Intervention de Jean-François Le Grand

Réunion du 13 décembre 2006 à 15h00
Commission d'enquête sur le groupe eads — Adoption des conclusions négatives du rapport d'une commission

Photo de Jean-François Le GrandJean-François Le Grand, rapporteur :

Vous avez raison, monsieur Raoul, je ne suis que le très modeste rapporteur de la commission des affaires économiques, et je ne puis donc en rien amoindrir la force et la qualité de la proposition qui a été formulée.

Mes chers collègues, j'évoquerai, tout d'abord, les aspects juridiques et les questions de fond que pose ce dossier. Puis, fort de cette analyse, j'énumérerai les avantages et inconvénients que présenterait la création d'une commission d'enquête sur le groupe EADS. Enfin, j'exposerai le point de vue qui a été retenu par la commission des affaires économiques.

Mon éminent collègue Laurent Béteille reviendra tout à l'heure sur les aspects juridiques. Je ne les traiterai donc pas en détail, et me contenterai d'en présenter quelques-uns, qui sont à mon sens de deux ordres.

En premier lieu, les commissions d'enquête parlementaires sont soumises aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui ont été reprises à l'article 11 du règlement du Sénat.

Pour être recevable, une commission d'enquête doit tout d'abord ne doit pas empiéter sur le champ d'une procédure judiciaire. Pour savoir ce qu'il en était en l'occurrence, M. le Président du Sénat a interrogé M. le Garde des Sceaux, dont la réponse est tout à fait claire : l'information judiciaire qui a été ouverte récemment « porte sur la cession des titres d'EADS intervenue antérieurement à l'annonce publique des retards de livraison de l'Airbus A380 en mai 2006 », ce qui limite déjà le champ d'investigation qui pourrait être laissé à une commission d'enquête parlementaire.

En second lieu, au regard de l'ordonnance du 17 novembre 1958, la recevabilité d'une commission d'enquête dépend de l'objet de la demande. Il faut que celle-ci porte soit sur la gestion d'un service public ou d'une entreprise nationale, soit qu'elle concerne des faits précis. Or, en l'espèce, ces critères ne sont pas satisfaits.

D'une part, EADS n'est ni un service public ni une entreprise nationale. En effet, et cela en surprendra peut-être quelques-uns, EADS est une société de droit néerlandais, dont l'État français ne détient que 15 %, et ce de manière indirecte.

D'autre part, la rédaction de la proposition de résolution est très générale. Certes, les faits sur lesquels porte l'enquête peuvent prêter à discussion, mais, pour trancher, je m'en suis tenu au texte même de la proposition. Or la commission d'enquête concerne le groupe EADS - ce n'est pas en soi un fait précis - et les retards de production d'Airbus.

S'agissant de ce dernier point, mes chers collègues, je tiens à vous rappeler la situation d'Airbus. La production de l'A320 s'élève à 34 appareils par mois, et il est prévu de la porter à 36. Pour ce qui est de l'A330-A340, les appareils sont livrés sans aucun retard. Nous savons tous ici que seuls les retards de l'A380 sont visés, mais ce n'est pas formulé précisément dans la proposition de résolution.

C'est la raison pour laquelle la commission des affaires économiques et moi-même avons estimé que les conditions de recevabilité permettant la création d'une commission d'enquête n'étaient pas réunies.

J'aborderai maintenant les questions de fond.

Premièrement, nous disposons aujourd'hui d'un certain nombre d'informations propres à apaiser les inquiétudes. Ainsi, l'équipe de management d'EADS a présenté le plan « Énergie 8 », également appelé « Power 8 ». Il serait d'ailleurs plus exact de parler de plan « Énergie 9 », puisqu'un nouvel objectif a été ajouté aux huit objectifs que prévoit le plan « Énergie 8 » pour atteindre une meilleure productivité et une meilleure organisation de l'entreprise. Je n'y reviens pas, car la presse s'en est largement fait l'écho : il s'agit d'optimiser les moyens mis en oeuvre pour que les appareils soient construits dans les meilleures conditions.

Les médias ont également mis en exergue l'éventuelle réduction du nombre de sous-traitants d'Airbus. Je souhaite apporter quelques précisions à ce sujet. Jusqu'à peu, Airbus travaillait avec environ 15 000 sous-traitants, avec lesquels elle développait des négociations bilatérales. Airbus n'envisage pas une réduction du nombre de ses fournisseurs, mais entend mettre au point une organisation différente, au sein de laquelle les opérateurs de premier rang s'occuperont de la négociation avec les sous-traitants de deuxième rang, afin de restreindre le nombre de relations bilatérales qui alourdissaient très fortement sa charge de travail.

