Intervention de Robert Badinter

Réunion du 15 juillet 2009 à 21h45
Programmation militaire pour les années 2009 à 2014 — Suite de la discussion d'un projet de loi

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je partage entièrement, sur un point, l’avis du rapporteur pour avis de la commission des lois : il est regrettable que le secret-défense n’ait pas fait l’objet d’un débat autonome. Il se trouve raccroché à un texte très important, la loi de programmation militaire, dont l’examen a pris du retard, pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas. Nous savons qu’il s’agit ici d’expédier la discussion de ce texte, tel qu’il nous parvient de l'Assemblée nationale, car le vote conforme est acquis avant même que les débats aient lieu.

J’ai donc le sentiment de procéder un peu comme dans un cours à Sciences-Po ou de débattre de façon académique des différentes composantes du secret-défense et de la meilleure des solutions. Quant à l’utilité de ce propos, elle est proche de zéro, puisque rien de ce que je dirai ne sera retenu.

La défense n’est pas une mince question. Comme l’a rappelé le rapporteur, elle pose en elle-même un difficile problème constitutionnel, puisqu’elle est à la croisée de deux impératifs qu’il convient de concilier : d’une part, la protection des intérêts fondamentaux de la nation, et au premier chef le secret militaire, que personne ne saurait remettre en question ; d’autre part, la possibilité pour la justice d’exercer sa mission constitutionnelle, notamment la poursuite des auteurs d’une infraction et la recherche des preuves. Si cette démarche judiciaire est entravée, voire paralysée, par l’existence de certains sanctuaires, que reste-t-il de cette mission constitutionnelle ?

L’impératif moral catégorique et international de lutter contre la corruption nous est constamment rappelé, y compris par les plus hautes autorités de l’État. À ce titre, nous ne pouvons admettre que des personnes se trouvent à l’abri de la justice au motif que leurs agissements délictueux seraient couverts par le secret de la défense nationale.

Le secret-défense a été conçu pour protéger les intérêts vitaux de la nation : il ne saurait être une protection que le pouvoir politique étendrait, pour des raisons multiples, à certains, de façon à arrêter net l’action de la justice.

La lutte contre la corruption est un impératif catégorique de notre temps, notamment – je le précise, s’il en était besoin, à l’attention des membres de la commission des affaires étrangères – dans le cadre international. Il s’agit d’un véritable fléau, dont les effets sont dévastateurs, notamment en Afrique.

Notre pays, si prompt aux déclarations fracassantes dans ce domaine, ne fait pas bonne figure dans le classement international établi chaque année par l’organisation Transparency International. Ainsi, en 2007, il se situait à la dix-huitième place, loin derrière les démocraties du nord de l’Europe, entre le Japon et les États-Unis, ce qui constituait une petite consolation… En 2008, nous avons rétrogradé à la vingt-troisième place, tandis que les États-Unis et le Japon nous distançaient.

Point n’est besoin de rappeler que la France est l’un des premiers pays producteurs d’armements et de haute-technologie militaire dans le monde. C’est très bien ainsi ! Toutefois, c’est dans ce domaine, et surtout dans les affaires internationales, que s’exerce traditionnellement la corruption la plus grande. Il peut arriver – pas toujours et pas facilement ! – que la justice soit saisie de pratiques délictueuses. Mais comment poursuivre les auteurs d’infractions – que la corruption soit active ou passive, peu importe –, y compris s’agissant du versement de commissions occultes, si la justice se voit opposer le secret ?

Je serai clair : oui au secret-défense, non au secret des affaires ! On ne peut pas, au nom de la protection de la haute technologie militaire, considérer que telle société, domiciliée dans un paradis fiscal, par exemple du côté des îles Caïman, pourrait bénéficier, de quelque façon que ce soit, pour des commissions qu’elle aurait perçues, du secret-défense.

C’est autour de cet impératif qu’il faut circonscrire le débat. Or j’ai entendu le satisfecit du rapporteur, ce que je conçois : dans le cas contraire, il lui faudrait accepter des amendements ; or l’injonction du vote conforme est telle qu’il ne saurait en être question.

À l’évidence, des progrès ont été accomplis ; je pense, en particulier, à la création de la Commission consultative du secret de la défense nationale en 1998. Grâce à la résistance très ferme du président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, quelques légers aménagements ont été apportés au secret-défense.

