Intervention de Roland du Luart

Réunion du 10 novembre 2005 à 15h45
Mise en oeuvre de la lolf dans la justice judiciaire — Débat de contrôle budgétaire sur un rapport d'information

Photo de Roland du LuartRoland du Luart, rapporteur spécial :

Il faut aussi évoquer les dérives d'une « gestion à tâtons » des frais de justice. Le prescripteur a pu parfois penser qu'il disposait d'un « droit de tirage » sans limite, puisque les crédits en cause étaient évaluatifs. Faut-il vraiment mettre sur écoute un téléphone portable volé ?

Je note cependant une prise de conscience positive au sein des juridictions, laissant espérer un infléchissement de l'évolution. Il faut souligner ce point, que j'ai relevé lors de mes nombreux entretiens avec des magistrats et des greffiers : leur prise de conscience est bien réelle.

Certes, le champ des expertises et leur coût ont évolué sensiblement, et cela ne peut être occulté. Cependant, sans remettre en cause la « liberté de prescription du magistrat », il faut bien reconnaître, comme l'a fait en septembre 2004 votre prédécesseur, M. Dominique Perben, que la gestion des frais de justice pourrait être améliorée, grâce, en particulier, à la connaissance des coûts par les magistrats et à l'introduction de l'appel à la concurrence.

Dans le projet loi de finances pour 2006 comme dans les précédents, la justice a bénéficié d'une priorité. Or, sur l'exercice 2004- je parle donc non pas des prévisions, mais des réalisations -, pas moins de 90 % de l'augmentation des crédits effectivement consommés pour le fonctionnement des services judiciaires ont été absorbés par la majoration des dépenses de frais de justice : 78 millions d'euros de progression en 2004 !

Il faut donc être clair : la LOLF n'a fait que révéler l'urgence du redressement de la dérive des frais de justice. A défaut de ce redressement, à quoi bon poursuivre l'augmentation du budget de la justice ?

Dans votre présentation du budget de la justice, il est écrit que « dans un contexte budgétaire contraint, la justice demeure une priorité pour l'Etat, avec une augmentation de 4, 6 % à périmètre constant ».

Monsieur le garde des sceaux, on peut, dès lors, se demander où se situe la priorité, si une grande partie de l'augmentation des crédits destinés aux juridictions est absorbée par celle des frais de justice.

Les magistrats expriment la crainte de ne plus pouvoir diligenter des enquêtes dès lors que l'enveloppe de crédits limitatifs serait épuisée. Une telle perspective doit en effet être repoussée, car la justice est due à tous les citoyens, douze mois sur douze et 365 jours par an ! Mais, pour écarter cette crainte, il nous faut un budget sincère, comme l'exige l'article 32 de la LOLF.

J'ai précisément fait valoir, dans mon rapport, qu'il convenait, transparence budgétaire oblige, de mettre fin à une habitude de sous-estimation des frais de justice lors de la présentation du projet de loi de finances de l'année. Le montant des crédits proposés devra désormais être respecté en exécution.

L'écho favorable que la Chancellerie a réservé à mon rapport publié le 14 septembre dernier, auquel j'ai été très sensible, me laissait espérer une évaluation réaliste des frais de justice dans le projet de loi de finances pour 2006, présenté deux semaines plus tard.

Vous comprendrez donc ma déception de constater qu'il n'en était rien, alors même que les crédits sont maintenant limitatifs. J'ai retracé dans mon rapport d'information, à la page 9, les chiffres de l'évolution de ces dépenses depuis 1999, en distinguant la dotation initiale de la dépense effective.

Pour 2004, dernier exercice clos, on a dépensé 419 millions d'euros. Et nous sommes sur la base d'une augmentation de plus de 20 % par an, précisément 22, 87 % en 2004.

Or, dans le projet de loi de finances pour 2006, les crédits de frais de justice ne « s'élèvent », si je puis dire, qu'à 370 millions d'euros. Comme on nous l'explique dans la même présentation, « une mesure d'ajustement à hauteur de 12 millions d'euros est prévue au titre de l'évolution tendancielle de frais de justice et que ce montant pourra être complété en gestion 2006, dans une limite estimée de 50 millions ».

Monsieur le garde des sceaux, est-il transparent de prévoir sur les crédits de provision gérés par Bercy une partie, insuffisante au demeurant, des frais de fonctionnement des juridictions, alors même que le compte spécial « Provisions » n'a, en l'occurrence, de justification que pour les accidents très souvent dramatiques, comme le fut l'incendie du tunnel du Mont-Blanc ?

De plus, on est très loin du compte. Sur la base d'une majoration qui serait, par hypothèse, limitée à 20 % l'an, nous arriverions à 600 millions d'euros pour 2006, à comparer aux 370 millions d'euros que vous nous annoncez.

