Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, près de trente ans après son adoption, la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre reste pertinente, y compris à l’ère d’internet. C’est l’une des conclusions fortes du rapport rendu le 10 mars 2009 par le groupe de travail présidé par notre collègue député, M. Hervé Gaymard, dans le cadre du Conseil du livre, groupe de travail au sein duquel, avec notre rapporteur, Mme Colette Mélot, j’ai eu l’honneur de représenter notre assemblée.
Selon les termes de ce rapport, la loi Lang est une « loi de développement, à la fois durable, culturelle, économique et territoriale, dont le bilan est positif ».
Grâce à cette loi, formidable outil de régulation publique du secteur et instrument majeur de la politique du livre, la France jouit désormais d’un réseau de diffusion et de distribution des livres diversifié sur l’ensemble du territoire.
Cette diversité des diffuseurs du livre, cet écosystème vertueux pour la multiplicité de l’offre, nous le devons à la volonté politique culturelle dont le prix unique du livre est l’un des éléments de la richesse littéraire.
La détermination par l’éditeur d’un prix fixe pour une œuvre donnée a été bénéfique non seulement pour le secteur de la diffusion, mais également pour celui de l’édition. C’est là un point essentiel pour le sujet qui nous réunit aujourd’hui.
Comment, dans ces conditions, s’assurer que la liberté et l’indépendance de tous ceux qui concourent à la création et à la diffusion de l’œuvre littéraire seront préservées dans l’environnement numérique ?
Souvenons-nous que le droit d’auteur, dans l’univers patrimonial comme dans l’univers numérique, est le garant de la liberté de création et de l’indépendance matérielle et financière des auteurs.
Souvenons-nous également que le disque, à la fin des années quatre-vingt-dix, a vécu, avec l’apparition des fichiers MP3, une véritable explosion numérique, qui, en l’absence d’une réponse rapide et adaptée en termes d’offre légale riche et diversifiée, a eu des conséquences économiques désastreuses pour le secteur. Le piratage des œuvres phonographiques s’est banalisé, une culture du « prétendument gratuit » s’est installée et les ventes se sont effondrées de plus de 50 % en cinq ans, en valeur et en volume.
Après que l’offre illégale de musique a été considérée comme un produit d’appel pour certains fournisseurs d’accès à internet, l’offre légale s’est ensuite vu captée par une alliance économique et financière entre les quatre majors du disque et le fabricant américain Apple via son site iTunes Store. Aujourd’hui, la firme à la pomme absorbe une large part du marché de la musique en ligne : 70 % aux États-Unis, 60 % au Japon et 40 % en France.
Le risque de concentration du secteur du livre numérique est donc réel et la régulation de son système de diffusion doit être encadrée par les pouvoirs publics.
L’exemple de la numérisation du patrimoine littéraire par le géant californien Google est particulièrement révélateur des dangers que recèle, pour notre mémoire et notre diversité littéraire, la prise de contrôle du secteur du livre numérique par quelques grands groupes privés.
Sur l’initiative de notre collègue M. Jack Ralite, nous avons eu l’occasion de dénoncer dans cet hémicycle les méthodes et les exclusivités utilisées par le plus grand moteur de recherche au monde pour numériser des œuvres, y compris sous droits.
S’agissant du marché du livre numérique, il est encore embryonnaire, cela a été dit à plusieurs reprises. Le livre numérique existe, certes, depuis plus de dix ans, mais le marché ne commence à se développer que depuis trois ans, pour ne représenter aujourd’hui que moins de 1 % du marché du livre en France.
Pendant plusieurs années, considérant comme inacceptables les conditions tarifaires qui leur étaient imposées, les éditeurs français ont pratiqué une résistance combative dans l’ouverture de leurs catalogues aux grandes multinationales de la diffusion du livre numérique. Ce front commun a permis aux éditeurs de généraliser peu à peu la pratique du contrat de mandat, contrat qui leur permet d’imposer aux distributeurs le prix de vente du livre numérique.
Le retard maîtrisé du marché du livre digital ne doit cependant pas faire perdre de vue que le basculement, quand il a lieu, est extrêmement brutal dans l’environnement numérique.
Or tout porte à croire que le marché du livre numérique est en passe de se développer. L’acteur dominant, Amazon, n’est plus seul sur le marché. Des concurrents sont apparus, développant chacun leur offre ; c’est le cas d’Apple et de Sony, et, prochainement, de Google.
