Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le prochain Conseil européen est donc appelé à se saisir des propositions de la Commission pour une « nouvelle stratégie européenne pour la croissance et l’emploi » à l’horizon 2020.
Au regard de la gravité de la conjoncture, des menaces qui pèsent sur une partie de l’économie mondiale et de la situation en Europe, pleine d’incertitudes à très court terme, cet horizon apparaît quelque peu surréaliste.
Il s’agit d’un exercice qui prend la suite du processus de Barcelone. Alors que ce dernier devait bâtir l’économie de la connaissance la plus compétitive, chacun s’accorde à dire qu’il a été un échec.
Y-a-t-il, dans les propositions formulées, des raisons d’espérer que ce nouveau programme à dix ans sera un succès ?
À vrai dire, la réponse est non.
La faute n’est pas imputable à ses auteurs, qui présentent des propositions solides et réalisables, même si quelques améliorations peuvent être suggérées. La réussite viendra non pas de la pertinence d’un programme, sur lequel tout le monde est à peu près d’accord, mais sur la capacité à le mettre en œuvre et à atteindre les objectifs fixés.
En effet, préconiser des programmes de recherche-développement, de formation professionnelle et de développement du numérique, viser une croissance durable, de promouvoir des politiques, notamment industrielles, tournées vers l’emploi et la lutte contre la pauvreté, au travers de cinq objectifs, trois priorités et sept initiatives phares, tout cela ne devrait pas soulever beaucoup d’objections. On peut néanmoins s’étonner qu’une politique représentant aujourd’hui 40 % du budget communautaire, la politique agricole commune, ait été passée sous silence, au moins dans un premier temps.
En réalité, les vraies questions sont ailleurs et doivent être posées aux chefs d’État et de gouvernement.
Tout d’abord, est-on prêt à réformer significativement la gouvernance de l’Europe ?
Les dirigeants européens, épuisés par dix ans d’efforts pour réformer les institutions, tenter de bâtir une Constitution, puis élaborer le traité de Lisbonne, espéraient bien en avoir fini pour longtemps avec les institutions. Or, s’il n’est certes pas nécessaire de songer déjà à un nouveau traité, la pratique des institutions continue à poser problème, d’une part, en raison du choix qui a été fait dans la mise en œuvre du traité de Lisbonne, et, d’autre part, parce que la crise a montré combien l’absence de gouvernement économique était dangereuse, en particulier pour la zone euro.
Ensuite, il convient d’identifier qui gouverne en Europe, parle en son nom et la symbolise. Est-ce le président permanent du Conseil, le président semestriel, le président de la Commission ? S’agit-il des trois à la fois, ou encore des chefs d’État les plus en vue parmi ceux de nos vingt-sept États membres ?
Cette confusion n’est pas uniquement formelle ; elle traduit une hésitation fondamentale, bien connue, entre deux conceptions de l’Europe présentes dès les premiers élargissements, autrement dit entre une Europe intergouvernementale, celle du libre-échange et des politiques simplement coordonnées, et une Europe puissance, à visée fédérale, dotée de politiques communes intégrées.
Depuis plusieurs années, c’est vers la première formule que les chefs d’État se sont laissé entraîner, sous l’effet conjugué d’un regain de nationalisme dans nos États, des élargissements successifs, des divergences croissantes de compétitivité, du choc de la mondialisation.
Or la crise que nous subissons pose de nouveau la question. On entend parler de gouvernement économique, de fédéralisme budgétaire de la part de personnalités qui ne s’étaient pas manifestées, jusqu’ici, par un tel élan européen.
Effectivement, l’exigence à la fois d’une réduction des écarts de compétitivité, d’un rapprochement des structures économiques de nos pays, d’une maîtrise concertée et transparente de nos dettes, d’un rapprochement de nos fiscalités, de l’élaboration de politiques communes significatives dans les domaines de la recherche ou de l’énergie, par exemple, est réaffirmée clairement, au moins au sein de la zone euro. Ces objectifs ne seront jamais atteints avec les pratiques actuelles, qui consistent à faire confiance à la simple coordination des politiques.
Certes, la réponse à la crise a été pour le moment rapide et bien ciblée. Mais c’est l’urgence et la gravité de la situation qui l’ont permis. Cette crise montre qu’en créant une monnaie unique certains pays ont choisi la voie de l’intégration sans toutefois en tirer toutes les conséquences. Si l’on voulait en rester à l’Europe intergouvernementale, il n’était pas nécessaire de créer l’euro.
Mais l’euro est là, et a montré tous ses avantages. Il se situe dans une logique de puissance. Le point de non-retour est atteint : moins d’Europe serait beaucoup plus dangereux que plus d’Europe. Par conséquent, il est devenu plus que jamais impératif de continuer sur la voie de l’intégration.
Tous les pays de l’Union n’y sont pas prêts ; prenons-en acte et avançons avec ceux qui le veulent. L’alignement sur les plus sceptiques n’est plus compatible avec le rythme de la mondialisation.
Il faut faire évoluer l’architecture de l’Europe, sans drame, sans nouveau traité, avec pragmatisme, en accord, explicite ou tacite, avec les Vingt-Sept, en se fondant sur les réalités que nous observons.
Parmi ces réalités figure d’abord, comme cela a déjà été dit à de nombreuses reprises dans cet hémicycle, l’indispensable couple franco-allemand, qui se révèle une fois encore le moteur de la construction européenne.