Pour mémoire, je rappelle que, dans l'ancienne configuration, plus de 300 personnes étaient, chez Airbus, chargées des relations entre les sous-traitants et la production. On est là bien loin d'une optimisation ! L'instauration de sous-traitants de premier rang réduira et simplifiera donc les relations d'Airbus avec ses fournisseurs.

Deuxièmement, l'appréciation de l'euro face au dollar est peut-être ce qui explique le mieux les difficultés que rencontre Airbus. Depuis que l'A380 a été lancé, le dollar a perdu 40 % de sa valeur par rapport à l'euro, ce qui entraîne mécaniquement une perte de 20 % de la compétitivité d'Airbus face à son concurrent Boeing. Quelle entreprise se sentirait aujourd'hui capable de résister à une telle dépréciation de sa compétitivité, qui ne serait due qu'à l'effet mécanique d'une évolution de taux de change ?

Il faut donc prendre en considération tous ces facteurs.

Quant aux causes du retard du programme A380 - puisque c'est l'objet de votre préoccupation, monsieur Auban -, elles sont connues. Je vous renvoie pour cela à mon rapport écrit, qui les examine en détail.

Des difficultés sont apparues sur le site d'assemblage au moment de la réunion des différents tronçons de l'appareil. Je m'en suis expliqué en commission.

Je souhaite revenir sur l'une des raisons essentielles de ce retard. La conception de l'A380 n'a rien à voir avec celle des autres appareils : cet avion comporte 100 000 fils électriques et 40 300 connecteurs, ce qui représente 530 kilomètres de câblages qu'il faut faire entrer dans 80 mètres de fuselage. Ce degré de complexité n'a jamais été atteint, même avec l'A340, qui était pourtant le plus gros appareil construit jusque-là. Il n'y avait pas de difficultés majeures entre les unités d'assemblages qui existaient en France et celles qui existaient en Allemagne : le système de fuselage était à peu près cohérent et, globalement, les câblages rentraient.

En outre, s'agissant de l'A380, la complexité est accrue par la diversité des exigences de la clientèle. Selon la compagnie, Virgin Atlantic Airlines, Singapore Airlines, Thai Airways ou autre, les demandes en matière d'agencement intérieur ne sont pas les mêmes ; cela signifie qu'il faut déplacer les galleys et revoir l'espace réservé aux harnais de câblage.

J'ajoute que les améliorations qui ont pu être apportées grâce aux essais en vol n'ont pu être prises en compte par les logiciels utilisés par les équipes d'ingénieurs en Allemagne, qui n'étaient pas suffisamment puissants pour intégrer les modifications en cours. Cela a abouti à des télescopages entre les capacités des uns et celles des autres.

Cette situation peut paraître un peu curieuse : une importante société comme Airbus ne serait donc pas capable de fusionner ses procédés de fabrication ? Il faut savoir qu'EADS est une grande entreprise multinationale, présente en Allemagne, en France, en Espagne et dans d'autres pays européens ; il est donc parfois très compliqué d'ajuster le tir.

Les difficultés d'aujourd'hui sont-elles le fruit d'une erreur, voire d'une insuffisance de management ou bien sont-elles la conséquence de la politique de l'entreprise, qui consistait à rajouter de la complexité tant que cela était possible ? Que l'on ne croie pas que je montre du doigt les équipes allemandes ! Si l'A330-A340 était essentiellement conçu en France, les conséquences étant ensuite tirées en Allemagne, la conception de l'A380 est partagée entre la France et l'Allemagne, ce qui explique les problèmes qui sont apparus. La solution se trouve bien dans la réorganisation de l'équipe de management d'Airbus et d'EADS.

Je profite de l'examen de cette proposition de résolution pour redire, de manière que cela puisse être entendu au-delà de cette enceinte, qu'une fabrication de type industriel de l'A380 interviendra dans un an et demi, voire dans deux ans, dès lors que les personnels seront parfaitement formés aux logiciels utilisés, c'est-à-dire à partir du vingt-sixième appareil. Cela ne signifie nullement que les vingt-six premiers avions seront dangereux ou ne seront pas en état de voler, mais l'approche de la fabrication changera. Pour autant, quelles que soient les modalités de fabrication, les exigences en matière de sécurité seront tenues.

Concernant les éventuelles responsabilités individuelles, outre l'enquête judiciaire que j'ai mentionnée au début de mon intervention et qui fait obstacle à la création d'une commission d'enquête sénatoriale, EADS a commandé une enquête interne à des experts extérieurs. Les résultats seront rendus publics au plus tard à l'occasion de l'assemblée générale du mois de mai prochain. Il est donc fort peu probable qu'une commission d'enquête nous en apprenne davantage.

Je formulerai une dernière observation pour faire litière d'informations négatives. Airbus n'a enregistré aucune annulation de commande d'A380 destinés au transport de passagers. Les seules suppressions concernent des A380 cargos et sont pour l'instant le seul fait de la société FedEx. Il est vrai que d'autres entreprises pourront faire de même, car, dans ce secteur, il est urgent d'adapter les moyens mis en oeuvre aux besoins du marché.

