Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, c’est avec la responsabilité de ceux qui entreprennent de bâtir avec discernement leur avenir que nos compatriotes guyanais et martiniquais ont massivement choisi, les 10 et 24 janvier 2010, de faire évoluer l’organisation institutionnelle de leur territoire. Qu’il me soit ici permis de saluer cette grande mobilisation, dans la conscience d’un instant historique.
Permettez en particulier à l’élu de la Guadeloupe que je suis de se réjouir que ces consultations débouchent aujourd’hui sur une réforme institutionnelle allant dans le sens d’une collectivité et d’une assemblée uniques.
Il est à mon sens de l’honneur de la République de permettre à nos compatriotes ultramarins de se saisir de leur destinée, dans le cadre solennel de la solidarité indéfectible qui lie toutes les composantes de la nation française. Mayotte en est le plus récent exemple. C’est, pour mes collègues du groupe RDSE et moi-même, l’une des conditions de l’émancipation de l’individu et de sa participation à la construction de son avenir en tant que citoyen libre.
Ce n’est rien d’autre que ce que disait Félix Éboué dans son célèbre discours intitulé Jouer le jeu, prononcé devant les élèves du lycée Carnot de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, le 1er juillet 1937 : « Jouer le jeu, c’est savoir prendre ses responsabilités et assumer les initiatives, quand les circonstances veulent que l’on soit seul à les endosser ».
Les Guyanais et les Martiniquais ont ainsi fait le choix d’évoluer en se maintenant sous le régime de l’article 73 de la Constitution, plutôt que sous celui de l’article 74, que d’aucuns jugeaient plus aventureux. Ces deux articles permettent à chaque territoire de définir le chemin qu’il veut suivre vers un supplément d’autonomie, dans une responsabilité accrue. La décision des congrès des élus départementaux et régionaux de Martinique et de Guyane de progresser en ce sens marque une évolution positive, qui anoblit notre République, qui permet le maintien en son sein de ces territoires, mais dans le cadre d’un contrat social et politique rénové.
Madame la ministre, mes chers collègues, ce chemin, nous le savons, fut long, heurté, douloureux, marqué par l’ignominie de l’esclavagisme et de la colonisation. S’il revint à la République l’honneur d’avoir aboli l’esclavage en 1848, grâce à la contribution déterminante de Victor Schœlcher, nous n’oublions pas non plus qu’elle maintînt et amplifia même une politique coloniale dévastatrice.
Nous venons de commémorer la sixième journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Nous pouvons affirmer que la République sait reconnaître ses fautes du passé, humblement, pour mieux construire l’avenir.
Il fallut l’opiniâtreté et la grandeur de vue de l’illustre Aimé Césaire et de quelques autres pour que l’insupportable inégalité de statut et de conditions de vie qui prévalait fût abrogée. La loi du 19 mars 1946 fit de ces deux territoires, ainsi que de la Guadeloupe et de la Réunion, des départements d’outre mer de même rang – enfin ! – que ceux de métropole. La France doit beaucoup à son outre-mer – l’Histoire l’a prouvé –, et c’était bien le moins qu’elle pouvait faire.
Cette égalité statutaire fut prolongée par la création des régions monodépartementales, dotant ainsi ces territoires d’un double niveau institutionnel auquel fut, en réalité, contraint le législateur. En effet, comme l’a rappelé M. le rapporteur, dans sa décision du 2 décembre 1982, le Conseil constitutionnel censura totalement la loi qui prévoyait, pour les quatre départements d’outre-mer, la création d’un statut bicéphale, calqué sur celui de Paris, tantôt département et tantôt région. Ces collectivités auraient été dotées d’une assemblée unique élue au scrutin proportionnel. Et c’est précisément parce que n’aurait pas été assurée la représentation de la composante territoriale du département, comme en métropole, que cette loi fut jugée inconstitutionnelle. Or le maintien presque absurde de ce dualisme institutionnel a conduit à handicaper le nécessaire développement économique et social harmonieux de ces territoires. En effet, il y a encore un long chemin à parcourir entre l’égalité en droits, notamment institutionnelle, et l’égalité réelle entre l’outre-mer et la métropole.
