Intervention de Jean-Pierre Bel

Réunion du 7 juillet 2005 à 9h30
Mesures d'urgence pour l'emploi — Discussion d'un projet de loi d'habilitation déclaré d'urgence

Photo de Jean-Pierre BelJean-Pierre Bel :

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame, messieurs les ministres, au moment d'aborder ce projet de loi de recours aux ordonnances dans le domaine de l'emploi, il n'est pas inutile de s'interroger sur l'état dans lequel se trouve la société française aujourd'hui.

Il ne s'agit, je vous rassure, ni d'un exercice de dénigrement facile, ni d'une énième analyse de ce qui s'est exprimé le 29 mai, chacun d'entre nous peut avoir son avis sur ce point. Non, il s'agit tout simplement d'apprécier, face à l'état de notre pays, la pertinence de votre réponse, monsieur le Premier ministre, tant sur la méthode que sur le contenu.

Mes chers collègues, lequel d'entre nous n'a pas eu témoignage de ce profond malaise qui traverse toutes les couches de notre société ? Qui, ici, n'a pas perçu la souffrance de ceux sans avenir, sans perspective, pour lesquels quotidien rime avec précarité, pouvoir d'achat avec difficulté et mode de vie avec peurs et angoisses ?

Comment ne pas mesurer ce désarroi face à un horizon absurde marqué, d'un côté, par le mal-être des banlieues bondées et, de l'autre côté, par celui de zones rurales désertifiées, de territoires entiers à la dérive, de bassins industriels en voie de disparition ? Comment ne pas voir cette colère plus ou moins contenue pour ceux qui, génération après génération, ont tout donné et qui se sentent aujourd'hui abandonnés ?

Beaucoup ont utilisé, pour caractériser la période, des mots forts et qui ont du sens : crise de confiance, crise de régime, crise de la démocratie, affaiblissement du modèle républicain. On voit bien que c'est l'ensemble du système qui est touché avec la perte de crédit du politique, une Vème République à bout de souffle, une crise de l'Etat, de l'action publique, une fin de règne enfin, marquée par les fiascos successifs d'un chef de l'Etat qui semble échouer sur tout ce qu'il touche.

Alors, monsieur le Premier ministre, face à cela, je crains fort que les mesures que vous nous proposez ce matin non seulement ne soient en décalage complet avec les enjeux du moment, avec les attentes des Français, mais aussi ne soient tellement injustes qu'elles ne pourront engendrer que frustration et colère.

Il y a le fond, mais il y a aussi la forme : vous utilisez la procédure la plus détestable qui soit, celle des ordonnances, au nom de l'urgence. Cela signifie, en fait, que vous venez de découvrir, seulement ces derniers jours, qu'il y a urgence à mener le combat pour l'emploi. Comment expliquer cela alors que vous êtes en responsabilité depuis plus de trois ans ?

Les Français ont exprimé qu'ils vivaient très mal la distance entre eux et leurs représentants, et vous, vous décidez de l'élargir en niant l'intérêt du débat parlementaire et le rôle des partenaires sociaux.

J'ai, bien sûr, entendu M. le rapporteur : tous les gouvernements y ont eu recours et même le précédent gouvernement de gauche.

Pour le gouvernement de Lionel Jospin, vous le savez bien, il l'a fait dans des domaines en rien comparables à un sujet aussi essentiel que la politique de l'emploi : il s'agissait d'adapter le droit de l'outre-mer, de combler le retard de la France en matière de transposition de directives, de relancer la codification.

Quant aux ordonnances prises antérieurement, rappelons qu'en 1945 elles concernaient la création des comités d'entreprise et de la sécurité sociale, qu'en 1982 il s'agissait des 39 heures et de la cinquième semaine de congés payés, tout le contraire de ce que vous nous proposez aujourd'hui ! Alors que nous voulions favoriser le progrès social et les droits des salariés, vous, vous ne pensez qu'à en découdre avec les garanties, les sécurités et les protections que préserve notre code du travail !

Où est le temps, monsieur le Premier Ministre, où le Président de la République, il est vrai en campagne électorale, déclarait : « Il faut négocier avant de légiférer», pour renouveler le pacte démocratique français ?

J'espère que vous n'imaginez pas que le fait d'avoir reçu les syndicats et les avoir poliment écoutés tient lieu de dialogue social, dès lors que ce que disent les représentants des salariés n'est ni pris en compte ni entendu, ni encore moins mis en oeuvre.

Votre écoute, dans la réalité, votre seule écoute, vous la réservez au MEDEF, parce qu'il est clair, là aussi, que vos annonces ont été suggérées, demandées, puis exigées par le MEDEF, notamment dans les rapports de MM. de Virville et Camdessus.

Dans un instant, mes amis Jean-Pierre Godefroy, Alima Boumediene-Thiery, Jean-Pierre Sueur et d'autres entreront dans le détail des mesures et démontreront ainsi combien elles sont unilatérales, toujours favorables aux mêmes, et combien, d'un autre côté, elles fragilisent et précarisent le statut du salarié.

Je voudrais simplement vous mettre en garde : hausse de l'endettement public, déficits sociaux, déficit du commerce extérieur, panne du pouvoir d'achat, augmentation des tarifs publics, hausse des prestations sociales, approfondissement des inégalités territoriales, tous les clignotants sont au rouge et il y a un vrai risque d'explosion sociale.

Est-ce vraiment ce que vous souhaitez ? Comment ne pas l'imaginer quand vous poussez la provocation jusqu'à spolier les familles d'un milliard d'euros dans le projet de convention entre l'Etat et la Caisse nationale d'allocations familiales ?

Comment continuer, au même moment, à vous entendre annoncer la création de 15 000 places en crèche alors que vous savez bien que vous présenterez la facture aux seules collectivités locales ?

Monsieur le Premier ministre, vous et vos amis, depuis trois ans, vous n'avez assumé aucun échec. A chaque désaveu électoral, vous avez poursuivi la même politique.

Il n'y a pas aujourd'hui de rupture, car la politique est conduite par les mêmes hommes, avec, il est vrai, un peu moins de femmes. Vous poursuivez, en l'accélérant, votre programme de libéralisation économique et de flexibilité du marché du travail. Vous habillez cette continuité par un changement dans le discours. A la gestion conservatrice de votre prédécesseur, vous substituez la politique du karcher de votre vice-premier ministre !

Nous attendions le sursaut, nous entendons la démagogie. Oui, monsieur le Premier ministre, prenons garde !

Prenons garde parce que le chômage qui touche plus de 10% de la population française, dont 22% de nos jeunes, instille la peur de l'avenir. La détresse qu'il porte en germe est bien souvent d'ordre moral. Vous ne pourrez pas sans cesse et sans risque instrumentaliser les craintes et les peurs des Français !

Prenez garde aussi à jouer sur une prétendue faiblesse des syndicats. Ce n'est pas leur force qui constitue une menace pour notre pays, c'est l'inverse. Sans eux, la confrontation sera d'autant plus rude.

Une fois épuisés vos 100 jours, vous allez vous retrouver à l'automne, lorsque les Français feront les comptes, dans un dangereux face à face puisque vous avez contourné la démocratie sociale et la démocratie représentative.

La vraie confrontation sera celle de vos annonces et de vos réformes avec la réalité sociale sur le terrain. Je vous ai entendu ironiser, comme d'autres d'ailleurs, sur la situation de la gauche aujourd'hui. Ne vous réjouissez pas trop vite ! Pour ce qui nous concerne, nous n'entendons pas nous dérober à nos responsabilités.

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