Seule cette ambition est à même de donner un véritable sens à tout ce qui a déjà été patiemment construit depuis près de cinquante ans, depuis le marché commun au marché unique, puis à la monnaie unique - qui nous préserve aujourd'hui de bien des turbulences monétaires -, depuis aussi ce qui n'était qu'une simple « coopération politique » à une politique étrangère et de sécurité commune.
Cette ambition est aujourd'hui blessée, et la confusion qui entoure désormais l'avenir du traité constitutionnel va peser sur des négociations essentielles pour l'avenir. Pourra-t-on ainsi poursuivre, sur le même rythme et sur les mêmes bases, les élargissements futurs de l'Union, alors même que l'instrument juridique qui devait permettre de conjuguer élargissement et approfondissement est aujourd'hui, pour le moins, différé ; alors même aussi que nous nous retrouvons dans le cadre du traité de Nice, dont les résultats à cet égard avaient justifié la mise en place de la Convention pour l'avenir de l'Europe ?
C'est aussi dans ce climat délicat qu'à partir de demain va se tenir le Conseil européen où les responsables des Vingt-cinq devront prendre des décisions sur deux sujets majeurs : les perspectives financières de l'Union pour la période 2007-2013 et l'avenir du traité constitutionnel.
Le financement de l'Union pour 2007-2013 va commander le choix de ses priorités pour les années à venir : respecter les engagements souscrits pour l'intégration des nouveaux membres, étendre les politiques communautaires existantes et respecter l'accord conclu à l'unanimité, en 2002, sur la PAC. La position de six des Etats membres, dont la France, qui souhaitent limiter ce budget à hauteur de 1 % du revenu national brut, est cohérente avec les contraintes de dépense publique que chaque nation est tenue de respecter et auxquelles l'Union elle-même ne peut se soustraire.
Nous voyons bien aujourd'hui que chaque pays avance ses « lignes rouges », qui annoncent des négociations particulièrement difficiles et leur conclusion incertaine.
Au principe d'une limitation du montant du prochain budget européen s'ajoute la question du partage de son financement, auquel la France devra prendre sa part.
Sur ce point, c'est bien sûr le maintien en l'état du mécanisme du chèque britannique, décidé en 1984, qui doit être remis en question. A l'évidence, cette « correction » ne se justifie plus aujourd'hui : alors que le Royaume-Uni se situe à près de 20 % au-dessus de la moyenne communautaire des Vingt-cinq, ce sont les autres Etats membres qui financent le chèque britannique, y compris ceux dont le revenu atteint moins de la moitié de celui du Royaume-Uni ! Anachronique, coûteux, injuste, ce dispositif, qui représente 56 milliards d'euros pour la période 2007-2013, doit être revu.
A cet égard, la proposition du Premier Ministre britannique de lier ce dispositif à l'accord de 2002 sur le financement de la politique agricole commune n'est pas acceptable. La France, dans ce délicat dossier, est loin d'être isolée.
Au-delà du montant global du budget et de la part de chacun dans son financement se pose aussi la question de la destination des dépenses. Quel sera le niveau de répartition des ressources entre deux instruments de la politique structurelle : celui dit de l'objectif 1, qui va légitimement concentrer l'action budgétaire vers les Etats et régions les plus pauvres, et celui dit de l'objectif 2, visant la compétitivité et l'emploi, qui reste essentiel pour les régions françaises ? Quelle solution pourra intervenir pour des pays qui, comme l'Espagne, vont cesser de bénéficier du fonds de cohésion ?
Enfin, s'agissant des dépenses agricoles, qu'en sera-t-il, dans le cadre du plafonnement décidé en 2002, des 8 milliards d'euros sur sept ans liés à l'élargissement à la Bulgarie et à la Roumanie en 2007 ?
Je voudrais également rappeler ici la pertinence d'une démarche volontariste en matière de politique communautaire de recherche. Voilà un an, notre collègue député Marc Laffineur et moi-même avions préconisé de mettre l'accent sur la recherche liée à la sécurité et à la défense, dans le cadre de l'Agence européenne de défense ; il me semble important d'approfondir notamment cette voie.
Sur toutes ces questions, monsieur le Premier ministre, vous nous direz l'état d'esprit qui anime le Gouvernement français à la veille de ce rendez-vous capital.
Deuxième sujet sur lequel les responsables des Vingt-cinq devront aboutir à une position constructive : l'avenir du traité constitutionnel, celui de l'ambition qu'il porte et qui reste le seul moyen pour les peuples d'Europe de donner un sens et une orientation claire à ce qui, à défaut, ferait stagner l'ambition européenne au seul grand marché européen.
Il appartient à chaque pays membre de définir la suite qu'il entend donner à son processus de ratification. Mais la logique juridique est là : d'ores et déjà privé de deux approbations, atteint par la « suspension » britannique, et peut-être danoise, le traité constitutionnel ne pourra entrer en vigueur en l'état. Pour autant, ne pourrait-on pas envisager que les responsables européens donnent une nouvelle chance à celles des dispositions inscrites dans la première partie du traité qui sont relatives aux institutions, sur lesquelles un consensus général est sans doute possible ? Pourraient ainsi être préservées les avancées incontestables que constituent, par exemple, la présidence stable de l'Union - déjà acquise pour l'Eurogroupe -, la création du service d'action diplomatique, ou encore les coopérations en matière de défense. Après tout, l'Agence européenne de défense existe bel et bien aujourd'hui, les Vingt-cinq ayant décidé sa création lors du Conseil de Thessalonique de juin 2003 !
Ces dispositions relèvent finalement plus du bon sens que de l'idéologie. Elles peuvent répondre à un souci d'efficacité sans nécessiter des modifications institutionnelles majeures. Est-ce là, monsieur le Premier ministre, une voie que vous entendez promouvoir auprès de nos partenaires ?
Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, lors des négociations qui s'ouvriront demain, l'Union va se trouver dans la position délicate de devoir décider de ses moyens d'agir pour l'avenir alors même que les turbulences qui touchent le traité constitutionnel viennent obscurcir son horizon politique. Il lui faut, dans l'immédiat, rassurer des populations inquiètes, s'interroger sur des méthodes souvent mal comprises - à tort ou à raison - et tenter de conforter, par-delà les crises, le projet qu'elle construit pour notre avenir collectif.
Dans cette atmosphère de doutes et d'interrogations, je vois trois raisons d'espérer.
D'abord, le projet européen n'en est pas à sa première crise, et son histoire démontre qu'il a su chaque fois se relever pour continuer de progresser. Sa force lui a donné, en quelque sorte, les « anticorps » qui lui permettent de dépasser les obstacles.
Ensuite, pour nous Français, l'ambition européenne doit continuer de se construire sur une communauté d'approche et d'action avec l'Allemagne. Demain comme hier, l'Europe pourra progresser grâce à cette solidarité franco-allemande, par-delà même les alternances politiques, on l'a vu par le passé.
La troisième raison d'espérer naît de l'enseignement tiré de la campagne qui a précédé le 29 mai, campagne qui a été l'occasion, pour chaque Français, peut-être de mieux apprendre l'Europe, d'en débattre et, finalement, d'en décider. Ce moment de démocratie aura été utile pour recréer le lien de légitimité entre l'Europe et ses citoyens.
Monsieur le Premier ministre, les deux prochains jours vont être longs et difficiles. Dans les circonstances présentes, notre pays a besoin de parler d'une voix forte, au nom d'une France rassemblée autour de ses intérêts nationaux. Sachez que vous trouverez aussi au sein de la Haute Assemblée le soutien indispensable à l'affirmation de notre idéal européen.