Nos compatriotes guyanais et martiniquais, comme tous ceux d’outre-mer d’ailleurs, ne veulent pas d’un assistanat qui les maintiendrait dans l’immaturité démocratique et qui perpétuerait les retards de développement. Nous souhaitons au contraire que la République nous accorde une confiance qui soit à la hauteur de ce que l’outre-mer lui a donné dans le passé. Ce fut le sens du combat mené toute sa vie par Gaston Monnerville, notamment lorsqu’il créa, en 1946, le Fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer. Ce fut également, plus récemment, la position que défendirent constamment nos anciens collègues et membres du RDSE, Rodolphe Désiré et Georges Othily.
C’est aussi dans cette logique de développement que Claude Lise et notre ancien collègue député Michel Tamaya écrivaient, dans le rapport qu’ils remirent en 1999 au Premier ministre, que cette « organisation administrative engendre des complexités qui aboutissent à un enchevêtrement dommageable des compétences ». Nous faisons nôtre cette constatation ; mais, à notre sens, la réforme statutaire est non pas une finalité, mais un outil de démocratie, au service de la transformation économique et sociale de collectivités qui pâtissent de graves retards de développement avec, en toile de fond, l’allocation non optimisée des ressources mises à leur disposition.
De surcroît, ces territoires sont confrontés à des problématiques très spécifiques : situation financière inquiétante des collectivités territoriales, chômage endémique, grave montée de la délinquance et de la criminalité, délabrement du système de soins – avec en Guyane, par exemple, le plus fort taux de séropositivité de France –, pression migratoire, orpaillage mal maîtrisé, avec une forte activité clandestine et sauvage, tout cela sur un territoire immense, aux richesses abondantes mais mal ou insuffisamment exploitées. J’y ajouterai, dans le cas de la Guadeloupe, le handicap supplémentaire de la double insularité.
De fait, l’idée de créer une assemblée unique, aux compétences pertinentes et clairement définies, constitue un vrai progrès pour la rationalisation de la prise de décision et de la conduite de l’action publique. Toutefois, il ne s’agit que d’un préalable nécessaire, et certainement pas suffisant. En effet, le projet politique et les compétences des hommes et des femmes qui porteront demain la Guyane et la Martinique, ainsi que la Guadeloupe après-demain, demeurent essentiels pour ancrer la pratique d’une meilleure gouvernance locale, démocratique et efficace.
Plusieurs interrogations sont toutefois apparues, interrogations dont vous avez posé les termes, monsieur le rapporteur, dans le rapport d’information que vous avez publié avec notre collègue M. Frimat.
En premier lieu, le calendrier de mise en place des nouvelles assemblées délibérantes et de leur élection a suscité de légitimes réserves de la part de nombreux élus locaux.
En prévoyant initialement un scrutin en 2012, le projet de loi ordinaire – vous l’avez rappelé – faisait sortir la Guyane et la Martinique du calendrier électoral de droit commun, qui prévoit un renouvellement général des assemblées locales en 2014, lorsque seront élus pour la première fois les conseillers territoriaux.
Pour des raisons pratiques de faisabilité, mais aussi pour des raisons de principe, qui tiennent notamment à l’attachement des populations à l’article 73 de la Constitution, les aménagements que vous avez apportés au texte, monsieur le rapporteur, nous semblent donc introduire plus de réalisme et de cohérence dans le calendrier.
En deuxième lieu, se pose en Guyane la question très particulière de la représentation de la diversité géographique du territoire et des populations amérindiennes.
La Guyane, vous le savez, est le département français le plus vaste, avec ses 84 000 kilomètres carrés. Toutefois, 96 % de son territoire sont couverts par la forêt équatoriale, où vit la très grande majorité des six communautés amérindiennes, qui regroupent environ 7 000 personnes.
