Intervention de Jack Ralite

Réunion du 26 octobre 2010 à 22h45
Prix du livre numérique — Adoption d'une proposition de loi

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, notre discussion s’oriente aujourd’hui autour d’un objectif louable et nécessaire.

Il s’agit de réglementer le secteur du livre numérique, en lui transposant pour partie les dispositions de la loi Lang de 1981 relative au prix du livre. Cette loi a permis à l’éditeur de fixer un prix unique s’imposant à tous les libraires, interdisant aux grands diffuseurs commerciaux de brader ce bien culturel précieux qu’est le livre pour n’en faire qu’un bien commercial ordinaire. Cette loi a eu de grandes vertus pour la diversité de l’édition, la qualité de son offre ainsi que pour la formation d’un réseau dense de libraires de toutes tailles, créant sur la totalité du territoire un maillage essentiel.

On comprend l’intérêt d’appliquer cette loi vertueuse au nouveau marché du livre numérique, afin d’empêcher les géants commerciaux d’internet – Google, Microsoft, Apple et Amazon – de s’emparer de cette nouvelle offre dans l’unique objectif de dégager des profits, avec le risque réel d’une réduction de la qualité et de la diversité de l’offre culturelle numérique.

Ainsi, le législateur joue son rôle : faire que le droit définisse la concurrence, placer la loi au niveau de l’intérêt général, s’interposant là où l’intérêt financier des grandes entreprises abolit toutes les barrières.

Plus exactement, le législateur tente de le faire, car même si cette loi est nécessaire, il faut que son adoption ait lieu non pas dans un enthousiasme candide, mais plutôt avec une lucidité clairvoyante.

Cette proposition de loi soulève des interrogations qui sont le fait non pas de ses auteurs, mais de l’objet même qu’elle tente de saisir. Évoquons-les par des questionnements critiques, pour que l’entrée en vigueur de la loi ne crée pas de grandes illusions et d’encore plus grandes désillusions.

Le livre numérique est un objet naissant que l’on peine à saisir dans ses fonctionnalités et usages. Les tablettes de lecture numérique ont vu le jour ces derniers mois. En 2008, le marché du livre numérique représentait 0, 1 % du marché du livre. S’il est en augmentation – 1, 5 % aujourd’hui –, il représente un marché à peine émergent, ce qui ne permet pas d’envisager aisément toutes les potentialités et les fonctionnalités du livre numérique qui présente pourtant un intérêt en tant que tel.

Il en découle un flou certain et des incertitudes sur les champs d’application de la loi, comme l’indiquent les multiples renvois à des décrets. Ainsi, l’article 1er prévoit : « Un décret précise les caractéristiques des livres entrant dans le champ de la présente loi. » Pourtant, le pouvoir réglementaire ne pourra pas plus que le législateur résoudre ces questions. Il ne s’agit pas d’un problème de niveau de compétence : la difficulté tient à un objet que la pratique n’a pas encore permis de bien cerner.

Ce texte fait en quelque sorte l’aveu d’une certaine ignorance, puisqu’il vise le livre numérique homothétique, soit l’équivalent du livre papier sous un autre format. Or l’intérêt même du livre digital réside dans l’ajout de fonctionnalités propres au numérique.

Les spécificités de la création et de l’exploitation numériques sont par ailleurs ignorées. Comment envisager au sein de ce texte la création libre reposant sur une éventuelle commercialisation dont le prix et la diffusion ne sont pas limités quantitativement et peuvent être effectués par tout acquéreur ? En ce sens, la création ne peut s’accommoder d’un prix unique du livre numérique.

Le prix unique du livre numérique ne peut également s’appliquer qu’à des objets identiques. L’article 2 mentionne que ce prix « peut différer en fonction du contenu de l’offre, des ses modalités d’accès ou d’usage ». Or on peut raisonnablement imaginer que le livre numérique, pour un même contenu textuel, peut trouver une grande diversité d’applications, ce qui impliquera une multitude de prix et un dédale de tarifs dans lequel le lecteur risque fort de se perdre, ces différences étant difficiles à saisir.

