Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, mon intervention ne portera que sur le projet de loi relatif aux collectivités territoriales de Guyane et de Martinique, qui revêt une importance toute particulière pour les deux départements d’outre-mer concernés.
Il s’agit, en effet, d’un texte qui vise à améliorer leur architecture institutionnelle afin de permettre aux élus guyanais et martiniquais d’exercer, avec beaucoup plus d’efficacité qu’actuellement, leurs responsabilités dans la mise en œuvre des politiques publiques.
Ce texte répond, il faut avoir le courage de l’admettre, à la nécessité de réparer une erreur fondamentale commise en 1982, lorsque l’on voulut appliquer aux départements d’outre-mer la loi créant les collectivités régionales. Le gouvernement de l’époque avait pour cela élaboré un texte instituant, dans chacun de ces départements, une assemblée unique.
Ce texte, adopté par le Parlement, fut malheureusement censuré par une décision du Conseil constitutionnel, dont le professeur François Luchaire devait déclarer qu’elle était « l’une de celles les plus discutées depuis la création du Conseil ».
On crut alors trouver une solution en inventant, pour les départements d’outre-mer, un cadre institutionnel censé être plus proche du droit commun : celui de « région monodépartementale ».
On offrit ainsi une parfaite illustration du déni de réalité auquel peut aboutir le jacobinisme lorsqu’il prend la forme d’un intégrisme dont les adeptes sont convaincus que les situations particulières doivent se couler – fût-ce au moyen de solutions artificielles – dans les moules du droit commun.
En l’occurrence, puisqu’il n’était possible ni de regrouper certains départements d’outre-mer ni de diviser chacun d’entre eux en au moins deux départements, on considéra que la solution était de créer, pour eux, un système de superposition aboutissant à faire coexister deux collectivités territoriales, avec leurs assemblées respectives, sur un même territoire.
Cela était certainement concevable sur le plan intellectuel, mais ne pouvait, dans la réalité, que se révéler profondément insatisfaisant.
Le système de région monodépartementale aggrave, en effet, très nettement les phénomènes d’enchevêtrement de compétences. Il favorise la création, dans l’une et l’autre collectivité, de services aux missions sensiblement identiques. Il incite les demandeurs d’aides et de subventions à mettre en concurrence les deux collectivités. Il pousse à multiplier les financements croisés. Tout cela ne peut évidemment que diminuer l’efficacité des politiques publiques locales, favoriser les gaspillages d’argent public, mais aussi réduire la lisibilité des institutions pour les citoyens.
Depuis près de trente ans, ce cadre institutionnel aberrant n’a cessé d’être l’objet de critiques.
Pourtant, force est de constater qu’il n’y a qu’une dizaine d’années que ces critiques ont fini par trouver un écho favorable auprès de couches suffisamment larges de la classe politique française ainsi que de la haute administration.
Il faut se féliciter, à cet égard, de la véritable révolution culturelle qui s’est opérée dans les rangs de la droite. J’ai, en effet, la conviction que rares sont ceux qui, à droite, pourraient reprendre aujourd’hui à leur compte les discours enflammés d’un Foyer ou d’un Debré jetant l’anathème sur les partisans de la moindre adaptation du droit commun.
Cette révolution culturelle a incontestablement facilité la réécriture de l’article 73 de la Constitution, lors de la réforme constitutionnelle de 2003.
Elle a évidemment aussi contribué à la réussite de l’initiative prise par le Président de la République après le rejet par les électeurs guyanais et martiniquais de la proposition d’évolution institutionnelle qui leur avait été faite à la suite de la position adoptée en 2008 et 2009 par leurs congrès des élus respectifs.
Le Président de la République a, en effet, considéré qu’il fallait offrir à ces électeurs la possibilité de faire le choix, sans sortir du régime de l’identité législative, d’un système institutionnel plus satisfaisant que celui de région monodépartementale.
Il s’agit désormais de mettre en œuvre concrètement le choix démocratiquement opéré par les Guyanais et les Martiniquais.
Tel est l’objet du projet de loi ordinaire soumis à notre examen et sur lequel je dois, bien sûr, vous donner ma position.
Eh bien, je tiens à dire, en premier lieu, que, sur un point que je considère comme fondamental, à savoir la nature de la collectivité unique, le texte traduit parfaitement la volonté exprimée par les électeurs consultés. Ces derniers ont en effet approuvé, en Martinique et en Guyane – je cite les termes de la question posée par le Président de la République –, « la création d’une collectivité unique exerçant les compétences dévolues au département et à la région tout en demeurant régie par l’article 73 de la Constitution ». Autrement dit, ils se sont prononcés en faveur d’une addition de compétences, accompagnée, évidemment, des ressources permettant leur exercice.
Je me félicite donc de ce qu’ait été écarté le point de vue, défendu par certains, tendant à faire de la collectivité unique une collectivité sui generis, susceptible alors de bénéficier de compétences et de pouvoirs normatifs allant bien au-delà de ce qui va résulter de l’addition des compétences de la région et du département.
Cela ne signifie nullement que je méconnais l’intérêt, pour la Martinique, d’un accroissement de la responsabilité locale ; on connaît mes positions sur cette question. Cela signifie que je suis radicalement contre toute tentative de détournement du vote des électeurs martiniquais. Leur choix doit être respecté : il s’agit là d’un impératif démocratique.