Le projet de loi initial ne tenait pas suffisamment compte de cette diversité géographique et humaine, dans la mesure où le découpage en sections favorisait de façon disproportionnée les zones littorales, les plus peuplées. Il importait donc de corriger ce biais ; c’est ce qui a été fait dans le projet de loi, sur l’initiative de notre collègue M. Frimat.
En troisième lieu, le schéma institutionnel retenu dans chacune des collectivités n’a pas emporté l’unanimité des élus locaux, particulièrement en Guyane.
Les deux territoires ont opté pour des solutions différentes – c’est bien la souplesse de l’article 73 qui a permis cette latitude.
La majorité des élus guyanais ont choisi de se placer directement dans la lignée du droit commun, tout en rationalisant leur organisation. L’Assemblée de Guyane, assemblée délibérante unique, sera donc dotée d’un président, organe exécutif unique de la collectivité, et d’une commission permanente aux pouvoirs aussi étendus que le souhaite l’Assemblée. Ces institutions se substitueront aux actuels conseils général et régional. Parallèlement, sera mis en place un Conseil économique, social et environnemental unique.
Tout autre a été le choix des élus martiniquais, qui ont préféré s’inspirer du modèle mis en place pour la Corse en 1991 : l’Assemblée de Martinique, assemblée délibérante unique sans commission permanente, élira au scrutin majoritaire de liste un conseil exécutif dont les membres ne pourront pas par la suite appartenir à l’Assemblée. Le président de ce conseil sera l’ordonnateur de la collectivité. Ce conseil sera solidairement responsable devant l’Assemblée, qui pourra le renverser par l’adoption d’une motion de défiance constructive.
Ces deux schémas aux logiques divergentes suscitent de légitimes interrogations.
S’agissant de la Martinique, je ne peux m’empêcher de penser que la coexistence de deux présidents – celui de l’Assemblée et celui du conseil exécutif – est susceptible d’alimenter des conflits entre pouvoirs, voire entre personnes, ce qui conduirait à des résultats fort éloignés de l’objectif initial de rationalisation.
Certes, la motion de défiance constructive est censée amoindrir les risques d’instabilité, mais des exemples nous démontrent que les renversements d’alliance peuvent faire et défaire les majorités sans que les électeurs aient leur mot à dire. C’est en tout cas une organisation que, pour ma part, je ne soutiendrais pas s’il s’agissait de la Guadeloupe. Pour autant, je respecte bien entendu le choix des élus martiniquais, choix qui a sans doute été fait en conscience.
Concernant la Guyane, certains élus auraient préféré que soit mis en place le même système, pour éviter toute concentration du pouvoir et faciliter la gestion d’un vaste territoire. En toute prudence, je dirai que ce point de vue est légitime, mais il est également possible de défendre l’idée selon laquelle une direction unique peut garantir l’efficacité de l’action publique.
Dans ce domaine, la sagesse légendaire de notre assemblée doit donc faire son œuvre lors de la discussion des amendements.
Enfin, en quatrième lieu, l’extension du pouvoir de substitution des préfets en Guyane et en Martinique, mais aussi dans les trois autres départements d’outre-mer, me paraît aller à contresens de la marche de la décentralisation.
Il s’agissait initialement de revenir à une forme de tutelle en permettant au préfet, après une mise en demeure restée sans réponse, de se substituer à la collectivité pour prendre toutes les dispositions urgentes et nécessaires en cas de carence en matière de sauvegarde de la santé publique, de la sécurité publique ou de l’environnement, ainsi que de respect des engagements internationaux de la France.
Non seulement ce dispositif instille dans les esprits une suspicion quant à la capacité de ces collectivités et de leurs communes à s’administrer de façon libre et responsable, mais encore il vient s’ajouter, de manière redondante, à des dispositions de droit commun existantes qui prêtent déjà aux représentants de l’État un pouvoir de substitution. Les élus locaux – vous l’avez dit, monsieur le rapporteur – ont unanimement rejeté cette extension, y voyant en filigrane, à juste titre, un retour du gouverneur omnipotent d’antan.