Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous en avons tous conscience, avec l’émergence du livre numérique, le monde du livre connaît sa plus importante révolution depuis Gutenberg. Celle-ci est sans doute plus tardive et moins brutale que celle qu’ont connue d’autres secteurs culturels, notamment celui de la musique, les évolutions technologiques n’ayant pas, pour l’instant, bouleversé les usages.
La mutation est cependant en cours et elle devrait s’accélérer sous l’effet conjugué de la multiplication des tablettes de lecture et, par conséquent, de l’évolution des offres et des usages, comme l’a indiqué M. Jacques Legendre et comme je l’ai constaté lors des vingt-huit auditions réalisées par la commission.
Le marché du livre numérique est certes encore embryonnaire, en tout cas dans notre pays, où il ne représente que 1, 5 % du chiffre d’affaires des éditeurs, mais il n’était que de 0, 1 % en 2008. Sa progression est donc spectaculaire, même si les ventes sont aujourd’hui assez concentrées sur les éditions scientifiques et la bande dessinée.
En outre, l’exemple américain montre que l’évolution peut être rapide : le livre numérique représente déjà près de 10 % du marché du livre. Toutefois, cette situation a surtout profité aux nouveaux acteurs, d’autant plus qu’Amazon, dans un premier temps, avant l’entrée sur le marché d’Apple et de Google s’est trouvé en situation monopolistique. Nous avons eu écho des réactions des éditeurs américains et des nombreuses fermetures de librairies dans ce pays…
Les éditeurs américains ont réagi et ils négocient désormais des contrats d’agence, qui leur permettent de mieux contrôler les prix afin de préserver la chaîne de valeur, mais les librairies ne ressusciteront sans doute pas pour autant...
Les contrats de mandat, qui régissent les relations commerciales entre éditeurs français et détaillants, sont aujourd’hui proches de ce modèle. Mais donner valeur législative au rôle central des éditeurs dans la détermination des prix sera plus sécurisant pour l’ensemble des acteurs de la filière, des auteurs aux éditeurs en passant par les libraires. Or nous souhaitons tous le maintien du maillage culturel de notre territoire, auquel contribuent les libraires, même si cela suppose qu’ils s’adaptent, eux aussi, à l’ère numérique.
Nos objectifs de respect de la propriété intellectuelle, de diversité de la production et de la diffusion de livres, de densité du tissu culturel ont été jusqu’ici atteints en grande partie grâce à la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite « loi Lang ». En effet, plusieurs rapports, notamment celui d’Hervé Gaymard en 2009, ont établi le bilan positif de cette loi.
J’en rappelle les grandes lignes.
Le réseau des librairies s’est maintenu tout en se modernisant. On compte 25 000 points de vente : de 2 000 à 2 500 d’entre eux exercent la vente de livres à titre principal ou significatif et rendent des services de qualité à la fois aux lecteurs et aux éditeurs, dont ils assurent l’exposition de la production. En effet, l’offre éditoriale est très riche : 600 000 titres environ sont disponibles et près de 60 000 titres paraissent chaque année.
La loi n’a pas eu d’effet inflationniste sur le prix du livre. Celui-ci suit depuis de nombreuses années l’évolution de l’indice général des prix à la consommation ou lui est inférieur.
La concentration de l’édition et des circuits de diffusion du livre n’empêche pas la très grande vitalité du secteur.
Comment la proposition de loi prévoit-elle d’atteindre le même type d’objectifs dans l’univers numérique ?
Je dois avouer, mais vous le savez bien, que la tâche du législateur est aujourd’hui compliquée. Il doit lui aussi s’adapter à l’univers numérique !
Si elle s’inspire des grands principes de la loi de 1981 relative au prix du livre, cette proposition de loi ne pouvait pas en être une simple transposition, plusieurs dispositions n’étant pas adaptées à l’univers numérique.
J’ai proposé à la commission, qui l’a accepté, quelques modifications de nature à lever certaines ambigüités du texte, à répondre au mieux à ses différents objectifs et à donner au législateur les moyens d’assurer un suivi annuel de ce secteur en mutation.
Plus précisément, le texte adopté par la commission comporte huit articles que je vous présente brièvement. Il s’inscrit en outre dans le respect de l’avis rendu par l’Autorité de la concurrence au mois de décembre 2009.
L’article 1er définit le périmètre de la loi et, par conséquent, le livre numérique. La loi s’appliquera donc aux « œuvres de l’esprit » répondant à un principe de réversibilité, à savoir celles qui sont soit déjà imprimées soit imprimables sans perte significative d’information. Un décret définira les « éléments accessoires » propres à l’édition numérique, afin de préciser ce champ d’application.
