Intervention de Daniel Reiner

Réunion du 9 novembre 2004 à 10h00
Aéroports — Discussion d'un projet de loi

Photo de Daniel ReinerDaniel Reiner :

Monsieur le ministre, pour la troisième fois cette année, après EDF-GDF et Air France, votre gouvernement présente un texte qui prépare à terme la privatisation d'une grande entreprise publique. Je vois dans les motivations du Gouvernement deux principales explications.

La première est d'ordre idéologique : l'Etat suit son inspiration libérale et considère que le transport aérien n'est pas, ou n'est plus, un secteur stratégique, ce que l'on avait pu mesurer lors des débats sur Air France.

La seconde est liée à l'actuelle dérive des finances publiques. L'Etat manque d'argent et cherche des moyens à court terme pour renflouer ses caisses, au prix de l'abandon de secteurs vitaux pour le pays. Il cherche aussi à financer les nécessaires investissements de ses entreprises publiques, en se soustrayant à ses devoirs d'actionnaire, par les marchés financiers, oubliant que ces marchés font payer chèrement en retour - notamment aux personnels - le prix de leur « aide ».

De l'aveu même de son président en commission, le fort endettement d'ADP et ses besoins d'investissement pour l'avenir, estimés à 600 millions d'euros par an, ne permettaient pas d'envisager un désendettement rapide. La seule solution, en dehors de l'apport de capitaux privés, était- je cite la formule reprise par le rapporteur pour avis de la commission des finances - « une recapitalisation par l'Etat, tout à fait hors d'atteinte dans le contexte actuel des finances publiques ». Tout est dit. Il faut donc créer une société anonyme, et augmenter ensuite son capital en l'ouvrant au secteur privé.

Nous estimons que le statut d'établissement public d'ADP n'est pas pénalisant, comme on voudrait le faire croire. Ainsi, ce statut n'avait pas gêné le développement d'EDF- GDF à l'étranger.

Le statut public d'ADP, inchangé depuis soixante ans, méritait sans doute un toilettage, mais sans aller jusqu'à une transformation en société anonyme. Après tout, de grands aéroports européens ne sont pas des sociétés anonymes.

De plus, nos engagements européens n'imposent nullement le changement de statut de l'entreprise. C'est faire preuve d'une certaine mauvaise foi que d'anticiper d'éventuelles pressions de Bruxelles. Je rappelle que, selon les traités, les Etats membres, qui restent libres de choisir la forme de leurs entreprises publiques, doivent uniquement éviter de fausser la concurrence par des subventions injustifiées.

Or, je le répète, le transport aérien est éminemment stratégique. La sécurité du territoire, la compétitivité économique, la sûreté de la navigation aérienne, la sûreté des passagers, les nuisances environnementales, l'aménagement du territoire sont autant de raisons qui justifieraient le maintien du transport aérien dans le giron de l'Etat. C'est d'ailleurs ainsi que l'opinion publique le comprend et c'est toujours vers l'Etat que l'on se tourne en cas d'incident ou d'accident.

Le texte pose certes que l'Etat restera majoritaire dans ADP, malgré l'ouverture annoncée du capital. Mais, d'une part, les mêmes promesses avaient été formulées en 1996 pour France Télécom - et l'on sait ce qu'il est advenu - et, d'autre part, un groupe privé pourra obtenir une minorité de blocage puisque aucun seuil n'a été fixé à terme pour la participation de l'Etat. Vous nous avez dit qu'il n'était pas question de déroger à la propriété publique, monsieur le ministre, mais comment le garantir ? Ce qu'un texte a fait, un autre le défait...

Quoi qu'il en soit, ce projet, outre les objections de forme que je formulerai pour justifier son renvoi en commission, pose de multiples questions. J'en retiendrai cinq.

La première concerne l'avenir des personnels. Rappelons que 8 000 personnes sont directement employées par ADP, sans compter les sous-traitants. Si le projet de loi semble leur donner des garanties à court terme, dans une formulation d'ailleurs peu lisible à l'article 1er, il est naturellement muet sur leur avenir à plus long terme.

