Pourtant, la nécessité de réformer les dispositions légales relatives à la gendarmerie n’est contestée par personne. Cette réforme est d’ailleurs présentée par le Premier ministre comme majeure, historique et essentielle. Une fois n’est pas coutume, nous serons, sur ces termes, en accord parfait. Mais là s’arrêtera notre convergence d’opinion…
En effet, alors que les objectifs sont, toujours selon M. le Premier ministre, de « pérenniser le modèle de pluralisme policier à la française auquel notre nation est attachée » sans « rompre les équilibres qui permettent à la gendarmerie de remplir la fonction particulière qui lui est assignée au profit de la collectivité nationale », votre projet de loi peut, mais à court terme uniquement, sembler avantageux pour les gendarmes. Le contexte budgétaire est plus sécurisé pour le ministère de l’intérieur que pour celui de la défense, lequel est perpétuellement considéré comme la variable d’ajustement. Mais vous vous affranchissez totalement d’une vision à moyen et à long terme qui devrait caractériser tout projet politique d’envergure. Et cette réforme en est un.
Le texte que nous examinons aujourd’hui va inéluctablement et, contrairement aux ambitions affichées, fortement fragiliser, et non pérenniser, tout à la fois le statut militaire de la gendarmerie nationale, le dualisme des forces de sécurité et des moyens mis à la disposition de la justice, étrangement absente de ce texte, et le maillage territorial actuel.
Ce projet de loi vise donc à poursuivre l’évolution engagée depuis 2002 en rattachant la gendarmerie nationale au ministère de l’intérieur, tout en prétendant préserver son statut militaire.
Disons-le tout net, on engage là une évolution grave, qui conduira inéluctablement à l’adoption d’un statut civil. Pourquoi les gendarmes accepteraient-ils de conserver un statut militaire plus contraignant si, pour le reste, leur sort est comparable à celui des fonctionnaires de la police nationale ?
Je suis donc résolument hostile à cette évolution, qui, à terme, nous conduira à une gendarmerie de statut civil, comme c’est déjà le cas en Belgique, pays voisin dont il est difficile d’affirmer aujourd’hui que le maillage territorial initial n’a pas subi quelques dommages collatéraux.
Alors que cette évolution est présentée sous couvert de modernisation et de synergie des services et des deniers publics, de cohérence accrue et de simplification, nobles objectifs dont nous sommes tous soucieux, je relève, dès l’article 1er, une complexité nouvelle : on confie au ministre de l’intérieur la gestion du personnel, mais le ministre de la défense conserve les compétences disciplinaires, cependant que les mises en disponibilité d’office restent l’apanage du ministre de l’intérieur. Dans ces conditions, la gestion d’un dossier disciplinaire en interministériel sera particulièrement lourde et complexe.
Il me semble également important de s’interroger sur les conséquences, en termes d’organisation, du placement sous l’autorité des préfets des groupements de gendarmerie.
À quoi serviront désormais les généraux de gendarmerie ? À quoi serviront les régions de gendarmerie ? Va-t-on confier à des généraux de division le soin d’assurer la gestion déconcentrée du personnel, le soutien et la gestion des infrastructures ? C’est un peu court, me semble-t-il.
On peut nourrir la même crainte pour la direction générale de la gendarmerie nationale elle-même. De la même façon que la direction générale de la police nationale, la DGPN, la DGGN risque de se transformer, à l’image de la direction centrale de la sécurité publique, échelon de synthèse et d’information, en une structure dépourvue de toute autorité opérationnelle, à l’exception du planning d’emploi des escadrons de gendarmerie mobile.
Où est alors la cohérence avec l’évolution vers un statut de quatrième armée, avec, à sa tête, un directeur général général d’armée, un inspecteur général du même rang et un major général ayant rang de général de corps d’armée ?
Ces objectifs de rationalisation et de modernisation pouvaient et auraient dû être l’occasion de soulever bien d’autres questions. Comme elles n’ont pas été posées, nous n’avons évidemment aucune réponse…
Ainsi, qu’en sera-t-il du maintien des missions militaires de la gendarmerie ? Depuis l’abandon des missions de défense opérationnelle du territoire et la suspension du service national, ces missions sont résiduelles et inadaptées à l’évolution de la situation nationale et internationale.
Quid de l’avenir des missions de prévôté aux armées, qui ne correspondent plus guère à grand-chose du fait de la quasi-disparition de la justice militaire ?
On peut aussi regretter que l’on ne profite pas de ce projet de loi pour supprimer ou réformer quelques formations spécialisées de la gendarmerie nationale, telles que la gendarmerie de l’armement.
La réduction du format de la Délégation générale pour l’armement comme l’inutilité du gardiennage des établissements subsistants de ces formations spécialisées laissent à penser que les effectifs trouveraient ailleurs un meilleur emploi, évitant, par exemple, la suppression de brigades rurales.
Plus grave, avec les articles 2 et 3 du projet de loi, on renonce au principe de réquisition et, ainsi, à une disposition majeure du décret du 20 mai 1903, qui réserve à l’autorité militaire le commandement de la gendarmerie nationale, décret que l’article 8 du présent projet de loi abroge purement et simplement.
Ce décret prévoit expressément que les autorités locales, en rapport avec la gendarmerie, ne peuvent « dans aucun cas, prétendre exercer un pouvoir exclusif sur cette troupe ni s’immiscer dans les détails intérieurs de son service ».
La suppression de ce principe de réquisition constitue, vous l’aurez tous compris aujourd'hui, mes chers collègues, une pierre d’achoppement pour le groupe socialiste, notamment.
Parlons clairement : même si cette procédure de réquisition nécessite d’être toilettée, simplifiée et même, leitmotiv de ce texte, « modernisée », je ne vois pas pourquoi la suppression ou l’assouplissement de la réquisition impliquerait nécessairement la subordination aux préfets.
Dans la pratique, les préfets exercent, sans s’immiscer dans le service intérieur de l’arme, une autorité quotidienne sur la gendarmerie nationale, qu’il s’agisse de la préparation d’une visite ministérielle, d’un service d’ordre à l’occasion d’une manifestation quelconque ou d’une demande d’attention particulière à une zone ou à une forme de délinquance.
Le problème de la réquisition adressée aux généraux de région de gendarmerie ne se pose que pour obtenir le concours d’escadrons de gendarmerie mobile, parce qu’il s’agit de forces de troisième catégorie.
Il suffirait, par exemple, de déclasser ces forces pour que les préfets puissent obtenir le concours d’escadrons dans les mêmes formes que pour les compagnies de CRS, sur demande adressée à la DGGN, comme c’est le cas pour la DGPN.
On pourrait même imaginer une cellule conjointe, rattachée directement au cabinet du ministre, et chargée de la gestion des forces de maintien de l’ordre. Il existe déjà d’ailleurs un officier de liaison de la DGGN auprès du directeur général de la police nationale.
En d’autres termes, la simplification des procédures de réquisition n’implique aucunement l’acceptation de l’autorité permanente des préfets sur la gendarmerie.
Revenir sur la disposition qui lui permet de bénéficier d’une relative indépendance, garante de son éthique, c’est aligner complètement la gendarmerie nationale sur la sécurité publique, avec tous les risques de dérives possibles.