Il ne s’agit pas de réguler des biens d’une autre nature, tels que des œuvres multimédias par exemple. Néanmoins, il me semble que la définition du livre numérique doit être suffisamment souple pour englober, par exemple, le cas d’un livre numérique assorti d’une courte interview de son auteur.
La commission a levé toute ambigüité sur le fait que le texte vise le livre sous sa forme électronique et non pas le commerce électronique de livres. Elle a aussi supprimé toute notion d’éventuelle chronologie entre l’édition sous forme imprimée et l’édition numérique, dans le cas où une œuvre fait l’objet des deux types d’édition.
L’article 2 est au cœur du dispositif, puisqu’il pose l’obligation pour l’éditeur de fixer un prix de vente pour chaque offre commerciale concernant un livre numérique. La commission a précisé que ce principe s’applique « pour tout type d’offre à l’unité ou groupée ».
Les trois critères permettant de fixer des prix différents pour un même livre sont les suivants.
Le premier critère porte sur le contenu de l’offre. Un livre n’aura pas le même prix s’il est proposé au sein d’une offre réunissant d’autres livres ou s’il est vendu isolément.
Le deuxième critère concerne les modalités d’accès à l’offre. Le prix peut différer suivant que le livre est accessible et consultable en ligne sur identification ou qu’il est téléchargé sur le disque dur de l’acheteur pour pouvoir être consulté hors ligne.
Le troisième critère a trait aux modalités d’usage de l’offre. Le prix peut différer en fonction des usages plus ou moins grands permis par les mesures techniques de protection, notamment le nombre de copies privées que l’utilisateur peut réaliser à partir d’un fichier.
Seraient cependant exclus de ce dispositif certains types d’offres. Il s’agit notamment de ne pas interférer avec le modèle économique des éditeurs scientifiques et techniques, qui proposent de longue date des produits spécifiques à un public professionnel, des bibliothèques universitaires par exemple.
Deux critères devraient être observés simultanément pour bénéficier de cette dérogation.
Le premier critère se rapporte au contenu de l’offre et comporte lui-même une alternative : l’offre doit soit concerner une « licence d’accès aux bases de données », soit être « composite ».
Le second critère concerne la finalité de l’offre : elle doit être proposée à des fins « d’usage collectif ou professionnel ».
Je me suis longuement interrogée sur cette disposition, dont l’interprétation peut être très large et qui peut donner lieu à des ambigüités. Mais, à défaut de trouver un consensus interprofessionnel sur une autre rédaction, la commission a renvoyé à un décret l’application de cette disposition, afin que ces notions soient définies et interprétées en cohérence avec les objectifs visés par la proposition de loi.
L’article 3 pose l’obligation, pour toutes les personnes qui exercent une activité de vente de livres numériques, de respecter le prix fixé par l’éditeur. Une même offre sera donc vendue au même prix, quel que soit le canal de vente utilisé.
Les articles 2 et 3 précisent que le texte s’appliquera aux éditeurs et détaillants établis en France. Je me suis aussi beaucoup interrogée sur cette limitation, mais elle s’inscrit dans le respect du droit communautaire, notamment de la directive Services et de la directive sur le commerce électronique. Nous avons donc opté pour la sécurité juridique, après avoir hésité à faire valoir, pour la première fois, la clause de diversité culturelle, qui aurait peut-être permis de déroger à ce principe d’établissement en France.
En vertu de ce principe, le texte limite son application aux seuls opérateurs établis sur le territoire français, les relations entre éditeurs et opérateurs hors de nos frontières étant laissées au contrat d’agence, qui permet lui aussi à l’éditeur de fixer le prix du livre. L’homogénéité des conditions commerciales doit donc être assurée par les éditeurs eux-mêmes.
L’article 4 concerne la vente à primes, sachant que cette dernière concerne la vente au consommateur final.
L’article 5 vise les relations commerciales entre éditeurs et détaillants et oblige l’éditeur à rémunérer la qualité des services de ces derniers, à l’instar des usages respectés dans le domaine du livre papier.
La commission a souhaité mieux qualifier la nature des services que l’éditeur sera ainsi tenu de prendre en compte pour définir la remise commerciale sur les prix publics qu’il accorde aux détaillants. Il s’agit des services qualitatifs essentiels qu’exercent nombre de libraires, notamment en termes d’animation, de médiation et de conseils aux lecteurs.
L’article 6 prévoit des sanctions pénales en cas de non-respect des dispositions du présent texte. Il renvoie à un décret en Conseil d’État la détermination des peines d’amendes contraventionnelles alors applicables, à l’instar des sanctions appliquées en cas de violation de la loi de 1981.