Il est à craindre que l'arrivée progressive de capitaux privés dans le capital d'ADP n'incite le conseil d'administration à remettre en cause le statut actuel. Nous ne pouvons oublier qu'ADP fait appel à une foule d'entreprises sous-traitantes dont les personnels ne bénéficient pas du statut propre à ADP - je pense en particulier au transport des voyageurs en car.

Des actionnaires privés ne pousseront-ils pas à réduire les effectifs de l'entreprise et à pressurer les sous-traitants en période de crise du transport aérien ? Pour l'instant, le secteur semble amorcer une reprise à la suite des années noires qui ont été marquées par les conséquences des attentats du 11 septembre, des guerres, du terrorisme et des épidémies asiatiques. Mais la reprise est fragile et doit nous inciter à la plus grande prudence.

La deuxième question a trait à la domanialité publique des terrains.

Je note un premier paradoxe dans le texte : alors que les aéroports régionaux demeureront la propriété de l'Etat, pour les plus importants d'entre eux, et celle des collectivités territoriales pour les autres, comment expliquer que l'on transfère à une société dont une fraction du capital serait détenue par des actionnaires privés les deux principaux aéroports français, qui accueillent, rappelons-le, plus de 70 millions de passagers ? Aux Etats-Unis ou aux Pays-Bas, il a été décidé que les aéroports resteraient des propriétés publiques.

Après tout, si l'on veut faire un parallèle avec d'autres infrastructures de transport, la construction et l'exploitation des autoroutes ont été confiées à des sociétés dont le capital s'ouvre progressivement au privé, mais l'Etat reste le propriétaire et cela ne pose aucun problème !

Notre rapporteur semble avoir écarté l'idée qu'ADP devienne un concessionnaire de l'Etat bénéficiant d'une autorisation d'occupation temporaire du domaine public ; nous aurions aimé explorer plus avant cette hypothèse en commission.

Comment ne pas rappeler que ces installations sont stratégiques ? S'il venait à constater une mauvaise exécution des missions de service public sur un aéroport, par exemple en raison de difficultés financières de l'entreprise, comment l'Etat pourrait-il en reprendre l'exploitation ? En les rachetant, alors qu'il les a cédées gratuitement ? En expropriant ?

Sans jouer les Cassandre, que se passerait-il en cas de crise internationale ou d'attaque terroriste ? Le code de l'aviation civile prévoit expressément qu'en cas de crise l'Etat reprend le contrôle direct des aéroports de province. Pourquoi ne serait-ce point le cas des aéroports parisiens, qui sont naturellement des cibles plus prisées ?

La troisième question porte sur la modulation des redevances aéroportuaires.

Nous ne sommes pas opposés au principe de la modulation ; celle-ci pourrait se comprendre si les aéroports souhaitaient privilégier des compagnies sérieuses, menant des politiques de qualité, plus respectueuses en particulier de l'environnement. L'exercice est délicat, car il s'agit de trouver un équilibre entre la bonne santé économique des aéroports et l'intérêt des compagnies aériennes, notamment de la compagnie Air France.

Cependant, nous avons des craintes sur la façon dont cette modulation pourrait être appliquée. Ainsi, il faudra prendre garde à ne pas pénaliser les compagnies sérieuses qui utilisent les aérogares aux heures de pointe. Je pense tout particulièrement au de Roissy, qui est de loin le premier client d'ADP, avec plus de 50 % des mouvements d'avions.

Aéroports de Paris, pour accroître son bénéfice, pourrait être tenté d'augmenter les redevances à la pointe du trafic ; or le fonctionnement d'un est précisément fondé sur une succession de plages d'arrivées et de départs qui génèrent des alternances de pointes et de creux. La modulation, qui serait en apparence motivée par le souhait de lisser la charge de trafic et de réduire l'encombrement de l'aéroport, pèserait en fait sur la principale compagnie utilisatrice.

Par ailleurs, la modulation risquerait d'être utilisée comme un argument pour les compagnies aériennes afin de placer les aéroports régionaux en situation de concurrence - ce point a été peu évoqué jusqu'à présent - en liant leur venue ou leur maintien à des réductions substantielles. Une telle concurrence ne pourra s'effectuer qu'au détriment de ces aéroports, et plus largement de l'aménagement du territoire.

