Elle l'aggrave de trois façons.
D'abord, plus on éloigne un pouvoir, moins on rend simple et efficace son contrôle et plus on perd en qualité démocratique. C'est d'ailleurs l'argument qu'a souvent avancé M. Raffarin pour justifier ce qui est, à mes yeux, une bonne réforme, à savoir les lois de décentralisation.
Ensuite, l'Union sera de plus en plus dirigée par des experts et non par des élus. En effet, on renforce considérablement le rôle de la Commission. Ainsi, avec l'article I-26, elle sera chargée de l'« intérêt général européen », qu'il aurait plutôt fallu confier au Conseil. En outre, son monopole d'initiative, qui enfreint la règle de la séparation des pouvoirs, acquerra une redoutable efficacité en s'appliquant à des compétences toujours plus vastes, et avec un processus de décision à la majorité qualifiée.
Enfin, la Constitution marginalise les démocraties nationales. En dehors du processus de révision simple, sans processus de ratification, les parlements nationaux gagnent le pouvoir d'émettre des avis, mais, en échange, ils perdent en grande partie le pouvoir de faire la loi.
L'inspiration de ce texte est en fait d'établir une abstraction démocratique, apolitique dans laquelle les décisions publiques seront prises en charge par une avant-garde éclairée, tandis que l'on voudrait réduire l'existence collective des peuples aux seules activités du marché et de la société civile.
Troisième raison : cette Constitution tente d'imposer un cadre étatique fédéral à l'insu des peuples.
Ecoutons un court instant un orfèvre en la matière, Valéry Giscard d'Estaing : « dans la Constitution, le mot fédéral a été remplacé par le mot communautaire , ce qui veut dire exactement la même chose ».
Voici les instruments de cet engrenage fédéral : une Constitution, la personnalité juridique de l'Union, la primauté absolue du droit européen sur tout droit national, y compris postérieur ou constitutionnel, la majorité qualifiée, et, enfin, cette espèce de boulimie de compétences qui fait que nous aurons une Europe qui se mêlera de tout plutôt qu'une Europe subsidiaire, qui aurait été la bonne voie. C'est cet engrenage qui blessera mortellement notre souveraineté, c'est-à-dire la maîtrise par les Français de leurs choix et de leur destin.
La souveraineté, qu'elle soit populaire ou nationale, c'est la liberté de choisir. D'ailleurs, je ne connais pas de meilleure définition que celle donnée par Abraham Lincoln dans son discours devant le Congrès le 4 juillet 1861 alors que la guerre de Sécession avait éclaté : la souveraineté, c'est une communauté politique, sans supériorité politique. Ce ne sera plus le cas !
J'avais d'ailleurs été très étonné, en lisant pour la première fois la fameuse directive Bolkestein, de constater que son premier objectif était la politique d'intégration des peuples, c'est-à-dire que tout était bon pour créer de toutes pièces non seulement un territoire unique, mais aussi un droit unique, un peuple unique et peut-être, demain, un Etat unique. Or l'Europe n'a jamais été aussi diverse depuis l'élargissement. Quant au peuple européen, il n'existera pas avant de longues décennies !
Le vote du 29 mai, ce sera le choix entre deux modèles européens : un modèle souple, qui s'appuie sur la coopération entre les Etats, et un modèle supranational hypercentralisé que nous propose cette Constitution, qui veut supprimer toute différence afin de parvenir à créer plus tard un « super Etat ».
Le problème est que, demain, à vingt-sept, cela ne peut pas marcher, sauf à imposer une discipline de fer et une production toujours plus importante de règles, de normes et de procédures tatillonnes. Les peuples finiront par se détourner de cette construction utopique, car la nation est non seulement le lieu naturel de l'exercice de la démocratie, mais aussi la seule communauté humaine qui soit à la fois à la taille de l'homme et à l'échelle du monde.
Je sais bien que derrière ce texte constitutionnel, pour certains esprits, il peut y avoir l'idée que la nation serait un obstacle à la communion planétaire. J'ai ainsi entendu Jack Lang déclarer : je vote oui, parce que je suis internationaliste. C'est une profonde erreur ! Comme l'a très bien écrit un philosophe contemporain, Pierre Manent : « La nation européenne est parvenue de façon incomparable à réaliser l'articulation du particulier et de l'universel : chaque grande action, chaque grande pensée que produit l'une de nos nations est un défi et une proposition pour les autres nations, une proposition d'humanité pour l'humanité ».
Mes chers collègues, l'Europe que nous appelons de nos voeux est une Europe vraiment européenne, sans la Turquie, une Europe démocratique qui s'appuie sur les démocraties nationales sans chercher à les diluer et, enfin, une Europe qui nous protège et mette l'économie et surtout la monnaie au service de l'homme et non l'inverse.