N’oublions pas que le socle de la civilisation européenne, c’est sa capacité de marier l’écrit au génie de la diversité.
Je n’accepte donc pas l’idée que les grands supermarchés numériques, étrangers à toute préoccupation de diversité éditoriale et de rémunération de la création, soient le seul visage du marché intérieur culturel.
Dans ce prétendu paradis du consommateur, qui découvrira les Julien Gracq de demain, qui les fera partager ? Je rappelle que Julien Gracq resta fidèle toute sa vie à un modeste éditeur installé tout près d’ici, José Corti. N’oublions pas que les découvertes sont le plus souvent le fait de libraires et d’éditeurs indépendants, les grands réseaux, y compris numériques, ne faisant qu’amplifier le mouvement une fois qu’il est lancé.
Au marché dérégulé qui, en vertu d’une vision très abstraite de l’intérêt du consommateur, fait le jeu de certains acteurs à prétentions hégémoniques, pour lesquels le livre n’est qu’un produit d’appel, l’Europe se doit de préférer le développement équilibré de l’« écosystème » des industries créatives et le soutien à la compétitivité des acteurs industriels européens, ce qui passe aussi par une TVA à taux réduit pour le livre numérique, à l’instauration de laquelle je m’emploie sans relâche.
Mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de loi examinée ce soir ne créera pas les conditions d’une économie de rente pour certains acteurs mais celles du développement d’une offre légale abondante, attractive pour le lecteur, tout en préservant une assiette stable de rémunération pour les ayants droit, en particulier les auteurs, qui doivent pleinement bénéficier de cette « nouvelle frontière » du monde de l’édition.
Je regrette donc que les discussions entreprises depuis plusieurs mois entre auteurs et éditeurs aient été interrompues à l’orée du Salon du livre, alors que d’importantes avancées paraissaient à portée de main. Il n’est pas interdit de se demander, à cet égard, si la loi ne devrait pas sanctionner très vite les résultats les plus solides de ces discussions. Je pense aux avancées les plus susceptibles d’enrichir notre code de la propriété intellectuelle, lequel, s’il mérite d’être adapté au monde numérique, ne peut l’être qu’après une instruction rigoureuse par les pouvoirs publics. Dans tous les cas, j’invite les parties à reprendre leurs discussions et leurs négociations le plus rapidement possible.
Bien entendu, cette proposition de loi trouve sa place – éminente – dans la stratégie globale sur le livre numérique mise en œuvre par le Gouvernement, et dont vous connaissez les grands axes.
« Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. Tous les hommes se sentirent maîtres d’un trésor intact et secret ». Certes, nous sommes encore loin de l’utopie babélienne explorée par Jorge Luis Borges. Il reste que, vous le savez cependant, la France est le seul pays d’Europe à avoir mis en place un système de financement ambitieux de numérisation des livres, d’un montant de 10 millions d’euros par an, qui a permis de numériser, d’une part, les fonds patrimoniaux de la Bibliothèque nationale de France – plus de 1, 2 million de documents sont à ce jour disponibles dans Gallica –, d’autre part, les catalogues papier « vivants » des éditeurs, soit à ce jour un total de 600 000 titres.
J’ai également eu le plaisir de signer, il y a quelques semaines, avec René Ricol, commissaire général à l’investissement, et les professionnels concernés un accord-cadre de portée historique, qui permettra la numérisation de 500 000 livres du XXe siècle indisponibles dans les librairies, compte tenu notamment de la difficulté de réactualiser les contrats de manière simple pour les éditeurs.
Alors que, aux Etats-Unis, la justice vient de rejeter le projet d’accord entre Google et les auteurs et éditeurs américains concernant l’exploitation de plusieurs millions d’œuvres protégées, la stratégie ainsi mise en œuvre en France par le ministère et les professionnels français du livre pour favoriser la diffusion des œuvres dans l’univers numérique tout en respectant le droit d’auteur se trouve, de ce fait, pleinement confortée.
Outre l’action en faveur de la lecture, en lien avec les bibliothèques et les médiathèques de nos territoires, à travers les quatorze propositions de mon « plan lecture », et le soutien à près de 500 libraires indépendants, à travers le label « librairie indépendante de référence », j’ai placé l’adaptation de la librairie traditionnelle au numérique au cœur de mes priorités.
Je m’attache ainsi à soutenir, via le Centre national du livre, le projet « 1001libraires.com », qui entend fédérer, sur Internet, l’offre du plus grand nombre de libraires.
Mesdames, messieurs les sénateurs, à l’heure du « capitalisme cognitif » et des formidables transformations liées au numérique, l’adaptation de l’écosystème du livre doit être accompagnée par les pouvoirs publics, à travers une régulation efficace, proportionnée, garante de la diversité culturelle.
La proposition de loi examinée ce soir, cette « loi de développement durable du livre numérique », répond à une telle exigence. Elle recueille donc mon plein soutien.
Transposant à l’univers numérique, moyennant les adaptations nécessaires, les principes vertueux de la loi Lang, ce texte constitue une contribution essentielle à la construction civilisée du marché du livre numérique que, tous, nous appelons de nos vœux.