Ce couple rencontre des difficultés : des économies différentes, des appréciations divergentes, des chefs d’État qui, en raison de leur âge ou de leur origine géographique, n’ont pas connu l’ambiance et l’élan des origines, un contexte mondial profondément modifié sont autant de défis pour l’entente franco-allemande.
Il faut chercher, sans se lasser, les voies du rapprochement pour deux peuples qui sont devenus le moteur de l’histoire européenne.
Les quatre-vingts propositions que vous avez élaborées, monsieur le secrétaire d'État, avec votre homologue allemand, et qui ont été approuvées par la Chancelière et le Président de la République, marquent une réelle volonté et constituent un cadre parfaitement adéquat pour agir.
Je suis heureux de saluer le premier élément de sa mise en œuvre, à savoir la réunion, tout à l’heure, à la veille du Conseil européen, de députés et sénateurs français sous votre présidence, en présence de votre homologue allemand.
Le travail qui reste à faire est important : pour y contribuer, il convient d’afficher un peu plus de concertation préalable et de rigueur budgétaire, d’un côté, et un peu moins d’intransigeance, de l’autre.
Tout cela est d’autant plus vrai que les efforts sont partagés. L’Allemagne peut, à juste titre, revendiquer une politique budgétaire très sérieuse et des réussites à l’exportation. Mais l’Europe tout entière a participé aux efforts de la réunification allemande, et les performances de notre partenaire à l’exportation ne seraient pas ce qu’elles sont sans le niveau d’investissement et de consommation des autres pays européens.
J’en viens maintenant à la situation de la zone euro. Celle-ci ne peut être qu’à visée fédérale : que ceux qui y ont adhéré et ne l’auraient pas compris fassent leur choix.
Dans le contexte actuel, il est indispensable que la zone euro renforce sa cohésion et s’attache à la mise en place progressive d’une gouvernance économique renforcée, qui, au fil des jours, deviendra un vrai gouvernement économique.
Il s’agit non pas de porter atteinte à l’indépendance de la Banque centrale, mais, au contraire, de faire en sorte que celle-ci ne soit pas acculée à sortir de son orthodoxie, comme elle y a été contrainte. En tout cas, il est parfaitement utopique d’imaginer que les objectifs pour 2020 pourront être atteints en conservant les méthodes actuelles.
Deux voies seulement s’offrent à l’Europe : le retour aux nationalismes et aux individualismes, c’est-à-dire, à terme, à sa relégation, voire à sa disparition ; ou la voie de l’intégration et de la puissance.
Qui peut croire, en effet, que la régulation budgétaire, la réforme du pacte de stabilité, la réduction des écarts de compétitivité, l’augmentation régulière du budget de l’Union, accompagnée par des transferts de souveraineté pour développer des politiques communes comme celles de la recherche ou de l’énergie, pourront se faire au rythme qu’impose la mondialisation, avec l’état d’esprit et les méthodes d’aujourd'hui ?
Le Président de la République et la Chancelière n’ont pas trouvé d’accord formel sur ce point lors du dîner qui les a réunis hier soir.
Ce n’est pas grave s’il ne s’agit que d’un désaccord de forme et de nuance, ou de la crainte de créer une fracture entre les Seize de la zone euro et les autres. C’est plus problématique s’il s’agit d’une divergence de fond qui se creuse progressivement sur ce que doit être l’Europe et sur le temps qui nous reste pour la construire et exister au sein de la société internationale.
Le renforcement de la zone euro, ainsi que les réunions régulières des seize chefs d’État n’excluent pas les Européens du troisième cercle, ceux de la zone de libre-échange, de la coordination souple, des politiques à la carte, telles que celle de la défense avec la Grande-Bretagne, et des positions communes au niveau international, en particulier au G20 pour promouvoir la régulation financière internationale.
S’agissant du G20, le programme annoncé montre l’écart des situations dans les différentes parties du monde. Il n’est question que de conforter la relance, de lutter contre le protectionnisme, de faire le point et de poursuivre la régulation financière, d’entendre les préconisations du FMI.
La question des déficits budgétaires, si cruciale en Europe, ne semble pas occuper une grande place, en tous les cas officiellement.
Quant à la taxe sur les transactions financières, qui sera proposée par la France et l’Allemagne, il faudra certainement plusieurs G20 pour convaincre, si l’on en croit les déclarations de plusieurs responsables gouvernementaux, dont la dernière en date est celle du ministre des finances du Canada.
Le prochain Conseil européen portera autant sur la préparation du G20 que sur le règlement d’affaires intérieures européennes. Se tenant à un moment extrêmement délicat pour notre continent, où chaque jour peut être marqué par l’annonce d’une catastrophe, il devrait être l’occasion de prendre appui sur les réalités économiques budgétaires, financières, diplomatiques et politiques pour avancer avec pragmatisme, tout en privilégiant, en arrière-plan, un schéma clair, propre à assurer la meilleure organisation possible de notre continent.
En ayant toujours à l’esprit cette Europe des cercles concentriques à trois niveaux, nous prenons en compte de façon réaliste la situation de l’Europe telle qu’elle est, sans renoncer à l’ambition des origines : bâtir une puissance mondiale au service d’un idéal de paix, de liberté et de démocratie.
Le fait que le monde ait profondément changé n’a pas pour autant rendu obsolètes les objectifs de départ. Au contraire, la mondialisation nous pose un défi majeur et nous place face à une alternative : exister dans le monde en tant qu’acteur ou changer de division et devenir une poussière d’États insignifiants, sans croissance, sans pouvoir et sans avenir !