La Grande-Bretagne, qui ne croyait pas au succès de cette négociation, n'y avait pas participé. Après la signature du traité, nous avions donc été envoyés à Londres afin d'inviter les Britanniques à nous rejoindre au sein de l'Union.
Harold Mac Millan, avec une exquise courtoisie, nous expliqua pourquoi le traité de Rome n'était pas fait pour la Grande-Bretagne. Il évoqua le Commonwealth, les liens particuliers de son pays avec les Etats-Unis et son ouverture au grand large. Puis, après un long silence, il ajouta en souriant : « Mais si vous réussissez, nous vous rejoindrons ».
Mes chers collègues, si le non l'emportait, c'est la France qui rejoindrait la Grande-Bretagne. Celle-ci aurait-elle d'ailleurs encore besoin de voter ? Je n'en suis pas certain.
Ne voyez pas dans mes propos Dieu sait quelle forme d'anglophobie ! La Grande-Bretagne est un grand pays. Elle est notre alliée, une alliée courageuse, dont l'économie, grâce aux réformes imposées par Mme Thatcher, et auxquelles Tony Blair a eu l'intelligence de ne pas toucher, est l'une des plus performantes d'Europe.
Le niveau de vie des Britanniques, qui était largement inférieur à celui des Français, le dépasse aujourd'hui. Enfin, avec un taux de chômage de 4 %, la Grande-Bretagne fait mieux que les Etats-Unis !
Voulons-nous pour autant d'une Europe à l'anglaise ?
Celle-ci aurait deux caractéristiques principales.
Tout d'abord, à l'intérieur, il s'agirait d'une zone de libre échange, où le marché délimiterait l'espace laissé aux politiques sociales et où la concurrence servirait d'arbitre entre les systèmes fiscaux. Quant à la politique agricole, elle serait rapidement vouée à la renationalisation.
Ensuite, à l'extérieur, l'Europe deviendrait une province de l'ensemble atlantique. Ses priorités seraient fixées par l'OTAN, en étroite liaison avec Washington. L'Europe européenne rejoindrait le général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises.
Cette Europe à l'anglaise est celle que les partisans du non prétendent combattre par dessus tout. Or, c'est celle qu'ils installeraient eux-mêmes aux commandes si le non l'emportait.
Je viens de parler de l' « Europe à l'anglaise ». J'ai eu tort. En effet, si la Grande-Bretagne était seule, au début, à défendre ce modèle, aujourd'hui, de nombreux pays sont prêts à y souscrire, non seulement les dix nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale, mais aussi les social-démocraties scandinaves, qui s'en accommoderaient aussi bien que les travaillistes britanniques.
L'Allemagne elle-même, qui nous a suivis et qui penche comme nous pour une économie sociale de marché et pour une Europe indépendante au sein de l'Alliance, s'y rallierait si la France, par son vote, reniait l'oeuvre commune. Elle le ferait d'autant plus volontiers que le parti de la démocratie chrétienne, la CDU, qui se rapproche davantage du pouvoir à chaque nouvelle élection régionale, verrait probablement sans trop d'états d'âme l'Allemagne rejoindre sa place traditionnelle de bon élève de la classe atlantique.
Mes chers collègues, j'ai mis l'accent sur le nouvel équilibre des forces que le non de la France installerait en Europe. Il ne faudrait pas pour autant sous-estimer la multitude des retombées négatives qu'entraînerait le retour au traité de Nice. Mais je n'y reviens pas, de peur de vous lasser, car les orateurs qui m'ont précédé l'ont très bien expliqué.
J'attirerai simplement votre attention sur deux observations, dont il a rarement été fait état.
La première concerne directement la France. En substituant le critère de la population aux pondérations arbitraires de Nice, la Constitution fait passer le poids de la France dans les institutions européennes de 9 % à 13 %, le poids du couple franco-allemand de 18 % à 31 %, et celui de l'Europe des six à l'intérieur de l'Europe des vingt-cinq de 36 % à 49 % : l'acquis pour la France et pour ceux qui partagent sa conception de l'Europe se passe de tout commentaire.
La seconde observation concerne la Turquie. Cette question est hors sujet, c'est une affaire entendue, mais nous l'abordons dans toutes nos réunions.
S'il est vrai que la Turquie n'a pas sa place au sein d'une Europe politique, en l'occurrence celle qui est prévue par le projet de Constitution, rassemblant des pays unis par une histoire et une civilisation que la Turquie, qu'on le veuille ou non, ne partage pas, on voit mal pourquoi on exclurait ce pays d'une union purement économique, fondée sur le libre échange et exposée à tous les vents.
C'est le non, mes chers collègues, qui ouvrirait la porte à la Turquie, et non pas le oui ! Il nous faut en convaincre l'opinion publique.