L’article 7 instaure une clause de rendez-vous que nous souhaitons annuel. Cela est indispensable compte tenu des évolutions très rapides du marché du livre numérique. Il serait utile que ce rapport comprenne une étude d’impact économique concernant l’ensemble de la filière.
L’article 8 rend les dispositions de la présente proposition de loi applicables à la Nouvelle-Calédonie.
En créant ainsi un cadre législatif sécurisant pour les acteurs de la filière, en permettant aux éditeurs de conserver la maîtrise de la fixation du prix de vente du livre au public tout en l’adaptant à la diversité des offres et des usages, il s’agit d’accompagner les professionnels, notamment les éditeurs et les libraires, dans leur adaptation aux mutations en cours. La proposition de loi leur donne l’opportunité, dans un contexte de nécessaire solidarité interprofessionnelle, d’occuper toute leur place sur ce nouveau marché. Il leur appartient de développer une offre légale attractive et accessible. Les acteurs de la filière s’y emploient d’ailleurs activement. Il s’agit là d’une priorité absolue.
En effet, l’offre légale de livres numériques atteindra 80 000 titres avant la fin de l’année 2010, soit plus de 13 % de l’offre globale payante et ce chiffre progressera rapidement, compte tenu des plateformes professionnelles lancées ou en voie de l’être. Je vous précise que les éditeurs se sont organisés autour de trois plateformes à destination des détaillants et que les libraires indépendants lanceront dans les prochains jours la leur sous le nom « 1001libraires.com », des grandes surfaces spécialisées ayant aussi développé leur propre site.
Il s’agit ainsi de répondre dès que possible et dans les meilleures conditions aux nouvelles attentes des lecteurs. C’est d’ailleurs la meilleure façon de lutter contre le piratage. Dans le domaine du livre numérique, il est certes limité à moins de 1 % des titres disponibles à la vente en format papier, dont une grande majorité de bandes dessinées, mais il est toujours plus facile de prévenir que de guérir, selon notre sage adage.
La question du coût réel du livre numérique et des économies que ce nouveau format du livre pourrait permettre de réaliser est à la fois délicate et essentielle, et ce pour l’ensemble des acteurs de la filière et pour les lecteurs eux-mêmes, puisqu’elle conditionne à la fois la rémunération des premiers et le prix appliqué aux achats des seconds.
Il semble néanmoins très difficile, à l’heure actuelle, d’évaluer l’existence et, surtout, le niveau des économies que l’édition numérique pourrait permettre de réaliser.
La régulation du marché prévue dans ce texte doit être susceptible d’assurer une rémunération équitable de tous les acteurs et le développement de l’offre légale doit s’exercer dans le respect des droits des auteurs. Ces deux aspects sont essentiels.
Des négociations sont en cours entre les représentants des éditeurs et ceux des auteurs afin d’aboutir à un accord interprofessionnel de nature à fixer un cadre respectueux des droits des auteurs.
Parmi les sujets de discussion figurent l’idée d’une révision, tous les trois à cinq ans, de la clause relative aux exploitations numériques du livre et la création d’une instance de liaison juridique permanente entre les représentants des éditeurs et ceux des auteurs, afin de suivre l’évolution des pratiques dans l’univers numérique.
La commission de la culture fait confiance aux professionnels pour que les négociations engagées aboutissent, dans un délai assez proche, à un résultat satisfaisant pour tous. Le rapport annuel d’application de la loi devra aussi permettre un suivi de la situation dans ce domaine.
Ce texte constitue, me semble-t-il, un volet essentiel d’un projet plus global en vue d’inciter au développement harmonieux et équitable du secteur du livre numérique.
Les autres réformes à conduire dans les meilleurs délais concernent l’harmonisation des taux de TVA, ainsi que Jacques Legendre vient de l’évoquer, et l’adoption de dispositions législatives de nature à favoriser la numérisation des œuvres existantes. Cela vise à la fois les œuvres dites « orphelines », c’est-à-dire celles dont le ou les ayants droit ne peuvent être retrouvés, et les œuvres épuisées.
Mes chers collègues, je vous remercie de bien vouloir adopter cette proposition de loi, qui est très attendue par l’ensemble des acteurs de la filière.
Je conclurai moi aussi sur une citation : « Ce qui importe ce n’est pas de lire mais de relire », a écrit Jorge Luis Borges. La lecture et la relecture seront désormais facilitées, avec, au choix, le plaisir du livre papier ou celui d’un support plus nomade, selon les circonstances. §