S’agissant, en deuxième lieu, de la date de mise en place de la collectivité unique, je regrette vraiment la position adoptée par la commission des lois.
En effet, comment expliquer aux citoyens qui ont été consultés en janvier 2010, dans des conditions de précipitation que j’avais dénoncées à l’époque et dans une période vraiment peu propice au débat politique, que plus rien ne presse, que l’on peut attendre tranquillement 2014 pour mettre en place le cadre institutionnel pour lequel ils ont opté ?
Si ce cadre peut permettre à leurs élus d’être plus efficaces dans la conduite des politiques publiques locales, n’y a-t-il pas, au contraire, urgence à le mettre en place alors que la situation économique et sociale se dégrade et que les collectivités territoriales doivent intervenir davantage avec des ressources qui diminuent ?
Oui, mais, disent certains, le processus d’unification des moyens humains et matériels du département et de la région est très compliqué, nécessite des études confiées à des experts et demande donc du temps.
Je veux bien. Mais personne ne me fera croire que l’on est face à un processus plus compliqué que celui qui, au moment de la grande réforme de la décentralisation, a profondément transformé les collectivités départementales auxquelles l’État a transféré, en quelques mois, d’importants blocs de compétences et un très grand nombre d’agents.
On a entendu un autre argument : 2014 permettrait d’obtenir la concomitance entre les élections aux assemblées de Martinique et de Guyane et celles des conseillers territoriaux.
Mais cette concomitance, si l’on y tient, peut être réalisée ultérieurement, comme cela a été le cas pour les élections aux assemblées régionales des départements d’outre-mer, qui ont précédé de trois ans celles de l’Hexagone.
En réalité, rien ne s’oppose vraiment à la mise en place des deux collectivités uniques en 2012, en dehors, évidemment, de ce qui relève de stratégies purement politiciennes.
En revanche, je tiens à le souligner, plus il s’écoulera de temps avant cette mise en place, plus on verra s’exacerber chez les agents des deux collectivités le sentiment d’être confrontés à un avenir incertain et s’installer un climat de sourde inquiétude, forcément préjudiciable à un bon fonctionnement du service public. On risque également de voir se poursuivre des recrutements et même se créer des services concurrents.
J’ajoute, enfin, qu’il est urgent de fournir aux acteurs économiques un cadre institutionnel stabilisé et lisible.
Je suis donc évidemment pour un retour à la rédaction initiale fixant la date de première élection des conseillers à l’Assemblée de Martinique au plus tard au 31 décembre 2012.
J’en viens, en troisième lieu, à un point que je considère également comme particulièrement important, car il va conditionner non seulement le fonctionnement démocratique de l’Assemblée de Martinique, mais, au-delà, croyez-moi, l’avenir même de la démocratie à la Martinique. Je veux parler du niveau de la prime qui est prévue pour la liste arrivée en tête.
Comme une majorité de Martiniquais, je considère qu’une prime majoritaire de 9 sièges est tout à fait excessive. Et je ne comprends pas que les collègues de la commission des lois aient pu considérer qu’elle l’était moins que la prime de 20 % prévue par le projet gouvernemental.
Passer de 11 à 9 sièges n’atténuera pas les conséquences prévisibles. Une formation politique disposera ainsi dans l’assemblée d’une majorité écrasante, à laquelle viendront encore s’ajouter 9 élus d’un exécutif forcément issu de la majorité.
On se trouvera dans une situation analogue à celle qu’offre le conseil régional de la Martinique : dans une assemblée de 41 membres, un groupe majoritaire, avec 48, 32 % des suffrages, détient 26 sièges ; le premier groupe d’opposition n’en détient que 12, avec plus de 41 % des suffrages, et l’autre, que 3, avec 11 % des suffrages.
Eh bien, mes chers collègues, je ne souhaite vraiment pas que les affaires de la Martinique soient, demain, gérées par une assemblée unique conçue sur ce modèle, ni qu’au sein de cette assemblée l’opposition soit réduite à la portion congrue et que même des formations politiques importantes soient marginalisées.
Il est possible qu’ailleurs, dans des régions de France ou des collectivités d’outre-mer, à l’histoire et à la culture différentes, l’on estime devoir rechercher la stabilité au détriment de l’exigence démocratique. En Martinique, je crois pouvoir affirmer qu’il y va tout autrement.
On y a tout particulièrement besoin d’espaces démocratiques de débat. Concentrer des pouvoirs locaux dans une seule main aboutira, à coup sûr, à des catastrophes. Je vous le dis avec beaucoup de gravité, car c’est alors dans la rue que s’exprimeront les courants d’opinion muselés.
Nous devons d’autant plus éviter une telle issue que les exemples ne manquent pas de mandatures d’assemblées martiniquaises parfaitement réussies sans majorité importante, à commencer par celle de la première assemblée régionale, présidée par Aimé Césaire avec une seule voix de majorité.
Cela m’amène à conclure sur ce qui se veut un appel pressant : mes chers collègues, ne nous obstinons pas à vouloir traiter des réalités différentes de manière uniforme ; par ailleurs, n’oublions pas que, sans démocratie véritable, il n’y a jamais de développement réussi.
Pour que les deux collectivités uniques que nous voulons mettre en place puissent contribuer à l’efficacité des politiques publiques de développement local, faisons en sorte qu’elles soient conçues en tenant compte de la situation particulière de chacun des deux territoires concernés et, par-dessus tout, de la soif de démocratie de leurs peuples !