Monsieur le garde des sceaux, je souhaite d'abord une explication précise sur votre évaluation budgétaire. La commission des finances n'ignore pas les contraintes du budget de la France, mais pourquoi sous-évaluer, tout en disant que les frais de justice seront payés de toute façon ? A quoi cela sert-il ?

Il nous faut tous ensemble, et vous le premier, contribuer positivement au développement de la culture de gestion au sein des juridictions, alors même que cette sous-estimation est déjà déplorée dans les palais de justice.

Est-il possible que la politique de maîtrise des frais de justice, politique fort opportunément engagée par la Chancellerie, porte effectivement ses fruits dès le tout début de l'année 2006, c'est-à-dire dans deux mois ? Il me semble que la politique de la Chancellerie en la matière constitue plutôt une oeuvre de longue haleine. Monsieur le garde des sceaux, peut-on raisonnablement espérer pour l'exercice prochain l'essentiel des économies à attendre des nouvelles orientations ?

En ma qualité de rapporteur spécial, je serai tenu de prendre en compte vos engagements de cet après-midi lorsque je rapporterai votre projet de budget devant la commission des finances, le 17 novembre prochain. Je suis donc très impatient de vous entendre, car je ne demande qu'à accompagner et à encourager votre démarche de maîtrise des frais de justice.

En effet, il n'est pas trop tard pour rectifier le tir durant la procédure budgétaire en cours. A défaut, je ne doute pas que notre nouveau droit d'amendement sur les crédits serait mis à contribution !

La première solution serait la meilleure, car vous pourriez majorer les crédits de la mission, ce qui serait plus satisfaisant que de compter sur Bercy pour « abonder en cours de gestion ».

La transparence exige l'annonce des vrais chiffres, avec une bonne imputation dès le départ. Vous m'avez compris, 50 millions d'euros ne suffiront pas à l'affaire. Et il faudra trouver une compensation financière à l'augmentation de crédit. Or, les crédits pour l'aide juridictionnelle sont peut-être aussi sous-estimés et le niveau d'emploi des greffes est insuffisant pour répondre aux exigences de gestion fixées par la LOLF.

Je n'oublie pas non plus les difficultés du budget du programme « Protection judiciaire de la jeunesse », qui traîne un long passif à apurer. Cette difficulté ne doit pas nous empêcher de faire notre devoir et, dans les limites de l'article 40 de la Constitution, je ferai aussi mon possible pour rendre ce budget encore plus sincère.

Ainsi, une initiative de votre part constituerait un signal positif pour les juridictions. Tel est le sens de mon appel de ce jour que, j'en suis sûr, vous comprendrez comme une manière positive de soutenir votre démarche de maîtrise des frais de justice dans le cadre constitutionnel de l'indépendance de l'autorité judiciaire.

Par ailleurs, je m'inquiète de la prise en charge par le budget de votre mission, monsieur le garde des sceaux, des frais de justice engagés par les services de police et de gendarmerie. L'indépendance de l'autorité judiciaire commande que les dépenses faites sous l'autorité d'un juge soient financées par votre mission. En revanche, on peut se poser la question pour les frais de justice diligentés « hors sphère » de la justice. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

En effet, si des marges de progression sensibles existent, la Chancellerie a engagé, je le sais, un effort de rationalisation louable que je tiens à saluer. Le « plan de bataille » du ministère de la justice est exposé en détail dans mon rapport d'information écrit, auquel je vous renvoie.

Je souhaiterais, monsieur le garde des sceaux, que vous puissiez donc dresser un bilan de la mise en oeuvre de ce « plan de bataille ».

Je vais maintenant évoquer, plus brièvement, les incidences pour la justice judiciaire de la sortie des juridictions administratives de la mission « Justice ». Je sais, en effet, que notre collègue Yves Détraigne, rapporteur pour avis, souhaite exposer le point de vue de la commission des lois, qui n'a pas encore eu l'opportunité de le faire, et je crois savoir que nos points de vue sont très proches.

Il a donc été créé une mission « Conseil et contrôle de l'Etat », rassemblant non seulement la Cour des comptes et les autres juridictions financières, mais aussi le Conseil d'Etat et les autres juridictions administratives ainsi que le Conseil économique et social

Cet arbitrage, incontestable pour la Cour des comptes, profite donc aussi à l'ensemble des juridictions financières, c'est-à-dire les chambres régionales des comptes, et des juridictions administratives, c'est-à-dire les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs. De ce fait, les juridictions administratives ont été sorties de la mission budgétaire « Justice ».

