Il me revient maintenant de vous convaincre de l’irrecevabilité de ce projet de loi au sens de l’article 44, alinéa 2, du règlement du Sénat.
Outre les dispositions relatives à l’extension du secret-défense, sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure, deux motifs au moins m’incitent à demander au Gouvernement de revoir sa copie.
Premièrement, ce projet de loi relatif à la programmation militaire est soumis à notre examen alors même que le Livre blanc, qui est censé l’inspirer, n’a pas été adopté par le Parlement.
Résumons-nous : nous sommes en juillet 2009 et le Sénat examine un texte qui, théoriquement, est en vigueur depuis le 1er janvier dernier. Ce projet de loi met en œuvre les orientations d’un Livre blanc qui n’a pas été soumis à l’approbation du Parlement. Et, pour clore le chapitre, il est instamment demandé au Sénat, afin d’éviter les pénibles atermoiements d’une deuxième lecture, de bien vouloir se conformer au texte qui a été voté par l’Assemblée nationale.
Pourtant, le Livre blanc devait proposer une stratégie globale de défense et de sécurité nationale pour les quinze prochaines années, selon la lettre de mission adressée par le Président de la République à Jean-Claude Mallet, qui a présidé, de janvier 2007 à juin 2008, les travaux d’une commission réunissant experts, civils et militaires, personnalités qualifiées et parlementaires.
Le précédent Livre blanc datait de 1994. Entre-temps, le monde a changé : il s’avérait nécessaire de redéfinir la stratégie de défense et de réorganiser les pouvoirs publics en conséquence, via une révision de l’ordonnance du 7 janvier 1959, rédigée dans un contexte historique et stratégique radicalement différent du nôtre.
On se souvient de la démission des parlementaires Patricia Adam, députée, et Didier Boulaud, sénateur, le 8 avril 2008, préoccupés à l’idée que les décisions importantes se prenaient à l’Élysée, sans égard pour le travail conduit par la commission.
Dès la parution du Livre blanc, présenté à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, nous avons demandé au Gouvernement de préciser ses intentions : un projet de loi pour traduire les orientations du Livre blanc ? Un débat, répondit le ministre à Didier Boulaud le 30 mai 2008 ! Un débat sans vote eut donc lieu le jeudi 26 juin 2008, à quelques jours du début d’une présidence française de l’Union dont il était dit qu’en matière de défense elle ferait date. Le débat fut agréable ; nous espérions qu’il fût utile… Au cours de ce débat, le ministre confirma qu’« au regard des avancées de l’Europe de la défense, la France se montre ouverte, sous certaines conditions, à l’idée de retrouver sa place dans le dispositif militaire de l’Alliance atlantique, sauf pour les questions nucléaires ».
On connaît la suite : la présidence française de l’Union, productive dans d’autres domaines, s’est terminée sans avancée notable s’agissant de la défense. Quelques mois plus tard, le Président de la République décidait le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, décision avalisée au sommet de Strasbourg-Kehl. Quiconque se soucie du fonctionnement des institutions ne l’aura pas oublié : nombre de députés de la majorité s’y étant montrés franchement hostiles, le Premier ministre a choisi d’engager la responsabilité de son gouvernement sur les questions de politique étrangère le 17 mars 2009. Dans la foulée, le Président de la République faisait connaître sa position par courrier aux dirigeants de l’OTAN, une bonne semaine avant qu’un os soit donné à ronger aux sénateurs… Devinez quoi : un autre débat sans vote !
Le Livre blanc, rédigé avant même que cette orientation ait été arrêtée, n’en tient pas compte, tout comme il ignore l’infléchissement de la position américaine et les ouvertures faites par le nouveau Président de ce grand pays en matière de nucléaire militaire : réduire le rôle des armes nucléaires et mettre un terme à la production de matières fissiles de qualité militaire pour préparer un monde sans armes nucléaires. Dans le monde entier, on a salué les paroles fortes de Barack Obama à Prague. En France, on a évacué la question d’un revers de main, en considérant qu’il ne s’était rien passé, qu’il n’y avait là rien de nouveau dont il eût fallu tenir compte.
Autre sujet de préoccupation : le texte consacre le renforcement des pouvoirs du Président de la République et de son « domaine réservé », et sa mainmise totale sur les questions de défense et de sécurité, au motif d’inscrire l’effort de défense dans le cadre plus large de la sécurité nationale. En présidant le Conseil de défense et de sécurité nationale, aux compétences élargies, le chef de l’État empiète sur les responsabilités hier dévolues au Gouvernement et à son chef, lesquelles sont réduites à une portion de plus en plus congrue. Comment admettre qu’au motif de prendre en compte les aspects non strictement militaires de la sécurité nationale on procède, au lieu de revaloriser le rôle du Premier ministre, chef d’orchestre et arbitre, à une sorte de redistribution des rôles au sein du Gouvernement, au profit du ministre de l’intérieur, et au détriment du ministre de la défense, comme l’indique le transfert de la gendarmerie, désormais placée sous l’autorité du premier ?
J’en viens au point le plus préoccupant peut-être du projet de loi, qui justifie à lui seul le vote de la motion que je vous soumets. Les articles 12 et suivants de celui-ci étendent ainsi les dispositions visant à protéger les intérêts fondamentaux de la nation au moyen du secret-défense. Il s’agit non plus seulement de couvrir du secret un certain nombre de documents, mais également d’étendre ce secret à des lieux, selon des modalités dont j’ai cru comprendre que quelques-uns mêmes des responsables de la majorité les jugeaient par trop discrétionnaires, et sur lesquelles ils n’ont pas manqué d’exprimer des réserves.
Ces réserves, nous les partageons. Elles doivent fonder le rejet de ce projet de loi. Robert Badinter a évoqué ces questions dans la discussion générale, et nous reprenons son argumentation à notre compte.