Les dispositions de l’article 12 entrent en contradiction avec l’esprit de nos lois fondamentales. Je m’appuie pour le dire sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, relatif à la séparation des pouvoirs. Que dit-il ? « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
Le Conseil constitutionnel a rappelé « l’indépendance de l’autorité judiciaire » dans sa décision du 1er mars 2007 et l’interdiction de porter des « atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction » dans ses décisions du 23 juillet 1999 et du 19 janvier 2006. Il a aussi jugé qu’au regard du principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire, il n’appartient « ni au législateur ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d’adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence ».
Si j’ai bien compris la portée de ces décisions, et considérant la mésaventure advenue au Gouvernement – la censure de son texte par le Conseil constitutionnel – quand il a cherché à substituer le législateur à l’autorité judiciaire via une autorité administrative dans la loi HADOPI, je ne vois pas comment nous pourrions considérer que le texte qui est aujourd’hui soumis à notre examen est conforme à l’esprit du droit. En effet, l’exigence constitutionnelle de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire est ici méprisée.
Je pense, bien sûr, à l’établissement de la liste des lieux classés secret-défense, qui relève de la compétence discrétionnaire de l’exécutif, sur simple avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale. Dans le scénario que vous nous proposez, monsieur le ministre, je ne vois pas quelle est la place du Conseil d’État.
Je pense encore au régime de perquisition applicable, qui impose qu’une « déclassification » ait été décidée à la demande du magistrat. Elle relève de la compétence discrétionnaire de l’autorité administrative dans votre texte, sur simple avis de la Commission consultative, sans recours possible.
Le délit de dissimulation vise uniquement les lieux abritant des éléments couverts par le secret-défense, et non les lieux classifiés en tant que tels.
Cette loi offre donc au Gouvernement le privilège discrétionnaire, sans recours possible, sans examen contradictoire, sans qu’aucune autorité indépendante du pouvoir lui-même ne puisse être saisie, de créer des zones de non-droit législatif.
L’État est évidemment amené, au moyen du secret-défense, à protéger les intérêts stratégiques fondamentaux du pays. Personne ne le conteste, et cela existe déjà. Je vous demande donc non pas de justifier l’usage du secret-défense, monsieur le ministre, mais de nous expliquer pour quelle raison son usage devrait aujourd’hui être étendu dans les termes proposés par le projet de loi.
La loi est toujours affaire de conciliation et d’arbitrage. En l’espèce, il s’agit de concilier l’impératif de défense des intérêts fondamentaux de notre pays et les exigences, tout aussi cruciales, de séparation des pouvoirs, d’indépendance de l’autorité judiciaire et de protection des libertés fondamentales, en l’occurrence la liberté d’information. Dans votre texte, le déséquilibre est patent.
Je veux ajouter ici que ces dispositions sur le secret-défense auront en outre des effets immédiats sur le travail des magistrats, qui s’ajouteront aux conséquences d’une autre réforme portée par la majorité, la suppression des juges d’instruction.
Le Président de la République a cru bon de qualifier de fable certains propos tenus par des magistrats et par les familles des victimes de l’attentat de Karachi. Je ne partage pas, vous vous en doutez, ces propos, et encore moins la désinvolture avec laquelle ils ont été prononcés, s’agissant d’un sujet particulièrement grave et douloureux. Mais je veux croire que le souci de justice est largement partagé dans cet hémicycle, que nous pourrons avancer en toute indépendance et que les magistrats pourront travailler en toute sérénité, sans être l’objet de pressions d’aucune sorte ou de freins à leur enquête. Je ne vois pas bien comment, en conjuguant la suppression des juges d’instruction et l’extension discrétionnaire du secret-défense, vous pouvez espérer, sur un sujet aussi grave, que l’enquête puisse se dérouler dans de bonnes conditions.
Si les dispositions de l’article 12 devaient aujourd’hui être approuvées par le Sénat, comme nous y enjoignent le Gouvernement et les responsables du groupe UMP, si notre assemblée décidait d’ignorer les réserves formulées sur ce point par quelques-unes des plus éminentes figures de la majorité, que se passerait-il ? Il serait de facto impossible d’aller saisir, dans un ministère ou une entreprise, les contrats litigieux, les documents compromettants et les éléments douteux. Il serait impossible de traquer la corruption, d’arrêter ses responsables et de les sanctionner.