Les conséquences d'une telle décision sur les juridictions judiciaires ne me semblent pas avoir été totalement évaluées. La tentation d'éclatement de la mission « Justice » ne peut être écartée, comme diverses réactions le laissent imaginer. Des exemples en ce sens sont cités dans mon rapport d'information.

Notre collègue Yves Détraigne m'a convié, la semaine dernière, à une audition du premier président de la Cour de cassation. M. Guy Canivet a évoqué l'intérêt qu'il y aurait, selon lui, à procéder à une scission du programme « Justice judiciaire » en deux programmes distincts, l'un pour les activités proprement juridictionnelles, correspondant à celles du siège, et l'autre concernant les moyens accordés au parquet.

Dans le cadre de notre concertation habituelle avec la commission des lois, je laisse le soin à son rapporteur pour avis d'évoquer plus longuement ce point.

Je me pose seulement une question. Les conséquences que cela entraînerait pour l'organisation judiciaire seraient importantes. Peut-on régler une telle matière dans un cadre budgétaire, ou le traitement de cette question de fond ne doit-il pas, au contraire, précéder l'examen de ses conséquences sur le plan budgétaire ?

L'indépendance de la justice judiciaire est-elle moins précieuse que celle de la justice administrative ? Comme vous le savez, monsieur le garde des sceaux, la commission des finances a peu apprécié la sortie des juridictions administratives de la mission budgétaire « Justice », opérée dans le but affiché de préserver les spécificités de ces juridictions, alors même que l'article 64 de la Constitution garantit l'indépendance de l'autorité judiciaire et que son article 66 fait de cette autorité la gardienne des libertés individuelles.

La commission des finances a donc préconisé le regroupement dans une seule mission des juridictions judiciaires et administratives, ce qui n'empêcherait pas, bien au contraire, la nécessaire adaptation de certaines règles budgétaires à leurs spécificités.

En réponse à certaines interrogations exprimées au sein des juridictions judiciaires, le 23 mai 2005, votre prédécesseur, Dominique Perben, a indiqué que le Premier ministre lui avait exprimé son accord « pour poser le principe qu'il n'y ait plus de gel imposé aux juridictions judiciaires, au même titre que pour les juridictions administratives et financières ». En d'autres termes, un même régime financier spécifique serait accordé aux juridictions financières, administratives et judiciaires. Celui-ci les protégerait en particulier de mesures de gel.

Ces assurances ne semblent pas avoir atténué l'émotion ressentie au sein de certaines juridictions. C'est pourquoi il me semble que la situation nouvelle a brouillé quelque peu l'image de la LOLF dans les juridictions judiciaires.

Quoi qu'il en soit, pouvez-vous nous indiquer très précisément, monsieur le garde des sceaux, quelles règles dérogatoires seront accordées aux juridictions judiciaires ? Des textes en ce sens seront-ils pris et, si oui, leur publication interviendra-t-elle avant l'ouverture de l'exercice budgétaire 2006 ?

Le temps me manque pour évoquer aussi longuement qu'elle le mériterait la déconcentration : certains se demandent si la LOLF ne va pas parfois conduire à une reconcentration, ce qui serait alors pour le moins paradoxal.

Il est possible que le sentiment d'une reconcentration au niveau des cours d'appel, sentiment exprimé par certains magistrats que j'ai rencontrés et dont je rends compte dans mon rapport d'information, corresponde à une insuffisance de capacité de gestion au niveau des tribunaux de grande instance. Il me paraît nécessaire, pour répondre à cette préoccupation, que ces tribunaux « fassent le poids » en termes de capacité de gestion et puissent ainsi contribuer à un dialogue de gestion renforcé avec les cours d'appel.

J'ai tenu à recueillir le sentiment des coordinateurs et des personnels exerçant au sein des services administratifs régionaux, les SAR, que j'ai rencontrés. Il me semble que ces acteurs de terrain témoignent d'une réelle volonté de répondre aux changements de procédure induits par la LOLF, quelle que soit la difficulté de la tâche. En revanche, coordinateurs et personnels exerçant dans les SAR expriment quelques inquiétudes quant aux moyens dont ils disposent pour répondre au « défi » qui leur est lancé.

Monsieur le garde des sceaux, vous l'avez compris, à toutes ces interrogations, nous attendons, de votre part, des réponses !

Pour conclure provisoirement, je dirai que la LOLF, dans la justice comme ailleurs, bouscule les habitudes. Les conditions accélérées de sa mise en oeuvre ne simplifient pas les choses, ne permettant pas une suffisante concertation et une bonne circulation de l'information.

Encore faut-il encourager ce mouvement et ne pas sous-estimer les frais de justice dans le projet de loi de finances pour 2006. Le signal a été fort mal compris. Je sais que vous allez remédier au problème, monsieur le garde des sceaux et, à l'avance, je vous en remercie.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion