Monsieur le ministre, mes chers collègues, il ne faut pas exclure de cette proposition de loi la rémunération des auteurs, une question délicate sur laquelle aucun accord n’a encore été trouvé entre les auteurs et les éditeurs, alors qu’elle est centrale.
La création est au cœur de l’industrie du livre et la rémunération des auteurs à l’heure du numérique préoccupe à juste titre. Alors que le numérique crée l’illusion du « tout-gratuit » et déstabilise les équilibres économiques établis – consentement à payer moins de la part des consommateurs, économies réalisées par les éditeurs –, il est indispensable que la loi rappelle l’objectif de rémunération juste et équitable des auteurs dans ce nouveau cadre. Il faut prendre en compte cette notion, car le risque d’une diminution de la rémunération des auteurs est réel.
Nous l’affirmons depuis le début de l’examen de ce texte, quel que soit le support – numérique ou papier –, le livre reste défini comme une œuvre de l’esprit. C’est de cette œuvre immatérielle, ou plus précisément indifféremment matérialisée, que découle la rémunération de l’auteur.
Georges Balandier ne dit pas autre chose quand il affirme : « Nous n’arrêtons pas de multiplier les savoir-faire. [...] Nous sommes indiscutablement la génération qui a le plus de savoir-faire et de moyens de faire, mais nous ne savons que faire. [...] Cela veut dire que nous avons plus de rapports aux instruments et aux outils que de rapports aux significations. [...] Auparavant, la fascination était par la parole et par le système d’idées mises en œuvre ; aujourd’hui, la séduction s’opère par les instruments et par les produits. »
Le Sénat a voté à l’unanimité un texte tentant d’assainir le marché du livre en France et garantissant aux auteurs un maintien de leurs droits. La Commission européenne a contesté au Sénat l’extension de ces mesures à Google et Apple, sociétés respectivement domiciliées en Irlande et au Luxembourg et, par conséquent, exemptées de la fiscalité française. Alors fragilisée, l’union entre éditeurs, auteurs et libraires s’est fissurée et le projet serait réduit aux seuls éditeurs français sur le territoire national et sans engagement sérieux sur la base et le montant des droits d’auteur.
Il est juste de défendre les droits d’auteur, en leur confirmant leur légitimité par des mesures appropriées. J’ai participé lundi 21 mars dernier à un colloque organisé par l’Association française pour la protection internationale du droit d’auteur, l’AFPIDA, qui s’est tenu au Sénat, salle Clemenceau, et a réuni quelque 350 participants, dont nombre d’étudiants en droit, ainsi que plusieurs dizaines de professeurs français et étrangers spécialistes du droit d’auteur.
S’ils ont surtout évoqué les exceptions au droit d’auteur, les différents intervenants ont aussi dressé le constat que le droit d’auteur faisait l’objet d’attaques régulières et de plus en plus fréquentes, soulignant « un effacement de l’espace public derrière le modèle du marché et un déplacement du centre de gravité du droit d’auteur vers la production des investissements des grandes affaires ».
C’est le cas en Europe, où de nombreux textes – j’en connais au moins quatre ! – sont amendés par des parlementaires européens : sur les quelque cent cinquante amendements déposés, deux ou trois d’entre eux tendent à contester le droit d’auteur.
Je pense également aux accords bilatéraux de libre-échange qui intègrent les protocoles de coopération culturelle et utilisent la culture comme marchandage au sein d’accords commerciaux.
Lors d’un rendez-vous récent des Coalitions européennes pour la diversité culturelle – je suis un actif participant depuis la fondation de cette institution –, M. Philippe Brunet, chef de cabinet de la commissaire européenne chargée de l’éducation, de la culture, du multilinguisme et de la jeunesse a souligné la nécessité d’agir vite afin de poser les bases d’un nouveau système de propriété intellectuelle, n’hésitant pas à mettre en cause la convention de Berne.
Dans Le Monde daté de mercredi, une page est consacrée au film de Régis Sauder intitulé Nous, Princesses de Clèves, qui sort dans les salles demain. On se souvient de la polémique qu’a provoquée la remarque du Président de la République. Au-delà de celle-ci, il reste que le premier grand roman moderne de la littérature française a régalé des élèves du lycée Diderot, dans les quartiers nord de Marseille, qui se le sont approprié. Là se niche, entre autres, le bijou de famille du droit d’auteur, le droit moral, si rarement évoqué aujourd’hui, attaqué qu’il est par l’oubli. Eh bien, les jeunes de ces quartiers se sont saisis de ce texte comme d’un « viatique », écrit la journaliste.
Les voilà, selon moi, dans la bonne direction, beaucoup plus, en tout cas, que s’ils avaient suivi la réflexion faite à la sortie de la guerre de 14-18 par le maréchal von Hindenburg : « Je ne lis jamais de poésie, car je pourrais m’attendrir. »
Eh bien, monsieur le ministre, mes chers collègues, je vous propose de nous attendrir, côte à côte, avec, dans l’oreille, ces vingt-huit mots de Bernard Noël : « L’immatériel est l’envers du spirituel comme l’information est l’envers de l’œuvre de l’esprit : leur utilité les épuise alors que l’inutilité des œuvres sans cesse en recharge le sens. »
Émettons un vote de sens : c’est d’« intérêt public », et non, comme certains disent aujourd’hui, de « balance des intérêts » !