Concernant les commandes des compagnies de passagers, je tiens à le rappeler avec force, il s'agit de répondre à un marché réel et non de créer un appareil « merveilleux ». La massification du marché fait que les compagnies aériennes les plus importantes - Singapore Airlines, la Thai, etc. - se sont mises sur les rangs ; il y a donc une niche pour l'A380, qui répond à un besoin spécifique.

Les retards ont modifié le seuil de rentabilité de l'A380, mais la niche reste largement porteuse, et cet appareil sera un succès économique. Ainsi, dès que Singapore Airlines fera se poser et décoller des A380 à Tokyo-Narita ou sur les autres grands aéroports internationaux, je suis persuadé que de nouvelles compagnies voudront, elles aussi, avoir l'A380. Cette certitude doit non pas nous rassurer, car nous n'avons pas besoin d'être rassurés, mais simplement nous réjouir de voir qu'une grande compétition mondiale s'engage entre deux challengers, Boeing et Airbus.

Telles sont, madame la présidente, mes chers collègues, les observations que je souhaitais formuler sur les aspects juridiques et les questions de fond que soulevait cette proposition de résolution.

Je m'interrogerai maintenant sur les effets qu'entraînerait la création de cette commission d'enquête. Ils seraient de trois ordres et, selon moi, vous vous en doutez, tous négatifs.

Le premier inconvénient concerne l'image du groupe. On a déjà vu à quel emballement médiatique a donné lieu le sujet. Il est évident que la création d'une commission d'enquête serait analysée par les médias et par les observateurs comme un signe de défiance du Parlement français à l'égard d'une grande entreprise européenne. Je pense qu'il n'est guère nécessaire d'insister sur ce point.

Deuxième inconvénient : sur le plan financier, l'impact serait immédiat, le cours de bourse de la société en pâtirait, ce qui ne pourrait que rendre plus difficile le financement des programmes stratégiques dans les mois qui viennent. Vous savez que le groupe Airbus vient de décider le lancement du programme de l'A350, qui est vital pour l'entreprise puisqu'il lui permet de prendre place sur un segment de marché où Boeing détient aujourd'hui une légère avance, ce qui signifie que rien n'est définitif et que des parts de marché peuvent être récupérées.

Troisième inconvénient : sur le plan commercial, la constitution d'une commission d'enquête serait utilisée par l'autre grand constructeur pour fragiliser son concurrent auprès des clients.

Avant de conclure, je veux rappeler qu'Airbus n'est pas le seul constructeur à connaître des difficultés dans la mise en oeuvre d'un programme. Les retards de l'A380 ne concernent qu'une machine. Les deux premiers appareils, qui devaient être livrés cette année, le seront l'an prochain. Boeing, lui, lors du lancement du 747, a connu pendant deux ans des difficultés d'un tout autre ordre, qui mettaient en jeu la sécurité des passagers. Ainsi, un Boeing 747 a été obligé de se poser un jour à Kennedy Airport avec un seul un moteur sur quatre parce que la conception du support des moteurs et des moteurs eux-mêmes était défectueuse. Pendant deux ans, la société Boeing a eu toutes les peines pour mettre au point son appareil. Or elle l'a fait « sur le dos » de la sécurité des passagers puisque c'est tout en continuant les vols qu'elle a réussi à corriger les erreurs. Airbus, pour sa part, a l'honnêteté et le scrupule de vérifier que les choses se passent bien avant de faire voler un appareil avec des passagers à son bord. C'est tout à son honneur.

Il ne convient pas d'épiloguer sur de tels sujets, mais je veux quand même rappeler que la construction aéronautique est suffisamment complexe et difficile pour que personne ne s'amuse à en tirer des conclusions hâtives.

Madame la présidente, mes chers collègues, telles sont les raisons pour lesquelles la commission des affaires économiques ne souhaite pas suivre la proposition émanant de nos collègues socialistes et tendant à la création d'une commission d'enquête.

Quoi qu'il en soit, le Parlement est en droit d'être informé. C'est la raison pour laquelle M. le président de la commission des affaires économiques et les membres de ladite commission ont proposé qu'un rapport d'information soit présenté sur ce sujet, après la reprise des travaux parlementaires, sujet suffisamment important pour que nous nous en préoccupions.

Monsieur Auban, je souhaite vous dire en conclusion, parce que vous avez fait preuve d'une très grande courtoisie, que la construction aéronautique et le transport aérien continuent de faire rêver et que ce seul fait doit nous rapprocher. C'est la raison pour laquelle, j'en suis persuadé, vous accepterez les conclusions de la commission des affaires économiques. Votre proposition était intelligente, bien formulée, mais elle est aujourd'hui inopportune.

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