Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, vivons-nous aujourd’hui un moment historique de l’évolution des départements d’outre-mer ? Si oui, quelle est la portée historique de ce que nous allons voter ?
L’examen de ces deux projets de loi devrait être pour tous ceux qui travaillent au développement de la Guyane et de la Martinique un moment de joie, peut-être de fierté, certainement d’espoir, de cet espoir porté par les contributeurs des états généraux de l’outre-mer après la vague de soulèvement populaire indiquant clairement que le statu quo n’était plus possible.
Nos territoires ont connu la fin de l’esclavage en 1848, la départementalisation en 1946, la régionalisation en 1982, comme en métropole, avant l’étape présente, à savoir la collectivité unique. D’aucuns retracent cette évolution en l’intitulant « de la départementalisation à la collectivité unique », ce qui pourrait laisser entendre que les deux événements se situent sur le même plan. Mais gardons-nous de ce leurre.
En effet, nul ne doute qu’un tel moment soit important pour la Martinique et la Guyane. Toutefois, ne confondons pas une réorganisation administrative avec une évolution institutionnelle, et, surtout, n’oublions pas non plus que, partout en France, la réforme des collectivités territoriales est à l’ordre du jour.
En métropole, cette réforme n’a pas donné lieu aux illusions qui ont habité certains élus ultramarins quant à la portée de ce nouveau statut, qu’il s’agisse de responsabilité, de moyens ou de marges de manœuvre pour le développement.
En effet, une telle réorganisation s’effectue au sein du statut départemental. Le cadre donné à l’évolution en cours est celui de l’identité législative, ce qu’on appela à une époque « l’assimilation législative ». La loi organique ne crée pas le dispositif des habilitations, qui date de 2003, elle l’améliore peut-être. Et, surtout, la nouvelle collectivité n’a ni compétences nouvelles ni moyens supplémentaires.
Sur le fond, constitutionnellement parlant, rien ne change, par conséquent. Tout juste devons-nous relever ce paradoxe entre le discours sur la responsabilisation progressive des territoires ou leur différenciation à l’intérieur de « l’univers outre-mer » et, dans les textes, cette identité législative « renforcée », qui prévoit non plus, comme en 1946, des cas d’exception, mais seulement des adaptations du droit commun national.
En même temps, nous pouvons nous étonner du paradoxe inverse, qui consiste à affirmer plus que jamais l’identité législative, tout en prévoyant dans le texte fondateur de ce nouveau statut des pouvoirs renforcés pour le représentant de l’État, ce que l’on ne voit dans aucun département métropolitain.
L’esclavage a duré plus de deux siècles. Ensuite, il a fallu encore un siècle, du moins dans les textes, pour sortir de la colonisation. On aurait pu espérer qu’un demi-siècle supplémentaire aurait permis la maturation nécessaire à l’élaboration de véritables relations de partenariat entre les collectivités ultramarines et l’État, au sein de la République. L’élaboration de ces deux projets de loi révèle plutôt une tension permanente, un double mouvement dialectique, dont la synthèse semble difficile, d’un côté, entre désir d’autonomie et volonté d’égalité et, de l’autre, entre désengagement financier et volonté de dominer, de garder le contrôle, de ne rien perdre, au fond, des acquis de l’histoire, quitte à lâcher un peu de lest par-ci par-là.
C’est ainsi que le régime des habilitations, bien qu’assoupli, reste, sur le fond, étroitement encadré, prévu pour des cas limités, soumis à l’examen soit du législateur, soit du pouvoir réglementaire.
Par ailleurs, en janvier 2010, il est vrai que les populations de Guyane et de Martinique ont choisi leur statut. Mais c’est le Gouvernement qui en a défini, après coup, le contenu.
Certes, les collectivités ont été consultées ; mais, alors que le processus démocratique local n’a pas encore véritablement abouti entre les deux collectivités majeures – du moins est-ce la situation en Guyane –, le niveau national tranche de manière trop hâtive, assurément.
Alors, oui, avec la collectivité unique, nous sommes en train de franchir un pas, un pas nécessaire du simple point de vue du bon sens administratif, un pas que l’on pourrait presque comprendre comme une rectification tardive des choix opérés en 1982, lors de la régionalisation, le Conseil constitutionnel ayant alors rejeté l’idée d’une assemblée unique.
Nous devons le dire sans aucun esprit partisan, mais simplement au nom du réalisme : il s’agit d’un pas qui ne règle rien, absolument rien, s’agissant des véritables enjeux de la Guyane et de la Martinique, en termes de lutte contre la « profitasyon » et de ces marges bénéficiaires exorbitantes, facteurs démontrés des surcoûts imposés à la consommation des ménages. Cela ne règle rien non plus en matière de développement économique, d’emploi, de pouvoir d’achat, de production endogène, de relations internationales au sein de notre environnement géographique, ou encore en termes d’éducation, de santé, de formation professionnelle et de dotation des collectivités territoriales.
Plus encore, alors que les mouvements sociaux de 2008 et 2009 portaient une revendication économique et sociale forte, la réponse d’aujourd’hui reste purement administrative, tandis que les divers autres projets de loi nationaux continuent, dans différents domaines, à ignorer les freins au décollage économique de nos territoires.
Cependant, il y a dans cette réorganisation administrative quelque chose de fondamental qui doit appeler toute notre vigilance : la fusion des deux collectivités change la donne en matière de gouvernance.
En 1982, la régionalisation a dilué la responsabilité des élus ultramarins. Alors que les deux collectivités, région et département, agissent sur un même ressort territorial, les lois qui se sont succédé depuis 1980 ont entremêlé les responsabilités de chacune, rendant sans cesse plus complexe la ventilation des compétences.
Face à ces deux interlocuteurs, l’État a beau jeu de se rendre imperméable aux véritables besoins des populations, en renvoyant dos à dos les uns et les autres.
Eh bien oui, avec la collectivité unique, les futurs conseillers vont porter l’entière responsabilité de l’action locale à l’échelle de la Guyane et de la Martinique. L’État n’aura qu’un seul interlocuteur.
Il deviendra impossible aux acteurs locaux de se réfugier derrière les erreurs supposées d’un alter ego ou le paravent des multiples échelons décentralisés ou déconcentrés. Les responsabilités de chacun seront clairement déterminées.
C’est pourquoi la question de la gouvernance ne doit pas échapper à notre débat ; elle doit au contraire en constituer le cœur.
La responsabilité politique doit se concrétiser dans les institutions. On ne convoque pas les électeurs dans l’exercice de leur pouvoir souverain juste pour un découpage électoral ou une refonte administrative ! On le fait pour fonder une nouvelle gouvernance. La Guadeloupe n’attendrait pas pour se prononcer sur ce statut s’il s’agissait simplement de démêler ou non les compétences d’organes superposés.
Le véritable enjeu, le seul qui vaille la peine ici, si on l’adosse directement à de vraies capacités de résolution des problèmes économiques et sociaux, c’est celui de la gouvernance.
Il ne s’agit pas seulement de rationaliser l’action administrative en remédiant à l’éclatement des compétences ; il devient nécessaire de doter chaque élu des moyens lui permettant d’être pleinement responsable de la politique qu’il va mener, de pouvoir en répondre devant l’assemblée, une assemblée qui, de son côté, ait la capacité de demander des comptes à ceux qui détiennent le pouvoir exécutif.
Si la Corse s’est dotée d’un tel dispositif, si la Martinique a fait le choix d’un système original, avez-vous dit, monsieur le rapporteur, dans le cas de la Guyane, le Gouvernement a choisi de n’écouter qu’une voix, une gouvernance cette fois-ci vraiment pas originale, selon son bon vouloir.
Dans ce contexte, notre responsabilité de législateur est engagée. Nous nous devons de prendre de la hauteur et de considérer l’intérêt général plutôt que nos intérêts partisans, afin de doter la Guyane, comme la Martinique, d’un véritable système de gouvernance locale.
En effet, pour fonder cette nouvelle gouvernance, la Constitution nous laisse, en tant que législateur, une certaine liberté, dans la lignée de ce que le Président Chirac et son Premier ministre Lionel Jospin avaient conçu, dans des discours restés célèbres, comme des institutions à la carte.
Le Président disait : « l’heure des statuts uniformes est passée. [...] Chacune d’entre elles [les collectivités d’outre-mer] doit être libre de définir, au sein de la République, le régime le plus conforme à ses aspirations et à ses besoins, sans se voir opposer un cadre rigide et identique. »
C’est donc un nouveau contrat social que nous devons définir, nous, législateurs de la République française.
Créons des lois justes pour les hommes de nos territoires. Si nous allons au bout de cette démarche, alors oui, mes chers collègues, cette collectivité unique sera bien plus que le produit d’une réorganisation administrative et répondra aux enjeux historiques portés par la naissance de ce nouveau statut territorial.