni avec vous ni avec qui que ce soit d'autre, mais plutôt d'essayer de convaincre.
En effet, mon intérêt pour le dossier de la Calédonie, auquel j'ai eu le bonheur, un peu étrange par moments, d'être associé depuis que je siège dans cette assemblée et tous les débats qui y ont été consacrés m'ont conduit à des joutes parfois fort vives avec votre prédécesseur, le sénateur Dick Ukeiwé, également respecté. En tout cas, Nouméa, Bourail, Koné, Poum, Maré, Lifou, Sarraméa ne sont pas pour moi de simples points sur une carte : ce sont des lieux que j'ai eu la joie de connaître et où j'ai été reçu par ceux qui y vivent, que ce soit en ville ou en brousse.
De ce que m'ont dit les anciens du territoire que j'ai rencontrés - peut-être ceux de Nimaha disent-ils la même chose -, j'ai retenu que les paroles ne sont pas comme les oiseaux : une fois qu'elles se sont envolées, on ne peut plus les reprendre. Chacun des mots qui vont être prononcés ici sera entendu à 12 000 kilomètres et il ne pourra plus être rattrapé.
Nous avons donc la responsabilité très grande de ne rien dire ici qui rende quoi que ce soit plus compliqué là-bas, sur ce chemin unique et original qui nous a été ouvert à partir des accords de Matignon, lesquels ne résultent pas simplement d'une inspiration soudaine de quelques hommes, mais qui sont avant tout la conséquence d'une situation tragique. Nous ne nous sommes pas arrêtés avant d'avoir été trop loin : nous étions déjà allés trop loin puisqu'il y avait eu mort d'homme.
Je sais que tout ce que nous disons sera lu, entendu. Les anciens, vous les avez évoqués, y seront attentifs. Je me réfère à eux et je les salue, comme je salue avec une chaleur particulière nos compatriotes de Nouvelle-Calédonie présents ce soir dans les tribunes, notamment le président Paul Néaoutyine.
Mes chers collègues, vous me connaissez : je suis un républicain intransigeant et j'assume le fait d'être un jacobin. C'est pourquoi je suis si heureux d'entendre dans un débat comme celui-ci notre collègue Bruno Retailleau et d'autres se réclamer - vous venez encore de le faire à l'instant, cher Simon Loueckhote - de l'esprit des Lumières.
Nous sommes à cet instant au service de la France d'une manière particulière : nous avons à nous exprimer non pas au nom de la France en tant que nation, en fonction des intérêts de ses ressortissants, mais du point de vue de ce qu'elle incarne pour l'univers tout entier, c'est-à-dire les principes des Lumières ! Nous ne posons aucun acte qui soit contraire à cette vision du monde. Le présent projet de loi constitutionnelle y est totalement conforme, et c'est ce que je voudrais montrer rapidement.
Qu'est-ce qui fonde l'unité et l'indivisibilité de la République ? Ce ne sont pas ses frontières ! C'est l'unité et l'indivisibilité de la communauté légale ! Qu'est-ce qui fonde l'unité et l'indivisibilité de la communauté légale ? C'est l'unité du souverain, c'est-à-dire du peuple ! La loi s'applique à tous et pour qu'elle puisse s'appliquer légitimement à tous, il faut qu'elle soit décidée par tous. La loi est légitime si le souverain est uni.
C'est ce qui ne s'est pas passé sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Ce n'est pas moi, Jean-Luc Mélenchon, qui l'affirme : cela figure dans le texte de l'accord de Nouméa, qui part d'un examen lucide et tranquille de la réalité. Ce texte, que vous avez vous-même signé, cher Simon Loueckhote, reconnaît l'existence d'un « peuple kanak » distinct du peuple français. Il évoque également une « souveraineté partagée ». Or pour qu'il y ait une souveraineté partagée, il faut bien qu'il y ait deux souverains !
Simon Loueckhote, cela me fait aussi mal qu'à vous de devoir constater que ces deux souverains sont fondés sur un fait politiquement reconnu dans le texte : le fait colonial. Et si vous vous êtes réclamé à l'instant du général de Gaulle, ce dont je vous félicite, rappelez-vous qu'il aura été le premier décolonisateur dans ce pays. C'est une grande tâche pour la France de sortir d'une situation coloniale pour construire quelque chose de différent, dans la paix et le respect de la dignité des personnes.
À cet égard, je suis certain que nous partageons le même objectif. Peut-être pouvons-nous hésiter sur les moyens. C'est d'ailleurs bien normal, puisque personne n'a jamais fait ce que nous sommes en train de réaliser.
C'est cela qui fonde l'existence d'un corps électoral restreint, dont vous admettez le principe, puisque vous l'avez accepté pour les consultations à venir. Vous le contestez sur un seul point, l'élection aux assemblées locales. Examinons donc rapidement cette question : pourquoi y a-t-il un corps électoral restreint pour les assemblées locales ?
Tout d'abord, est-ce la première fois ? Non, ce n'est la première fois ni en Nouvelle-Calédonie - vous le savez bien, puisque vous avez approuvé et signé les accords - ni dans l'histoire de France. Le corps électoral restreint, cela a commencé en 1947. À l'époque, pour suivre le traité de capitulation de l'Italie fasciste, nous avons fait voter les seules populations concernées - cette possibilité était inscrite dans la Constitution de la IVe République, tout comme elle figure aujourd'hui dans notre Constitution - de Haute Vésubie, c'est-à-dire ses habitants ; ce territoire est dorénavant constitutif du département des Alpes-Maritimes. Nous avons fait de même pour le Territoire français des Afars et des Issas en 1966, désignant un corps électoral restreint avec une durée minimale de présence sur le territoire. Et pourquoi l'avons-nous fait ? Sans hypocrisie, le législateur de l'époque - il n'était pas majoritairement de gauche - a précisé qu'il s'agissait de faire en sorte que les militaires et les fonctionnaires, dont la durée de présence sur place est souvent inférieure à trois ans, ne participent pas au vote parce qu'ils n'étaient pas concernés par l'avenir du territoire.
La notion de « populations intéressées » figure à l'article 53 de notre Constitution. Or qui est intéressé ? Ce sont nécessairement ceux qui sont concernés par l'avenir du territoire et qui doivent ainsi en constituer le souverain.
Nous devons donc en passer par là, monsieur Loueckhote, et je voudrais vous en convaincre même si cela vous choque. D'ailleurs, je vous en fais l'aveu, à maints égards, cela me choque également, moi qui suis un universaliste. Mais je sais que nous devons passer par la citoyenneté calédonienne pour pouvoir retrouver la citoyenneté française. La condition de la paix, c'est l'existence de la citoyenneté calédonienne.
Et pourquoi faut-il le faire pour les élections locales ? Parce que l'assemblée locale peut adopter des « lois du pays ». Il faut donc bien définir le souverain de ces lois. Voilà pourquoi il y a une citoyenneté calédonienne distincte de la citoyenneté française !
Cher collègue Bruno Retailleau, contrairement à ce que vous avez affirmé, ce que nous faisons, ce n'est pas offrir une « prime au communautarisme ». Si c'était le cas, je ne voterais certainement pas cette révision constitutionnelle, dussé-je déplaire à mes camarades !