Il serait souhaitable, monsieur le ministre, que le Gouvernement nous expose sa politique aéroportuaire. Le troisième aéroport parisien est-il enterré ? Comment les dessertes régionales vont-elles s'organiser à l'avenir ? Quelle sera la politique de complémentarité entre l'avion et le train, et pour quel aménagement du territoire ?

Les redevances d'utilisation des différentes aérogares sont aujourd'hui identiques quels que soient leur date de mise en service et le niveau des prestations offertes ; ce système devrait être maintenu.

En effet, si ADP venait à moduler ses redevances selon les terminaux, on peut imaginer que les compagnies demanderaient à utiliser les installations les moins coûteuses, même si elles sont les moins luxueuses ; or, n'oublions pas que les aéroports parisiens sont les principales portes d'entrée en France et participent de notre prestige.

La quatrième question a pour objet la nécessité d'affirmer l'affectation de l'ensemble des ressources d'un aéroport dans une caisse unique

Nous exprimons la crainte, si ADP passe à moyen ou à long terme sous le contrôle d'intérêts privés, que les activités commerciales et industrielles prévalent sur la sécurité et la sûreté. Le président d'ADP a déjà fait part de son intention d'engager une valorisation immobilière de ses terrains et de développer le commerce dans les aéroports où cette activité serait en dessous du niveau atteint par de grands aéroports étrangers.

Or c'est avant tout le trafic aérien qui fait le succès et les recettes d'un aéroport. Il faut donc l'encourager et prévoir en conséquence que les excédents de ressources issues des activités extra-aéronautiques servent à réduire le niveau des redevances aéronautiques. Cela passe par l'affectation de l'ensemble des ressources de l'aéroport à la caisse unique, ce que pratiquent d'ailleurs aujourd'hui la plupart des grands aéroports internationaux. Le réaffirmer dans ce texte nous paraîtrait utile.

La cinquième question, enfin, porte sur l'évolution du statut des grands aéroports régionaux et sur l'aménagement du territoire

Selon notre rapporteur, les aéroports régionaux concernés sont, par ordre d'importance, Nice, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg, Nantes, Montpellier, Pointe-à-Pitre, Fort-de-France, Saint Denis et Cayenne. Leur importance est capitale en matière d'aménagement du territoire et justifie la pérennité de l'intervention publique.

En ouvrant la possibilité de créer des sociétés pour l'exploitation de ces aéroports, le Gouvernement invite clairement les collectivités territoriales « à passer à la caisse », alors même qu'elles se seront déjà vu transférer bon nombre d'équipements dans le cadre de la récente loi relative aux libertés et aux responsabilités locales et qu'elles n'ont pas fini d'en supporter les conséquences financières ! Le Gouvernement peut-il nous dire pourquoi il n'a pas choisi de retenir le statut des sociétés d'économie mixte ?

Dans le même temps, l'Etat abandonne le système de garantie dont bénéficiaient les chambres de commerce et d'industrie, et de grandes incertitudes pèsent sur les statuts des personnels au-delà de dix ans. On leur propose ni plus ni moins des contrats de travail « classiques », avec ce que cela suppose aujourd'hui en termes de précarisation.

Le Gouvernement reconnaît dans l'exposé des motifs que l'ouverture du capital de ces sociétés interviendra dans un second temps, sans préciser si les collectivités publiques devront rester majoritaires. On ouvre ainsi la voie, à terme, à la privatisation des aéroports les plus rentables !

En modifiant le statut d'ADP et en permettant la privatisation à terme des principaux aéroports régionaux, ce projet de loi participe à l'entreprise de démembrement du service public menée avec méthode par votre gouvernement, monsieur le ministre.

Depuis plus de deux ans, l'Etat abandonne à marche forcée ses prérogatives au nom d'une logique libérale et tourne le dos au modèle social et économique français des cinquante dernières années, fondé sur le service public et l'aménagement équilibré du territoire. Vous comprendrez que nous ne voulions pas vous suivre sur ce terrain.

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