La plupart des grandes maisons d’édition françaises s’organisent et développent chacune à leur tour une offre de livres numériques sous droits. Or, comme l’a parfaitement indiqué Mme le rapporteur, la pratique du contrat de mandat n’est pas satisfaisante en ce qu’elle retire au distributeur ou au libraire en ligne toute latitude sur le choix et la présentation des produits.
La présente proposition de loi, qui met en place, comme dans l’univers physique, un système de prix fixe déterminé par l’éditeur pour chaque livre numérique homothétique, était donc très attendue par l’ensemble des professionnels du livre.
Cependant, la numérisation des livres aura sans doute des effets sur les intermédiaires de la chaîne du livre, notamment sur les imprimeurs et les libraires. À l’instar des projectionnistes des salles de cinéma, eux aussi confrontés à une évolution de leur métier du fait de l’avènement du cinéma numérique, il y a fort à croire que les métiers de l’imprimerie et de la librairie devront évoluer avec le développement du livre digital.
Au final, en donnant aux éditeurs le pouvoir de maîtriser le prix de vente des livres numériques homothétiques, la proposition de loi s’inscrit parfaitement dans le prolongement des recommandations formulées dans le cadre des conclusions des rapports de M. Patino, de M. Gaymard, de Mme Albanel ou encore du rapport de la mission « Création et internet », remis par MM. Zelnick, Toubon et Cerruti.
Cette proposition de loi intervient-elle à temps ? Le marché du livre numérique va se développer considérablement, c’est une quasi-certitude. La multiplication des tablettes de lecture en est le marqueur le plus sensible.
Pour autant, une loi, aussi bonne soit-elle, ne peut pas tout. Elle devra être accompagnée par des pratiques professionnelles respectueuses de la chaîne de valeur du livre.
Les grands distributeurs anglo-saxons ont voulu empêcher les libraires de garder sur le marché numérique la place qu’ils ont sur le marché physique. C’est la raison pour laquelle trente-cinq librairies, sous l’égide du Syndicat de la librairie française, ont d’ores et déjà investi pour financer le développement d’une plateforme de vente commune. Il s’agit là d’une formidable initiative pour inciter les lecteurs à acheter des livres numériques sur le site de leur libraire plutôt que chez un distributeur anglo-saxon.
De la même manière, les éditeurs devront continuer à respecter la chaîne du livre et ne pas décider brutalement de se passer des libraires pour vendre directement aux lecteurs leurs ouvrages numériques, faute de quoi il s’ensuivrait une dangereuse intégration verticale accompagnée d’une désintermédiation tout à fait préjudiciable à l’ensemble de la chaîne du livre.
Il conviendra également de normaliser les spécificités techniques des fichiers numériques. Il y a là un impératif d’interopérabilité tout à fait essentiel pour lutter contre le piratage des livres numériques.
Enfin, pour assurer son développement et éviter le piratage, les éditeurs reconnaissent tous que le prix du livre numérique devra être moins élevé que celui du livre physique. Pour cela, l’uniformisation des taux de TVA applicables est nécessaire.
En l’absence d’harmonisation communautaire sur cette question fiscale, il incombe à la France de prendre position et de jouer un rôle moteur au sein de l’Union européenne. Le marché du livre numérique est, certes, balbutiant, mais il est en pleine croissance. Or un modèle économique fondé pour le livre numérique à la fois sur un taux de TVA à 19, 6 % et sur un prix inférieur de 20 % à celui du livre papier représente, au final, une diminution effective du chiffre d’affaires de 29 %.
Les éditeurs sont donc légitimement en droit d’obtenir une harmonisation à 5, 5 % du taux de TVA pour le livre physique et numérique ; nous proposerons d’ailleurs un amendement en ce sens. Il s’agit, dans le prolongement des préconisations du rapport de MM. Zelnick, Toubon et Cerutti, d’envoyer un signal politique fort et immédiat à l’Union européenne, au sein de laquelle la France doit remettre en cause l’assimilation du livre numérique aux « services en ligne », notamment d’un point de vue fiscal.
On imagine mal les pays francophones de l’Union européenne contraints de pratiquer une politique fiscale distincte à l’égard du livre numérique. Il y aurait là une forme de concurrence déloyale intracommunautaire, tout à fait préjudiciable à la chaîne de valeur du livre et à la diversité culturelle.