Le texte qui nous est soumis aurait pour objet, nous dit-on, de répondre aux préoccupations du Conseil d’État. Certes, le dispositif prévu assure la protection des magistrats lors des opérations de perquisition, afin d’éviter que ceux-ci ne tombent sous le coup des dispositions du code pénal. C’est bien le moins ! Mais j’ai lu attentivement l’avis du Conseil d’État : nulle part il n’est suggéré de créer des lieux protégés. C’est une innovation du projet de loi : sont concernés non plus des documents ou des données, mais des lieux ! Je n’entrerai pas dans le détail, car nous aurons l’occasion d’y revenir. Je laisserai de côté la question des lieux ouverts : si le magistrat trouve un document classifié, il doit le placer sous scellés sans en prendre connaissance et l’adresser au président de la Commission consultative du secret de la défense nationale ; cela va de soi ! La véritable innovation, c’est la création, d’une part, de lieux considérés comme « abritant » des secrets de la défense nationale et, d’autre part, de lieux classifiés en eux-mêmes.

Pourquoi aboutissons-nous à un tel paradoxe ? Parce que, pour surmonter cette opposition entre le magistrat qui souhaite saisir les documents et l’autorité qui lui oppose le secret, il faudrait qu’existe, comme dans tout conflit, une autorité tierce pour trancher. Nous ne sommes pas capables, semble-t-il, d’aller si loin, et cette critique ne vaut pas que pour ce gouvernement. Si nous étions dans un véritable État de droit comme celui auquel nous aspirons, une telle autorité serait mise en place : ce pourrait être, d’ailleurs, la Commission consultative du secret de la défense nationale elle-même, telle qu’elle est composée, à condition que le Parlement intervienne, au cours de l’examen de la loi organique, dans la désignation de ses membres. De deux choses l’une : ou bien nous avons confiance en cette instance ou bien nous n’avons pas confiance ! Pourquoi ne pas lui faire confiance dans certains cas ?

Qui décidera que le secret-défense s’applique ? Ce ne sera pas la commission consultative, qui se contentera d’émettre un avis. On nous dit que celui-ci sera volontiers suivi. Certes, mais la décision reviendra in fine à l’autorité administrative, en particulier au ministre.

Non seulement la liste des lieux abritant des secrets de la défense nationale ne sera pas publiée, mais la commission consultative ne sera pas consultée auparavant. La liste sera établie par arrêté du Premier ministre et c’est seulement après, au coup par coup, dans le cadre du processus de déclassification de tel ou tel document, que l’avis de la commission sera demandé.

Les lieux classifiés seront, quant à eux, « top secret », selon l’anglomanie sévissante. On me rétorquera que leur nombre serait peu important : j’ai entendu là trente, j’ai lu ici dix-sept, peut-être moins. Les magistrats qui seront convaincus que ces lieux renferment des éléments de preuve leur permettant de confondre les bénéficiaires ou les auteurs actifs d’une corruption de grande échelle ne pourront y accéder. Qui décidera de la déclassification de ces lieux ? Une autorité administrative indépendante ?... On aurait pu songer à créer, pour des cas légitimes, une autorité ad hoc, une sorte de voie de recours composée des trois plus hauts magistrats de France. On peut tout imaginer. Mais l’on s’en garde ! En définitive, c’est le pouvoir exécutif qui décidera seul d’ouvrir ou de ne pas ouvrir ces lieux classifiés, qui seront considérés comme sanctuarisés.

La situation est donc la suivante : aucun amendement ne sera adopté et des sanctuaires seront créés, en dépit des propos fermes qu’a tenus le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, dont je comprends l’indignation. Ses observations reflètent tout à fait ma position : « Je souligne évidemment l’immense danger qu’il y aurait à définir sur notre territoire des lieux où les magistrats ne pourraient plus se rendre. » Or, dans la mesure où les magistrats devront recueillir l’autorisation de l’autorité administrative, ils ne pourront se rendre dans ces lieux. C’est faire échec à l’État de droit !

Pour ma part, je considère que nous jouons – j’utilise à dessein le pluriel – depuis trop longtemps à ce petit jeu qui consiste à fabriquer des garanties en trompe-l’œil. À scruter attentivement celles-ci, on constate qu’en définitive, lorsque la raison d’État le commande, l’État de droit cesse.

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