L’absence de délai de ce prix unique est également étonnante. Il n’est pas fixé de période au-delà de laquelle un autre prix peut être fixé, comme c’est le cas dans la loi de 1981 pour le livre papier. Est-ce à dire qu’il est souhaitable de créer un prix perpétuel pour le livre numérique ? En effet, rien n’est prévu pour qu’existe une sorte de marché de « seconde main » du livre numérique, comme pour le livre papier qui peut être acheté d’occasion et moins cher.

Enfin, malgré ses bonnes intentions, la loi se fait rattraper et c’est, alors que cela ne devrait jamais être le cas, la concurrence qui définit le droit.

Le prix du livre numérique ne s’applique ainsi qu’aux seules personnes établies en France, ce qui limite son application, d’autant que, pour le numérique, les frontières physiques ont peu d’importance. Plus précisément, les frontières comptent plus en termes de fiscalité qu’en termes de rayonnement. Les grandes entreprises du numérique l’ont compris. Google a ainsi établi son siège social en Irlande. Hier, le journal les Échos révélait que Google ne payait que 2, 6 % de taxes en Europe.

J’ai attiré à plusieurs reprises l’attention sur les velléités d’appropriation commerciale – que je qualifie de scélérate – de ce monopole sur le livre numérique, d’abord le 19 novembre 2009 à l’occasion d’une question orale avec débat sur la numérisation des bibliothèques, puis le 7 février 2010 dans le cadre du projet de loi de finances rectificative, en proposant une « taxe Google », dont la majorité reconnaissait la nécessité pour mieux la refuser.

L’un des paradoxes de ce texte réside dans le fait qu’il échappe à son objet même, pourtant louable et souhaitable.

Cette proposition de loi, si elle vise à limiter l’impact des grands commerçants s’emparant du marché du livre numérique afin qu’ils ne puissent pas réduire l’offre culturelle à la vente exclusive de best-sellers rentables, ne touchera cependant aucun des quatre géants qui s’emparent de ce marché naissant : Amazon, Google, Apple et Microsoft. En effet, aucun d’eux n’est établi en France et, quand bien même ce serait le cas, rien ne les empêcherait de se délocaliser pour échapper à cette contrainte.

La raison de cette réglementation partielle trouve son fondement dans le droit communautaire, notamment dans la directive Services et dans la directive de 2000 sur le commerce électronique. La législation européenne semble avoir, en tout lieu et pour toute chose, cédé aux lois du marché. Elle semble même avoir été créée pour mieux le faire fonctionner.

Tels sont les sujets qui suscitent nos interrogations, bien que nous préférions les imperfections liées à la volonté de proposer une réglementation au démantèlement de ce bien culturel d’exception qu’est le livre par le marché tout puissant.

C’est pourquoi nous voterons cette proposition de loi en continuant à penser qu’elle est non pas prématurée, comme le fait croire l’Autorité de la concurrence dont la finalité n’est ni plus ni moins que de favoriser les puissances du marché, mais malheureusement très limitée par ces lois de la concurrence.

J’en appelle à une réflexion européenne sur ce prix unique du livre numérique. Je plaide aussi pour un taux de TVA réduit de ce dernier, à l’instar du livre papier, tant ce qui importe réside non pas dans le support, mais dans la création, l’œuvre de l’esprit, quelle que soit sa forme, ce dont ne se soucient guère les géants commerciaux du web. Ces derniers n’ont qu’un rapport marchand au livre, ne les considérant, selon les termes du directeur de la bibliothèque de Harvard, grand et fin connaisseur de notre xviiie siècle, M. Darnton, que comme « un gisement de contenus à exploiter à ciel ouvert ». Pour nous, c’est un lieu de savoir. §

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