Ainsi, depuis la chute du mur de Berlin, sur les grands sujets de la guerre et de la paix, de la démocratie, du développement, rien n’aurait été différent dans le monde sans l’Union et son « club de gentils membres ».
Il est donc temps pour l’Union de prendre en charge sa défense et sa sécurité, d’affirmer avec force une politique étrangère commune, de revoir sa définition des menaces, d’en finir avec l’illusion de vivre dans un monde où les conflits ne concernent que les autres. Il lui faut pour cela procéder aux réformes institutionnelles qui s’imposent, séparer le diplomatique du communautaire, réviser et harmoniser les politiques étrangères nationales, repenser enfin ce qui fait l’unité de son destin.
L’année prochaine, vingt ans se seront écoulés depuis la chute du mur de Berlin, l’Europe de l’Ouest aura trente ans d’expérience en matière de « coopération politique », la Communauté européenne aura franchi le cap du demi-siècle d’existence, la génération née après la guerre passera le flambeau à celle qui est née après Mai-68 ! Alors même que l’histoire de l’humanité connaît une phase d’accélération prodigieuse, dans cette période durant laquelle l’Europe, tout absorbée par sa propre gestation, s’est mise comme entre parenthèses du monde, la population mondiale a triplé, ainsi d’ailleurs que le nombre des États représentés aux Nations unies. Nous devons absolument prendre en compte ces évolutions et nous tourner vers l’avenir.
Exister face aux États-Unis sans se brouiller avec eux – oh que non ! –, exister en Europe sans sacrifier à un plus petit dénominateur commun émollient : c’est cette quadrature du cercle que la politique étrangère de la France doit résoudre pour trouver un espace.
J’ajoute que le retour de la Russie sur la scène internationale, avec ses ambitions de puissance et son rêve de grandeur, suscite en Europe et aux États-Unis interrogations et parfois inquiétudes. Il faut prendre en compte cette réalité.
Ma conviction, monsieur le ministre, est que l’avenir de notre diplomatie est européen. Les pays européens ont conquis – bien chèrement – le privilège historique d’être vaccinés contre la guerre. Elle est devenue pour eux une monstruosité qu’ils ne veulent plus ni subir ni commettre. N’ayant depuis trois siècles le souvenir historique que de guerres provoquées par eux-mêmes contre eux-mêmes et constatant qu’ils sont tous devenus pacifiques – voire pacifistes –, ils sont profondément rassurés.
La guerre, désormais, c’est pour les autres. Le chaos africain ne nuit qu’aux populations locales, les puissances émergentes d’Asie sont trop absorbées par leurs rivalités régionales pour s’intéresser à nous, les « États voyous » sont loin, et l’Amérique joue pleinement son rôle de gendarme mondial et de bouc émissaire universel. Laissons donc aux États-Unis l’ivresse de la puissance mondiale et le « sale boulot » de l’usage de la violence contre les violents ; concentrons-nous sur la défense bien comprise de nos intérêts économiques et sur l’image, qui nous va si bien, de vieux sages donneurs de leçons !
En effet, cette sagesse du lion devenu vieux, ce cynisme de l’irresponsable peut se défendre. Si nous sommes à l’abri des vents du siècle, si nous avons tout notre temps, alors nous pouvons continuer à nous émerveiller de ne mettre « que » cinq ou six ans à traduire dans les faits la modeste déclaration de Saint-Malo sur la sécurité de l’Europe, seulement dix ou douze ans pour appliquer les extraditions systématiques de terroristes entre nos États, et à nous extasier devant l’audace qui consistera à confier à une seule personne la responsabilité de Haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité commune, la présidence du Conseil des affaires étrangères ainsi que l’une des vice-présidences de la Commission, chargée de l’action extérieure.
Mais si la menace terroriste existait vraiment ? S’il était vrai qu’une bonne demi-douzaine de pays, très éloignés du modèle démocratique et animés de la haine de l’Occident, détenaient déjà des armes dangereuses ou étaient en passe de les obtenir ? Si des fanatismes inédits finissaient par jaillir des mégapoles monstrueuses d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, tournant contre les privilégiés de l’Ouest le désespoir de la jeunesse du monde ? Si les Américains finissaient par se lasser de payer toujours pour nous, en argent, en hommes et en réputation ? Et finalement, après tout, si nous étions les seuls à être vraiment vaccinés contre la guerre, comme semblent le montrer les combats qui ensanglantent actuellement le tiers de l’Afrique, l’embrasement permanent du Moyen-Orient et du Liban, les affrontements en Afghanistan, l’augmentation régulière des budgets militaires sur tous les continents autres que le nôtre ?
Qui était réaliste dans les années 1930 ? Les vieilles gloires qui se préparaient à un nouvel été 1914 ou le jeune officier qui écrivait Le Fil de l’épée sous les sarcasmes ? En 2008, monsieur le ministre, où est le réalisme ?
Shimon Peres a dit un jour : « Quand vous perdez votre ennemi, vous perdez votre politique étrangère. » Il est grand temps que les pays européens, et la France au premier chef, portent en terre les fantômes du xxe siècle et osent regarder en face les dangers et les défis des temps nouveaux.